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Comme l’amour, le théâtre peut être gratuit

Par Nathania Cahen, le 6 décembre 2018

Journaliste

Timon d'Athènes de la compagnie belge De Roovers. Au Bois de l'Aune les 23 et 24 avril @Stef Stessel

Tout est atypique dans l’histoire du théâtre du Bois de l’Aune. Le parcours de son directeur, Patrick Ranchain. La destinée de cette ancienne salle polyvalente engoncée dans le quartier populaire de Jas-de-Bouffan. La ville qui le gère, la bourgeoise Aix-en-Provence. Et le choix de la gratuité, modèle unique dans l’hexagone.

 

Il y a du cow-boy dans Patrick Ranchain. De l’espèce qui défriche de grands espaces en portant un regard bienveillant sur ses congénères. De la trempe de ces individus curieux et iconoclastes, capable de quitter un habit de scientifique pour passer dans le champ de la culture. Dans une autre vie, le bonhomme a été biochimiste. Il a failli prendre la direction d’un master de management dans le domaine des transferts de technologie puis a bifurqué en fin de compte. Il a un peu la nostalgie des années 90 qu’il brosse à grands traits comme un Far West culturel, paysage un peu brouillon où tant reste à imaginer, où rien n’est encore formaté. À Marseille, il côtoie alors ses vieux amis, Alain Fourneau, à la tête du théâtre des Bernardines, et Hubert Colas, qui vient de mettre en scène sa pièce Nomades, sur le toit de la Cité Radieuse.

 

Soirée de lancement avec Archi Shepp et sa troupe

Approché par la mairie d’Aix, en marge de toute considération politique, il délaisse donc les sciences et accoste salle du Bois de l’Aune. C’est que 2013, ce temps fort Marseille-Provence capitale de la culture, se profile. Et Maryse Joissains cherche les moyens de transformer sa ville en vitrine arty et culturelle, à la hauteur de son rayonnement.

Les débuts sont fragiles, il faut tâtonner, il n’y a pas de feuille de route. « Ce sera juste quelques spectacles, pas une véritable saison », glisse Patrick Ranchain. Cette non-saison est néanmoins inaugurée avec Archie Shepp, saxophoniste star du jazz américain. Pas vraiment un inconnu. Commentaire amusé : « Je ne sais pas faire dans le socio-culturel. Et pour moi, ses textes sur les Black Panthers font d’Archie un des premiers slameurs ». Un « jazz Lab » émerge dans la foulée, pour une série de master classes avec la crème des musiciens et les jeunes du quartier, contactés grâce aux fiches compilées dans un gros classeur trouvé sur place. « Et il y a eu adéquation entre cette proposition artistique et le population ».

 

« Gratuit, ça n’est pas la panacée »

Ce qui s’appellera bientôt le « théâtre » du Bois de l’Aune s’est ouvert ainsi, avec du participatif et des subventions. Gratuit par principe, par défaut et par volonté politique de la ville d’Aix, en l’occurrence de l’adjointe en charge de la culture, Sophie Joissains.

Comme l’amour, le théâtre peut être gratuit 4Une position singulière, que Patrick Ranchain va assumer. « Gratuit, ça n’est pas la panacée. Ça ne suffit à faire venir les gens, il faut aller chercher, les accompagner ». Et puis le lieu. Le quartier ayant un peu la réputation d’un coupe-gorge, les autres Aixois n’osaient pas s’y aventurer. Les premiers spectateurs sont donc venus en voisins, abordés dans la rue, ou informés via les associations du coin.  Parfois issus des communes alentours.

La gratuité permet de donner la possibilité et l’envie de venir au théâtre à des gens qui ne pouvaient pas jusqu’alors. Soit un tiers du public. « Attention, l’idée n’est pas de créer un ghetto, pas de travailler pour les pauvres mais pour tout le monde, insiste le directeur de la structure. Ça fait venir et revenir ». Et de citer un titre éloquent du médecin poète portugais, Miguel Torga, « L’universel, c’est le local sans les murs ». Du coup ça mixe, « des gens vraiment à la rue, des lycéens, des élus, des super cossus, des gens appartenant à des associations comme Femmes debout. « Je crois à la sortie théâtre, poursuit Patrick Ranchain. Je vois les riverains des Pléiades*, ils sont fidèles, viennent à chaque représentation, s’habillent pour l’occasion ». Il met un point d’honneur à toujours être là pour les accueillir, pas seulement les soirs de première. « C’est comme recevoir à un dîner chez soi. Quand les invités arrivent, on est là pour les accueillir ! Et c’est un plaisir. »

 

« L’amour tarifé est-il meilleur ? »

La plupart du temps, le théâtre fait salle comble, en dépit d’une programmation pointue, « exigeante, un adjectif qui n’est en rien antinomique avec populaire. Les spectacles en eux-mêmes m’intéressent moins que les démarches artistiques et les personnes. Des liens, de vieilles fidélités, nouées par exemple avec les Flamands de TG Stan ». Parmi ses artistes fétiches, quelques régionaux également, comme Christian Mazzuchini, François Cervantès ou Paul Pascaud.
Comme l’amour, le théâtre peut être gratuit 5On demande si la gratuité n’entame pas le respect, le civisme. La réponse fuse : « L’amour tarifé est-il meilleur ? » Mais des règles ont été érigées, comme la réservation pour 2 ou 3 personnes maxi, un rappel systématique par mail, une ouverture des réservations jamais plus de deux mois avant le spectacle, pour les étourdis, et du surbooking parfois. « Les gens qui ne viennent pas, ce n’est pas une spécificité Bois de l’Aune. C’est un problème que rencontrent tous les théâtres ! » Il ajoute : « Nous avons de beaux fauteuils rouges, qui demandent de l’attention, qui tiennent l’incivisme en respect. Et très peu de chewing-gums collés dessous ! » Avant de renchérir : « Par-dessus tout, nous jouissons d’une belle qualité d’écoute, qui étonne souvent les artistes ».

En 2014, l’association des Amis du Bois de l’Aune se monte. Avec une belle dynamique et une sociologie atypique, des notables, des habitants du quartier. Un soutien de la première heure, un relais, un regard, et des discussions sur la programmation. Josy Richez en est aujourd’hui la présidente, secondée par son époux Gérard. Un couple d’universitaires à la retraite, qui vient du quartier Pont de Béraud, à l’autre bout de la ville. « Nous avons été tellement emballés en découvrant la programmation et l’accueil, qu’il nous a semblé important de manifester notre enthousiasme. Pour soutenir le théâtre et son équipe ». Bien-sûr, je pose la question : et si c’était payant ? « Je viendrais. Mais je connais nombre de personnes que la gratuité a fidélisés. Il existe aussi une grande pauvreté ». Elle réfléchit et ajoute : « Je ne suis pas sûre que j’aurais payé pour voir tous les spectacles, notamment certains dont nous n’avions jamais entendu parler, qui sont très étonnants et que Patrick Ranchain nous a donné à découvrir. En cela, la gratuité est une ouverture ». Les Amis sont aujourd’hui 150, discrets mais engagés, bardés d’exemplaires de la saison qu’ils distribuent généreusement.

 

Un espace propice à la culture, à la rencontre, au lien social

Comme l’amour, le théâtre peut être gratuit 6La gratuité s’accompagne d’un état d’esprit, d’une proximité. Patrick Ranchain voit son théâtre comme une agora, lieu de passage, de conversations, de lien social. Le hall est ouvert dès 10 heures le matin, et certains ont pris l’habitude de s’approprier l’espace pour discuter, ou se retrouver autour de jeux de société. Des cafés gourmands s’y tiennent certains après-midis, avec des habitants des résidences alentours. Ces rencontres ont nourri un projet de restaurant, entre bistrot et café du commerce, qui devrait accueillir le public dès la prochaine rentrée.

Changer la formule pour un théâtre payant ? Les collectivités y sont certainement favorables, mais pas tous les élus de la ville d’Aix, dont la subvention se monte à plus d’un million d’euros, ce qui en fait le financeur numéro 1**. « Nous sommes cependant sur la voie d’une régie autonome qui, courant 2019, nous permettra de revendiquer une éventuelle labellisation, de diversifier l’origine des aides et obtenir, par exemple, le soutien financier de l’ONDA (Office national de diffusion artistique) assujetti à l’existence d’une billetterie. Car beaucoup ignorent ou oublient que l’achat d’un billet ne suffit pas à payer un spectacle… ».

Le Bois de l’Aune grandit, évolue, réfléchit. Une forme hybride entre gratuit et payant ? L’imagination occupe une place à part dans ce théâtre singulier, elle saura bien résoudre l’équation.

* Les Pléiades est une résidence sociale qui accueille des personnes isolées à faibles ressources

** Les autres subventions émanent de la DRAC (40 000 euros), fidèle depuis la première heure, et de la Région (30 000 euros)

 

Bonus

  • Cette saison, le théâtre du Bois de l’Aune propose 25 spectacles répartis sur 55 séances. Du théâtre, du cirque, de la danse et des marionnettes.

 

  • Un contrepoint avec Francesca Poloniato, directrice de la Scène nationale du Merlan, à Marseille, membre du comité Eurêka de Marcelle, qui n’est pas favorable à la gratuité : « Comme pour une psychanalyse gracieuse, le théâtre gratuit selon moi ne vaut rien. En revanche, je juge important d’établir des tarifs qui sont fonction des moyens des publics ; chez nous par exemple, le prix du billet s’échelonne de 3 à 15€ – c’est très correct par rapport à certains tarifs complètement dingues. Et la dame qui paie 3€ se réjouit de les avoir dépensés à bon escient. Il nous arrive d’offrir un moment, comme le lancement de saison, mais pas tous les moments ! Les artistes travaillent, ils ne sont pas bénévoles et doivent être rémunérés pour leur travail, qui a une valeur. Les subventions, c’est de l’argent public ».

 

  • Ailleurs : Des modèles sont inspirants, comme la carte mensuelle illimitée qui coûte entre 7 et 12€ au MC93 de Bobigny. Au TNS (Théâtre national de Strasbourg), « L’autre saison » propose des rencontres, lectures et spectacles petit format gratuits.
  • Et pourquoi pas des places de théâtre suspendues ?