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Peut-on creuser les inégalités scolaires alors qu’on tente de les combattre ?

Par Marc Rosmini, le 20 mars 2019

Agrégé de philosophie

« Nous sommes nombreux, parmi les professeurs de l’enseignement public, à faire face à un dilemme particulièrement perturbant : soucieux d’égalité des chances et d’équité, nous savons par ailleurs que l’institution pour laquelle nous travaillons contribue très fortement à reproduire les inégalités. Au sein de l’institution, des sections particulières ont été créées pour tenter de lutter contre certains des effets produits par les déterminismes sociaux. Pour ma part, j’ai depuis sept ans la chance d’enseigner dans la Classe Préparatoire à l’Enseignement Supérieur (CPES) du lycée Artaud, à laquelle Agathe Perrier a consacré un article précis et éclairant.

 

Grâce à ce dispositif, des élèves qui avaient été orientés vers l’enseignement professionnel (et donc, a priori, vers des études courtes) ont pu devenir ingénieurs, et accéder plus globalement à des filières prestigieuses et sélectives. À une toute petite échelle, les professeurs qui enseignent dans cette section ont donc le sentiment d’être utiles, et de lutter contre l’injustice scolaire et le processus de reproduction des inégalités. Analysé par Pierre Bourdieu dans les années soixante, ce phénomène est toujours une réalité mesurable de nos jours – on constate même que la situation, en la matière, a tendance à empirer.

Quelques exceptions dans un système structurellement inégalitaire

Toutefois, la joie de voir quelques individus échapper, grâce à la CPES, au destin scolaire qui leur était promis par les déterminismes sociaux ne peut être entière. Car ces réussites exceptionnelles, à la minuscule échelle de cette classe unique en France, ne changent pas grand-chose aux inégalités structurelles à grande échelle. Pire encore, elles pourraient facilement être instrumentalisées pour justifier l’ensemble du système, et lui donner une apparence de légitimité. « Chacun, quel que soit son milieu, peut réussir s’il le veut vraiment ». « Les jeunes de milieu populaire et issus de quartiers difficiles ont tout à fait les moyens de s’élever socialement, s’ils y consacrent assez d’énergie ». « Ceux qui réussissent sont ceux qui le méritent »… De tels jugements pourraient être confortés par la médiatisation de la réussite des étudiants issus de notre CPES. Nous faisons donc face à un singulier cas de conscience : d’une part, nous souhaitons valoriser ceux qui parmi nos élèves ont réussi à intégrer des écoles d’ingénieur et d’autres filières d’excellence ; d’autre part, nous savons que ces cas très particuliers, qui sortent des statistiques, peuvent servir d’arguments pour justifier un système profondément injuste. Ainsi, en prétendant lutter contre les inégalités, nous risquons en réalité de les pérenniser.

 

Une bonne conscience à moindre frais ?

On peut même considérer, à l’instar de Serge Guilbaud, que les dispositifs tels que la CPES du lycée Artaud ou le concours réservé aux élèves de ZEP pour intégrer Science Po constituent, pour les gagnants du système, une façon de s’acheter une « bonne conscience » à peu de frais. Non seulement ces dispositifs, par leurs dimensions modestes, peuvent relever de la charité davantage que de la justice, mais ils peuvent même servir à masquer les effets massifs des processus de reproduction en introduisant dans les grandes écoles une petite pointe de mixité sociale.

Autrement dit, et comme l’écrit François Dubet dans cette tribune, « nous faisons comme si l’accès de minorité sociales et culturelles méritantes à l’élite allaient changer l’ordre des choses. » Ces filières « de la deuxième chance » relèveraient-elles d’une logique gattopardiste (1) ? La mise en scène ostentatoire des transfuges de classe – c’est-à-dire des individus issus d’un milieu modeste ayant réussi à intégrer l' »élite » – aurait-elle pour fonction de créer un écran de fumée masquant l’immobilité de la société française ?

Le professeur de CPES est pris d’un profond malaise lorsqu’il suppose qu’il fait, lui aussi, partie de cette mise en scène qui s’inscrit dans le cadre plus large d’une croyance non questionnée à la valeur de la « méritocratie ». Comme on l’a vu, les statistiques relatives aux milieux sociaux des élèves réussissant ou échouant à l’école sont une première raison de mettre en doute cette croyance. De plus, et comme le déclare François Dubet dans un entretien, il n’y a pas de raison fondamentale de juger que le « mérite » est « juste ». Est-il certain qu’un individu plus « intelligent » (du moins face à un certain type de problèmes car il existe des formes multiples d’intelligence) ou plus ardent au travail que d’autres y soit pour quelque chose ? Peut-on prouver que certains « décideraient » de se donner les moyens de réussir alors que d’autres n’auraient pas un « désir » suffisant pour fournir le travail nécessaire ? L’idée de mérite, en effet, est logiquement liée à la croyance que nous disposons d’une liberté intérieure qui permettrait de choisir, sans être déterminé par rien, de se mettre au travail ou pas. Or Spinoza, entre autres, n’a-t-il pas défendu l’idée que cette « liberté humaine » est peut-être illusoire, et qu’elle s’expliquerait par le fait que nous sommes conscients de nos désirs (par exemple, le désir de « réussir », de « fournir des efforts », etc.) et ignorants des causes qui les déterminent ?

Reposant sur des présupposés anthropologiques et ontologiques douteux, la « méritocratie » n’en a pas moins des effets bien réels. Souvent, en surestimant la dimension individuelle des parcours, elle tend à produire d’une part des élites orgueilleuses et méprisantes et, d’autre part, des « perdants » amers et dévalorisés à leurs propres yeux. Chacun étant censé être seul responsable de ses succès ou de ses échecs, celui qui n’a pas « réussi » ne peut s’en prendre qu’à lui-même (« J’aurais dû faire plus d’efforts ») ou au hasard (« Je n’ai pas eu la chance d’être aussi intelligent que mes concurrents »), mais certainement pas à l’organisation globale de la société. Or, sans pour autant nier complètement l’existence de la responsabilité individuelle, il existe bien des raisons de mettre en question la place qui lui est accordée aujourd’hui dans notre société. Nous en avons proposé quelques-unes, avec Monique Pillant, dans cette tribune rédigée en janvier dernier pour Marcelle.

 

Les risques de la surmédiatisation des excellents parcours d’élèves issus de milieux populaires

Au final, donc, la CPES du lycée Artaud, conçue officiellement pour corriger certaines inégalités, pourrait contribuer à les creuser, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, on l’a vu, en participant à une surmédiatisation des excellents parcours d’élèves issus de milieux populaires, elle pourrait justifier le principe selon lequel il suffit de le vouloir vraiment pour pouvoir réussir. Par ailleurs, le danger serait que les étudiants qui parviennent à accéder aux grandes écoles après être passés par la CPES rejoignent à leur tour le rang des élites arrogantes qui regardent avec mépris la masse de ceux qui ont « échoué ».

Ayant conscience de ces écueils, et avec les modestes moyens qui sont ceux d’un professeur de philosophie, je tente à l’intérieur même de mes cours de combattre ces deux tendances. Tout d’abord, je les aide à interroger et à soumettre à l’analyse conceptuelle des termes tels que « mérite », « inégalités », « méritocratie », « déterminismes sociaux », « libre-arbitre », etc. Par ailleurs, je ne manque pas une occasion de communiquer aux étudiants les statistiques qui prouvent, de manière factuelle, le poids du milieu social dans la réussite scolaire des études en France. À partir de ce constat, ils ont les moyens de comprendre en quoi les individus issus de milieux modestes sont condamnés au « mérite du survivant » comme l’écrit Patrick Savidan dans Voulons-nous vraiment l’égalité ? (p. 59). Cet ouvrage, particulièrement stimulant, montre comment on peut contribuer par nos actes quotidiens à creuser des inégalités que, par ailleurs, on condamne de façon tout à fait sincère.

Tout en me réjouissant des parcours individuels hors du commun de certains des étudiants passés par la CPES, j’espère aussi que, une fois parvenus à des positions de responsabilité, ils sauront se souvenir qu’ils n’ont échappé que par « miracle » (pour reprendre le terme utilisé par Didier Eribon dans Retour à Reims) au cycle mortifère de la reproduction des inégalités. On peut même, pourquoi pas, caresser l’espoir qu’ils contribueront à bâtir une société plus juste et fraternelle. Je terminerai donc par une citation de Savidan extraite de Voulons-nous vraiment l’égalité ? (pp. 338-339), qui esquisse une telle perspective : « Le problème de l' »intégration inégale » est un champ de préoccupations obligé et urgent, si l’on veut que les individus puissent se redonner collectivement des raisons de faire confiance à la collectivité à laquelle ils s’associent, de sentir que la société et le politique ne sont pas qu’une source de perturbations, de mettre en place des dispositifs qui progressivement parviendront à apaiser le sentiment d’angoisse sociale auquel nous répondons, rationnellement et raisonnablement, par des attitudes – inégales et inégalisatrices – de solidarité plus électives. A travers cette multitude d’inflexions se dessine un projet de transformation sociale et politique radicale qui doit nous mettre en position de croire que nous pouvons enfin, sans craindre d’être joués ou desservis par le jeu social, miser sur la coopération plus que sur la compétition. » ♦

 

  • Ndrl : le gattopardisme désigne des changements spectaculaires mais en surface, pour mieux préserver le statu quo et ses fondements. Ce concept de science politique est issu de l’ouvrage Le Guépard, de Tomasi de Lampedusa.