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Pourquoi le métier d’écrivain public perdure-t-il ?

Par Agathe Perrier, le 25 mars 2019

Journaliste

Quel drôle de terme que celui d’« écrivain public ». Depuis 1835, il siège dans les dictionnaires, accompagné de la mention « personne qui rédige des lettres pour ceux qui ne savent pas écrire ». À Marseille, la fonction est exercée de façon bénévole par la centaine de membres de l’association L’encre bleue. Depuis les demandes d’indemnisation aux réponses aux huissiers – en passant par des formulaires administratifs et des courriers plus farfelus, comme les vœux aux politiciens –, en 2018, ils ont mis leur plume à disposition de 8 000 personnes ne maîtrisant pas, ou mal, la langue française.

 

Lorsque j’arrive à la Cité des Associations, au milieu de la Canebière, c’est l’effervescence. Il est à peine 9 heures du matin, horaire d’ouverture de la permanence de l’Encre Bleue, et déjà une dizaine de personnes patientent. Un ticket à la main, comme à la « sécu ». « Il n’y a qu’ici que l’on fonctionne avec cette méthode de ticket », tient à préciser Jacques Angelier, président de l’association. « On reçoit une quarantaine de personnes à chaque session, donc on s’est organisé pour que cela se passe au mieux ». Ces usagers, comme la structure aime à les appeler, ont majoritairement entre 40 et 60 ans. Ne sachant pas ou peu écrire, ni même parler correctement le français, ils sont complètement désarmés face aux démarches administratives : demande de logement, de CMU (couverture maladie universelle), d’aide aux personnes handicapées, lettre de résiliation – et j’en passe – sont autant de tâches qu’ils ne peuvent réaliser eux-mêmes. Pour autant, Danielle, écrivaine publique bénévole depuis quatre ans, précise : « On ne se substitue pas aux services administratifs. On vient en complément, faire ce que leurs personnels ne font pas car ils n’ont pas le temps de s’attarder sur les difficultés individuelles ».

 

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Une permanence à la Cité des Associations © AP

« Cher président… »

La rédaction de courrier ou le remplissage de formulaires constitue évidemment une grosse partie de ce que réalisent les bénévoles. Ils sont également là pour écouter l’histoire des usagers assis face à eux, et tenter de leur faire comprendre les rouages d’un système dont ils se sentent bien éloignés. Le tout sans qu’ils n’aient à sortir un centime, si ce n’est l’affranchissement des documents à envoyer. « Papiers, crayons et enveloppes, c’est nous qui fournissons », explique le président. Si les lettres d’amour et autres missives personnelles ont toujours été à la marge, les écrivains ne manquent toutefois pas d’anecdotes. « Un usager m’a demandé de rédiger pour lui ses vœux à Emmanuel Macron en janvier 2018 », se souvient Danielle. Et Jacques Angelier d’enchérir : « Quand Manuel Valls était Premier ministre, un monsieur m’a demandé de lui faire suivre une requête. Pour « l’amadouer », il s’adressait à lui avec un « Vous qui êtes un immigré comme moi ». J’ai trouvé ça super fort », en rit-il encore.

 

Écrivain public, un vieux métier loin d’être démodé (malheureusement)Un travail minutieux et sérieux

En 2018, 8 000 usagers ont ainsi fait appel aux services de l’Encre Bleue, contre 7 100 en 2016. 82 nationalités passent les portes de l’association, avec une majorité de Français, Maghrébins et Comoriens. Contre toute attente, seuls 4% des visiteurs ont fui des pays situés dans des zones de guerre. La plupart se rendent dans les locaux de la Cité des Associations, bien que les bénévoles assurent d’autres permanences à Marseille, Martigues et aussi Pertuis (voir bonus en fin d’article). Les nouveaux volontaires sont d’ailleurs les bienvenus. La seule condition est d’assurer au moins une session hebdomadaire d’une heure et demie. Un ancien prend alors la nouvelle recrue sous son aile, le temps d’une mini formation, « sur le tas ». « On est rapidement lancé sur le feu », explique Brigitte, adhérente depuis octobre 2018. « Mais ça ne pose pas de problème car il y a beaucoup d’entraide entre nous. Et si on ignore quelque chose, on demande au voisin. On ne prend pas de risque, on ne peut pas se le permettre par respect pour les personnes qui viennent nous voir ». Si les dossiers s’avèrent trop compliqués, l’association se permet également de renvoyer les usagers vers d’autres structures qui pourront les épauler.

Au total, une centaine de membres forment les rangs de l’Encre Bleue. Les profils sont assez variés, bien que l’on trouve une grande majorité de retraités. Mais des étudiants, de jeunes actifs ou encore des presque retraités n’ont pas attendu pour s’enrôler. Une façon pour Danielle de rendre la pareille, après une vie professionnelle plutôt aisée. Et Jacques Angelier d’ajouter : « Ces temps d’échange font du bien à tout le monde. Autant aux usagers qui sont écoutés, qu’aux bénévoles qui relativisent sur leur propre vie ».

 

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Cliquez pour agrandir © Les cahiers connexion numérique

Le chamboulement numérique tapi dans l’ombre

Le temps où l’encre des stylos noircissait les pages est toutefois bientôt révolu. Place aux ordinateurs, imprimantes et autres scanners. Avec la dématérialisation galopante, de nombreuses démarches se font désormais par internet : demandes d’allocations familiales, de logement social, de carte vitale, déclarations de revenus… Une nouveauté qui complexifie la situation des usagers. « Déjà qu’ils ne savent pas lire, ils n’ont plus personne en face d’eux pour leur expliquer quoi faire. Ils se retrouvent devant une machine, paniqués à l’idée de cliquer au mauvais endroit », soupire le président.

Ce virage numérique, l’association elle-même ne pourra en faire l’économie. Elle anticipe justement déjà l’achat de matériel informatique pour l’année 2020, ainsi qu’une réorganisation complète de ses méthodes de fonctionnement. Un gros challenge, y compris pour les écrivains publics. « Il faudra qu’eux-mêmes sachent utiliser un ordinateur et un smartphone. Car de plus en plus d’usagers viennent sans papier imprimé, avec tout enregistré dans leur mobile ». Le rôle de l’Encre Bleue se cantonnera toutefois à rédiger et remplir des formulaires sans faire de pédagogie autour des outils informatiques, car là n’est pas sa mission. « Il est certain que le besoin va être énorme et que de nombreux individus vont être laissées sur le carreau », regrette Jacques Angelier, pensant aux plus de 60 ans, complètement « paumés » devant un ordinateur. Si le futur est à la dématérialisation, il coulera encore beaucoup d’encre avant que la machine ne remplace définitivement l’homme… A.P.

 

Bonus :

  • Pour devenir bénévole, prendre contact avec l’association par mail ou par téléphone : encre-bleue@encre-bleue.com ou 04 91 55 39 50.
  • L’association assure des permanences tous les lundis, mercredis et vendredis de 9h à 11h à la Cité des Associations. Et aussi de nombreuses autres dans les 1er, 3e, 5e, 6e, 10e, 11e, 13e et 15e arrondissements de Marseille ainsi qu’à Martigues et Pertuis. Retrouvez tous les détails en cliquant ici.