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Camp des Milles : se souvenir pour résister

Par Nathania Cahen, le 18 février 2019

Journaliste

Entre 1939 et 1942, la grande tuilerie aixoise a servi de camp d’internement et de déportation pour plus de 10 000 personnes. C’est, depuis 2012, un Mémorial qui se visite et, surtout, un outil de sensibilisation à la citoyenneté et à la tolérance. « Nous expliquons qu’il faut rester vigilant vis-à-vis des préjugés, des processus de désociabilisation – le rapport au groupe, à la règle. Car l’histoire nous apprend que ce sont des minorités actives qui la font basculer, d’un côté ou de l’autre », confie Cyprien Fonvielle, le directeur du site. Le message est relayé auprès de chaque visiteur. C’est beaucoup mais encore trop peu, au regard notamment des actes antisémites perpétrés ces derniers jours*.

 

Le camp des Milles : se souvenir et prévenir 1
Cyprien Fonvielle, directeur du site.

C’est au moment de se séparer, alors que nous discutons à bâtons rompus et qu’il m’explique comment, en 2009, il est arrivé à ce poste de directeur du site-mémorial du camp des Milles que Cyprien Fonvielle glisse ce qui ne pourrait être qu’une anecdote : « J’ai reçu un appel d’un officiel qui me félicitait pour mes nouvelles fonctions. Mon interlocuteur a poursuivi : mais nous ne savions pas que vous étiez juif Cyprien ! ». Il y a du Louis de Funès dans cette réplique. Autre chose aussi. Alors non, Cyprien Fonvielle n’est pas juif : « Je suis d’ascendance piémontaise catholique. Mais, comme tout un chacun, concerné par ce qui s’est passé ici. L’histoire de la Shoah questionne sur les sociétés mais aussi sur soi ou sa famille : où était-elle et que faisait-elle au moment où ce site se remplissait de prisonniers ? Où selon toute vraisemblance me serais-je trouvé, moi ? En l’occurrence, et comme tant d’autres, ma famille n’a pas collaboré. Ne s’est pas engagée non plus, optant pour la passivité ».

Le camp des Milles ?

C’est une tuilerie à l’air inoffensif, postée le long des rails en lisière du village des Milles. Et pourtant… Ce lieu a été le théâtre d’un des plus sinistres pans de notre histoire. Lors du déclenchement de la 2e Guerre Mondiale, la grande tuilerie de la famille Rastoin ne fonctionne plus. La crise est passée par là et le grand four Hoffmann est en panne. Le commandement militaire Le camp des Milles : se souvenir et prévenir 2français réquisitionne ce site de 7 hectares pour y interner ceux qu’il considère comme « sujets ennemis », principalement des Allemands et des Autrichiens. Nombre d’entre eux sont pourtant des opposants au régime de Hitler, qui ont fui le fanatisme et pensent avoir trouvé un havre de paix en France…  Les stigmates de leur passage hantent toujours l’immense bâtisse, où plus de 300 œuvres ont été recensées. Auxquelles s’ajoutent inscriptions, graffitis, dessins représentant des fleurs, des visages, des masques de commedia dell’arte, des scènes érotiques… Plus exceptionnelles encore, des fresques incroyables ornent les murs du réfectoire des gardiens, dans l’ancienne menuiserie. Une œuvre originale, collective, qui témoigne de la vie à l’intérieur du camp. Plus loin, l’aménagement dans les fours à tuiles d’un lieu de spectacle baptisé « die Katakombe » est une allusion ironique à un cabaret contestataire berlinois du même nom. Des spectacles de théâtre y ont été organisés, forme de résistance à l’absurdité de la situation. Car la vie dans le camp des Milles était redoutable, avec quatre latrines pour un lieu qui a pu compter jusqu’à 3 500 prisonniers à la fois. Les internés, entassés, dormaient à même le sol, sur d’immenses plates-formes continuellement plongées dans la pénombre, balayées par la poussière rouge et le froid qui s’engouffrait par les fenêtres disjointes. Cinq convois partiront de la gare attenante, avec à leur bord plus de 2 000 Juifs – dont une centaine d’enfants. Destination Drancy puis Auschwitz, où ils seront assassinés. Le dernier train s’ébranle le 11 septembre 1942.

Casser la distance

Le camp des Milles : se souvenir pour prévenir 2Pourquoi ce site, inauguré en 2012, est-il essentiel ? « Parce qu’il est debout, que le bâtiment se dresse là, devant nous. Témoin de ce qui s’est passé entre ses murs, il permet de s’interroger sur son rôle, sa place dans l’histoire. Et sur la mémoire. » Cyprien Fonvielle poursuit : « Beaucoup mettent de la distance, évoquent une population spécifique, à une époque spécifique. Nous cherchons avec ce lieu et son histoire à comprendre, d’une part comment de telles dynamiques peuvent se mettre en œuvre, comment des sociétés peuvent, à un moment donné, décider d’exclure et d’exterminer une partie de leur population. Et d’autre part, comment les sociétés peuvent résister ». La réflexion ne s’arrête pas à la Shoah, mais s’étend aux autres génocides perpétrés avant ou depuis, en Arménie, au Rwanda, dans l’ex-Yougoslavie, contre les Tziganes… Les histoires ne sont jamais comparables, mais les mécanismes et dynamiques, oui.

« Nous voulons donner des clés de compréhension, complète le directeur du site. Expliquer qu’il faut rester vigilant, aujourd’hui encore, vis-à-vis des préjugés, des processus de désociabilisation – le rapport au groupe, à la règle. L’histoire nous apprend que ce sont des minorités actives qui la font basculer, d’un côté ou de l’autre ».

Plus de 52 000 scolaires en 2018

C’est LE public prioritaire, les passeurs de témoin, les citoyens de demain. Passage obligé pour les écoliers, collégiens et lycéens de la région, il capte bien au-delà, au bénéfice d’accords passés avec la SNCF qui achemine gratuitement ce jeune public depuis Lille, Lyon ou Bordeaux. La visite au Camp des Milles se prépare. Avec des outils pédagogiques dédiés et la Le camp des Milles : se souvenir et prévenir 3sensibilité des enseignants. Avec le film La Vague. Avec l’intervention en amont de l’un des 14 médiateurs de la Fondation, pour un atelier qui tournera autour de la question « Moi, raciste ? » et qui montrera comment préjugés et stéréotypes construisent une pensée raciste. Même si on pense toujours faire mieux que la génération précédente… La visite s’effectue toujours sous la houlette d’un médiateur. À même de désamorcer certaines interventions – « moi je m’en fous de ton histoire de juifs, parle moi plutôt de la Palestine ». Le parcours traverse notamment l’exposition sur les 11 400 enfants juifs déportés de France, don de Beate et Serge Klarsfeld en 2012.

Il est important d’instruire le plus grand nombre sur cette histoire commune. Construites sur un modèle similaire, certaines visites embarquent des jeunes dont le parcours a pu dérailler précocement – placés sous protection de la justice ou pensionnaires d’établissements pénitentiaires pour mineurs (cet article aura une suite, un retour au Mémorial avec un groupe de l’EPM de la Valentine, encadré par le boxeur José Gomez). Pour élargir et impliquer davantage encore, une Chaire UNESCO intitulée « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires » a été créée au Camp des Milles en 2015. Une soixantaine de projets émanant de tout l’hexagone a déjà été labellisée, dont 25 l’an passé.

Élargir les publics touchés

Le camp des Milles : se souvenir pour prévenir 1Le jour de ma visite au Camp des Milles, j’ai d’abord cru que je m’étais trompée de parking ! A perte de vue des utilitaires et véhicules blancs siglés Engie. Mais pas d’erreur, ils étaient là pour un séminaire. En marge du site mémoriel, la Fondation Camp des Milles loue en effet des espaces et un auditorium. Outre des rentrées financières (qui entrent dans les 50% de ressources propres), c’est le moyen de toucher un public qui, souvent, ne serait pas venu. Tous les participants à des séminaires ou autres conventions sont invités à visiter le site et repartent avec un ouvrage pédagogique.

La prochaine exposition sera assez exceptionnelle. Dans le cadre d’un partenariat noué avec le camp polonais d’Auschwitz, elle lui empruntera de nombreux objets et documents d’archives. Surtout, elle retracera les parcours de dix prisonniers du Camp des Milles déportés à Auschwitz. Dont deux survivants.

J’ai demandé à Cyprien Fonvielle : « Comment faire quand les derniers grands témoins auront disparu ? ». La région en compte encore deux, Denise Toros Marter à Marseille et Albert Traube (qui a séjourné au Camp des Milles) à Menton. « Ils ne sont pas remplaçables, a-t-il convenu. Mais beaucoup de témoignages ont été captés, il y a des enregistrements, des vidéos. Et les témoins de témoins, ceux qui ont rencontré, interrogé, relaté… ont aujourd’hui un rôle important à jouer »

*Le 12 février, le Ministère de l’intérieur a annoncé que les actes antisémites avaient augmenté de 74% en 2018.

 

Bonus

Le camp des Milles : se souvenir pour résister

  • 21% des jeunes de 18 à 24 ans n’ont jamais entendu parler du génocide des juifs, contre seulement 2 % des 65 ans et plus : une étude réalisée par la Fondation Jean Jaurès.
  • Un film qui décrypte les mécanismes menant à l’horreur, à visionner sur place ou sur écran https://vimeo.com/159467723
  • Lors de la visite, un fascicule intitulé Petit Manuel de survie démocratique – pour résister à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme vous est remis. Au dos, résumées, trois leçons à retenir de l’histoire : 1) c’est dans les commencements qu’il faut réagir fermement 2) Chacun peut résister ou réagir, à sa manière 3) une minorité active et une majorité passive peuvent faire arriver un pouvoir autoritaire par les urnes. On peut le télécharger ici.
  • Infos pratiques : Camp des Milles, Chemin de la Badesse, Aix-en-Provence. Tél. : 04 42 39 17 11. Ouvert tous les jours de 10h à 19h. Tarif : 9,50€ – Tarif réduit : 7,50€ – Gratuit pour les enfants de moins de 9 ans et les enseignants qui préparent une visite pédagogique – Pass famille : 33€