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Rue d’Aubagne, et après ? (2)

 

Quelles solutions, mesures ou aménagements imaginer pour éradiquer l’habitat insalubre et assainir le dossier du logement ? Pour restaurer le centre-ville marseillais sans le gentrifier ?

15 jours après ce drame humain effroyable et ses conséquences directes (les évacuations) sur une population fragilisée, Marcelle a sollicité l’avis d’experts : #1 une spécialiste de la data, #2 un militant associatif, #3 le sociologue Jean Viard, #4 un collectif de chercheurs en sciences sociales et #5, une haut-fonctionnaire d’un OPH (office public de l’habitat) parisien.

Autant de contributions et d’éclairages différents, édifiants et passionnants. Qui valent pour Marseille mais aussi pour n’importe quelle ville.

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#4 « Marseille versus Saint-Denis (93) ? Une autre politique du logement est possible ! »

Gwenaëlle Audren, Virginie Baby-Collin, Antonio Bonafede, Florence Bouillon, Mathilde Costil, Assaf Dahdah, Agnès Deboulet, David Mateos Escobar, Hélène Jeanmougin, Johanna Lees. Chercheur.e.s en sciences sociales (aménagement, anthropologie, géographie, sociologie), auteur.e.s d’un rapport de recherche intitulée Ville ordinaire, citadins précaires : transition ou disparition programmée des quartiers tremplins ? conduite en 2017 dans le centre-ville de Marseille, à Belleville, Saint-Denis et Ivry-sur-Seine, pour le compte du Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et pour le Ministère du logement (programme PUCA).

 

« La tragédie de la rue d’Aubagne était annoncée, l’imminence du péril connue de tous, a fortiori de la Mairie de Marseille, elle vers laquelle se dirigent les regards comme les pas des manifestants de la marche blanche, puis de la marche de la colère, la semaine dernière sur le Vieux Port.

Le rapport de Christian Nicol, commandité par la Ministre du logement, fréquemment cité ces derniers jours, soulignait en 2015 que 13% des résidences principales de la métropole étaient « potentiellement indignes » et présentaient « un risque pour la santé ou la sécurité de quelque 100 000 habitants ». La plupart de ces logements sont situés dans le centre ancien et les quartiers nord de Marseille. Dans les arrondissements centraux, jusqu’à 35% du parc est concerné, et la grande majorité (62% l’échelle de la métropole) des logements potentiellement indignes sont des copropriétés dans lesquelles les propriétaires ne peuvent ou ne veulent pas assumer la charge des travaux. Ils constituent alors ces milliers de logements gérés par des marchands de sommeil sans scrupules qui les louent aux exclus du logement social.

 

Les responsabilités sont également partagées 

Rue de la Palud, Marseille.

Depuis 2002, la municipalité de Marseille et l’Etat ont signé trois plans d’éradication de l’habitat indigne. Comment comprendre alors que la situation ne cesse d’empirer et que l’ampleur du logement insalubre soit telle à Marseille ? Une première réponse réside probablement dans la gabegie des équipes municipales, en particulier celles du service communal d’hygiène et de santé, dont l’incompétence semble le disputer à l’apathie. Ce ne sont plus seulement les associations locales de défense du droit au logement qui le clament, depuis des décennies d’ailleurs, mais l’Agence régionale de la santé qui établissait ce constat en septembre ainsi que le révélait le journal Le Monde daté du 9 novembre 2018. Mais les responsabilités sont également partagées puisque l’ARS elle-même, qui dépend de l’État, a pris très peu d’arrêtés d’insalubrité ces dernières années.

Si pendant des décennies la politique de laisser faire a été le fruit d’un manque de volonté politique, les instruments coercitifs des Périmètres de Rénovation Immobilière (PRI), au Panier, à Belsunce et à Noailles, ont entraîné des évictions parfois violentes, et une réduction considérable du parc d’hôtels meublés marseillais, qui héberge des populations très précaires n’ayant pas accès au logement ordinaire. Les mobilisations de l’association Un centre-ville pour tous ont dénoncé les dérives de ces opérations au début des années 2000 et ont permis à certains habitants de défendre leur droit au relogement digne via de longues batailles judiciaires. On peut aussi voir dans l’incurie politique municipale une vraie politique de la chaise vide : en laissant les immeubles vétustes en copropriété se délabrer, on peut à la limite espérer que les occupants partiront d’eux-mêmes, ce qui facilitera une reprise en main des immeubles vacants par la puissance publique. C’est ce que l’on observe dans les quartiers nord, à Parc Corot ou Kallisté, où l’on laisse de gigantesques copropriétés privées se dégrader jusqu’à ce qu’elles se vident d’elles-mêmes, et que l’on n’ait plus à assumer le coût du relogement des habitants.

 

Une dynamique de creusement des inégalités

Il faut en effet remettre ceci en perspective avec la politique de « reconquête » (le terme est de J.-C. Gaudin lui-même) du centre-ville, encouragée par la municipalité, qui conduit à un embourgeoisement partiel des certains quartiers centraux, où la gentrification de certains secteurs coexiste encore pour l’instant (mais pour combien de temps ?) avec l’appauvrissement des autres, dans une dynamique de creusement des inégalités, que l’on observe d’une rue à l’autre du Panier, mais aussi de Noailles à Thiers.

Au traitement insuffisant de l’habitat indigne, il faut enfin ajouter la très faible production de logements sociaux surtout dans le centre-ville. Selon les données du Répertoire du Parc Locatif Social de 2017, lequel permet d’observer des tendances à l’échelle de la commune, son taux est passé de 3 à 9% entre 1990 et 2012 dans le premier arrondissement où se trouve Noailles. Sur la même période, il passe de 37 à 41% dans le 16e arrondissement (dans les quartiers populaires du nord), et de 9 à 10% dans le 8e (quartiers aisés du sud). Alors que la loi SRU et le Code de la construction et de l’habitation enjoignent à un principe de solidarité et d’équilibre territorial entre les arrondissements, Marseille (où les logements sociaux sont inférieurs à 20% du parc de logements aujourd’hui – alors qu’il devrait être de 25% selon la loi) reproduit les inégalités anciennes de son territoire, et n’investit guère le centre-ville.

 

Une production de logement social exclusive

Rue d'Aubagne, et après ? (2) 1
Rue de l’Académie, Marseille

Plus encore, sur la période 1990-2017, la production de logement social favorise les tranches de revenus supérieurs des demandeurs (plafonds PLUS et PLS), et moins de 7% de la production du logement social du premier arrondissement concerne les populations les plus fragiles (revenus inférieurs aux plafonds PLAI – prêts locatifs aidés d’intégration). Or, plus des trois-quarts des demandeurs y ont des revenus inférieurs aux plafonds PLAI (données Ministère du logement et de l’habitat durable, 2016). Non seulement la production de logement social est notoirement insuffisante, notamment au regard des objectifs affichés dans le PLH 2012-2018, mais elle contribue à exclure les publics les plus fragiles en se concentrant sur ses segments les mieux pourvus.

Le difficile accès au logement social ordinaire est donc l’une des causes expliquant l’importance du logement indigne dans le centre-ville. Cette insuffisance de logements bon marché favorise une attitude complaisante de la mairie envers les marchands de sommeil, qui entretiennent de fait les segments les plus vétustes et dégradés d’un parc de logement social de fait, pis-aller nécessaire au logement des précaires. Parallèlement, la politique de réhabilitation et de « reconquête » contribue à repousser logeurs et locataires derrière les rails de la gare, dans le 3è arrondissement, déjà l’un des secteurs plus pauvres de France, où la précarité du logement est accentuée par la présence de nombreux squats et de bidonvilles.

 

Saint-Denis : du volontarisme en politique

Les auteur.e.s de ce texte ont participé à un collectif de recherche qui a travaillé pendant deux années (2015-2017) sur les transformations des espaces populaires affectant l’hypercentre de Marseille ainsi que les quartiers de Saint-Denis gare, d’Ivry-Confluence et de Belleville (Paris 20ème). Le centre-ville de Saint-Denis et Noailles ont en commun une présence importante d’un parc dégradé et insalubre, qui loge des populations précaires, souvent issues de l’immigration. Pourtant, le contraste entre les deux territoires est réel : là où la mairie de Marseille se signale par sa passivité, la municipalité communiste de Saint-Denis a pris à bras le corps cette question du logement insalubre, et des dangers qu’il fait courir aux habitants.

En 2008, Saint-Denis commandait un rapport dont les résultats sont alarmants : le taux de parc privé potentiellement indigne y est évalué à 30% sur la ville (soit 5900 logements), et à plus de 45% sur certains îlots du centre-ville. Entre des investisseurs qui cherchent une rentabilité maximale (et ne votent pas les travaux), des petits propriétaires qui n’ont pas les moyens de faire les travaux, des syndicats de copropriété défaillants, des lots squattés, le tableau est sombre et les services de la Ville se sentent démunis (avec des procédures de péril et d’insalubrité souvent non suivis d’effets). Mais ce rapport est un véritable électrochoc pour les élus, qui prennent conscience des limites des politiques précédemment mises en place, mais aussi des mécanismes de dégradation.

 

Un rapport qui agit comme un électrochoc

La municipalité repense son approche de cette question, prenant exemple sur Paris : être plus coercitive envers les propriétaires et se montrer plus volontariste dans la lutte contre l’habitat insalubre. Elle réforme ainsi le service en charge de l’hygiène de l’habitat pour créer une mission « habitat indigne », qui regroupe aussi bien les agents en charge de l’insalubrité (qui appartenaient au service d’hygiène) que les architectes en charge des situations de péril, et met l’accent sur la formation des agents. Elle adopte également une stratégie face aux arrêtés : ne plus regarder uniquement le logement mais l’immeuble dans son entier, s’assurer du suivi des arrêtés et avoir recours aux travaux d’office quand les travaux ne sont pas réalisés. En 2017, la ville a ainsi pris 24 arrêtés de péril imminents, 40 arrêtés d’insalubrité, et a évacué 8 immeubles.

 

Une politique active de construction de logements sociaux

Saint-Denis profite également du lancement des Programmes Nationaux de Requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) mis en place en 2010, qui, liés à une OPAH, lui ont permis là aussi d’allier des aides financières aux propriétaires pour réaliser les travaux à la possibilité pour l’opérateur d’acquérir les immeubles trop dégradés, ou ceux dont les travaux ne sont pas réalisés. Sur les deux périmètres PNRQAD, 28 immeubles ont été acquis (soit 293 logements) et 471 logements sont construits (ou en cours), dont 25% de logements sociaux et 23% d’accession sociale à la propriété. En effet, et c’est là encore une différence majeure avec Marseille, la ville de Saint-Denis a une politique active de construction de logements sociaux (40% sur la ville).

Toutefois, les programmes volontaristes nous enseignent deux grandes leçons. Les procédures sont longues, complexes et coûteuses et n’empêchent pas, à Saint-Denis par exemple, la persistance de situation d’insalubrité. La résorption de l’habitat indigne est un choix politique de très longue haleine et peine à aboutir lorsque les populations pauvres qui y sont « coincées » n’ont pas de trajectoire alternative, car le pourrissement n’a pas empêché le maintien des pans les plus démunis de la population, dont témoigne aussi le cas marseillais. Cet habitat subsistera tant que ne sera pas pris à bras le corps la question du logement des plus pauvres et leur place dans les métropoles.

 

L’épineuse question sensible du relogement

Deuxième conséquence, les politiques volontaristes interviennent dans un souçi de sécurisation des populations les plus exposées aux risques, sans toutefois tenir compte du coût matériel, humain et social du relogement. Les populations expropriées (pour les propriétaires), relogées (pour les locataires avec bail), expulsées (pour les sous-locataires, hébergés, squatters) sont mises à l’écart de tout processus de consultation et considérées comme des bénéficiaires et non des acteurs de la requalification. Dans les municipalités d’Ile de France, cela veut dire que les bénéficiaires réels auront droit au logement social dans la ou les communes voisines mais sans préjuger où (et de façon rarissime dans le même quartier) et que beaucoup disparaîtront des écrans radar du centre-ville pour se reloger dans d’autres squats, taudis. Le problème est particulièrement aigu dans ces villes qui sont aussi des lieux d’accueil de populations migrantes et précaires (+19% d’hommes à Aubervilliers dans la dernière période intercensitaire pour prendre le cas le plus flagrant). Les politiques de requalification invisibilisent les invisibles et ce faisant contribuent à perpétuer le problème. Certes les données sont complexes mais un véritable changement de cap est nécessaire avec des réflexions en amont coordonnées avec les sciences sociales et le tissu associatif impliqué.

 

De la volonté politique…

Il existe toute une palette d’outils et d’instruments techniques mobilisables pour lutter contre l’habitant indigne, dont s’est dotée la puissance publique…. Mais dont la Mairie de Marseille ne s’est saisie qu’avec parcimonie. Il faut une forte volonté politique pour mettre les moyens techniques, financiers, humains, des acteurs de la métropole, en partenariat avec les autres acteurs du territoire, au service d’une requalification digne de ce nom, qui respecte le logement des plus fragiles en leur proposant non pas une fuite vers des quartiers plus éloignés ou sur des segments aussi voire plus précarisés du logement, mais des solutions de maintien sur place qui passent aussi par une production de logements sociaux pour les plus petits revenus. Ce qui est difficilement compatible avec une politique affichée de « reconquête », qui peine d’autant plus à voir le jour à Marseille que la ville reste pauvre, et socialement très fragmentée. »