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Immigration : ne pas laisser la mémoire flancher

Par Nathania Cahen, le 12 février 2019

Journaliste

Photo Jacques WINDENBERGER

C’est parce que nos livres d’histoire recèlent trop d’angles morts et de non-dits que l’association Ancrages œuvre à mettre en lumière les épisodes liés à l’immigration, depuis l’Afrique mais aussi l’Europe. À les inscrire dans notre patrimoine national commun.

 

Immigration : ne pas laisser la mémoire flancher 1
Samia Chabani

Une partie de l’équipe migrera bientôt dans le nouveau local retenu au sein de Coco Velten (ce tiers-lieu qui veut brasser les populations et les idées). Mais pour l’heure, c’est dans le 16e arrondissement de Marseille, non loin du cinéma l’Alhambra, que je retrouve la sociologue Samia Chabani. Elle est de l’équipe de la première heure, ces chercheurs et acteurs de terrain qui, en 2000, ont pris l’initiative de créer le centre de ressources Ancrages, de jeunes parents que taraudait la question de l’héritage culturel. « Il était nécessaire de régler cette question de légitimité. À Marseille notamment, où la question de l’immigration s’arrête aux Italiens, voire aux Arméniens » – à ces « groupes glorieux » comme les a définis son confrère Cesare Mattina.

 

L’immigration en France, sujet oublié

Mais dans le cadre scolaire (deux heures consacrées au colonialisme en classe de Terminale), comme extra-scolaire, familial et professionnel, il est exceptionnellement fait mention de l’immigration venue d’Algérie et d’Afrique. Encore moins comme quelque chose de positif. En période d’essor économique, les immigrants ne font guère parler d’eux ; ce n’est qu’en situation de crise qu’ils se retrouvent au centre du débat public. Alors, ils ne sont plus seulement des travailleurs invisibles exerçant souvent les tâches les plus rudes, ou des héritiers de l’immigration identifiés par leur appartenance sociale, mais se transforment en un groupe social à part, dont l’identité, la culture propre mettent en cause la culture et la cohésion nationale. « Les recherches existent. Avec Émile Temime, Marseille a compté un grand historien, parmi les rares à s’être penché sur le sujet. Il existe des écrits, mais peu relayés. Or pour les personnes issues de l’immigration, il est crucial de rétablir cette légitimité ». Et de citer le sociologue Pierre Bourdieu, auteur d’une préface sensible pour le recueil d’analyses posthume (La double absence, Ed Liber-Seuil) de son confrère Abdelmalek Sayad (1933-2008) : « Ayant connu lui-même l’émigration et l’immigration, dont il participait encore par mille liens familiaux et amicaux, Abdelmalek Sayad était animé d’un désir passionné de savoir et de comprendre, qui était sans doute avant tout volonté de se connaître et de se comprendre lui-même, de comprendre ce qu’il en était de lui-même et de sa position impossible d’étranger parfaitement intégré et pourtant parfaitement inassimilable. Étranger, c’est-à-dire membre de cette catégorie privilégiée à laquelle les vrais immigrés n’auront jamais accès, et qui peut, dans le meilleur des cas, cumuler les avantages liés à deux nationalités, deux langues, deux patries, deux cultures ».

 

Combler le vide et assurer la transmission 

Immigration : ne pas laisser la mémoire flancher 2Composée d’une historienne et d’une anthropologue, l’association Ancrages mise en premier lieu sur les ateliers pédagogiques, à destination des scolaires (dans le cadre du dispositif départemental Les actions éducatives) ou du grand public, avec notamment des ateliers d’éducation populaire axés sur l’histoire du peuplement de la France en général et de la région Provence en particulier. Au travers de dix thématiques différentes sont évoqués les thèmes de la migration de travail, l’histoire culturelle des Maghrébins et des Africains. Les questions de la laïcité, du genre, la place de la femme. Mais aussi la mise en lumière de parcours migratoires emblématiques d’artistes, de sportifs ou de chefs d’entreprise. On y découvre que migrer ne rime pas toujours avec libre-arbitre. Que le recours à la main d’œuvre étrangère était bien souvent organisé par le patronat et les négociants marseillais. Un document daté de 1937 pointe ainsi la présence de 85% de travailleurs immigrés dans les huileries marseillaises. On y rappelle la logique qui sévissait outre Méditerranée pour sélectionner dans les campagnes les plus malléables et les moins instruits, et s’accaparer ensuite leurs terres. L’histoire (la grande et les petites) est également au cœur de balades patrimoniales commentées, qui revisitent un épisode social ou politique du Marseille du siècle passé (la liste des prochaines balades en bonus).

 

4 000 ouvrages sur la question de l’immigration

Ancrages c’est une petite encyclopédie passionnante. Une histoire et une géographie contemporaines dont les racines trempent dans le passé, à l’image de cette cartographie sociale de Marseille où l’on découvre que les grandes cités actuelles ont positionnées là où bidonvilles et habitats auto-construits avaient été érigés à la hâte pour la nouvelle main d’œuvre bon marché. « Ici, le patronat était moins investi que dans le nord, il n’y a pas eu de corons. Et ces ghettos sociaux sont devenus des ghettos ethniques ». Sur place, un centre de ressources regroupe plus de 4 000 ouvrages articulant la question de l’immigration à celle des mémoires et des patrimoines culturels. « La transmission intergénérationnelle n’est pas évidente, on ne raconte pas ou peu l’adversité ». Il n’empêche qu’il faut lutter contre l’oubli. À ce titre, les archives, ce bien précieux, sont notamment exploitées à l’occasion d’expositions emblématiques. Leur place est cependant dans les fonds documentaires, aussi Ancrages encourage les acteurs de l’immigration et leurs descendants à remettre papiers, témoignages et photos aux Archives départementales.

Intarissable sur ce sujet cher à son cœur, Samia Chabani rappelle encore que, longtemps, chaque bord a pensé cette immigration temporaire. Puis dans les années 1980, tout le monde a réalisé que non. Non, ces familles n’allaient pas repartir mais rester. Il ne s’agissait plus seulement d’insertion professionnelle mais d’intégration. D’ancrage. C’était hier, il y a 50 ans. ♦

 

Bonus

  • À propos d’Émile Temime (1926-2008), historien Marseillais et spécialiste reconnu de l’histoire de l’immigration en France, il faut réécouter le Grand entretien (55’) avec Emile Temime, par Xavier Thomas (sur l’histoire de Marseille et de ses immigrants), diffusé le 10 juin 2007, sur Radio Grenouille (Marseille, 88.8) et lire « France, terre d’immigration » (Éd Découvertes – Gallimard)
  • Ancrages a édité un guide à l’usage des détenteurs d’archives privées de l’immigration en PACA