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Fatima Rhazi : elle émancipe les femmes venues d’ailleurs

 

Par Mattéo Tiberghien, étudiant en journalisme*

Fatima Rhazi est la présidente et fondatrice de l’association Femmes d’Ici et d’Ailleurs. D’Oujda à Marseille, en passant par Paris et Casablanca, son parcours rocambolesque a marqué la photographie sportive marocaine. Son militantisme pour les droits humains la place aujourd’hui au cœur du tissu associatif marseillais.

 

En plein cœur du centre-ville de Marseille, à une vingtaine de mètres de la Canebière, dans le quartier Noailles, un local à l’aspect sombre abrite cuisine, salle de cours, atelier de tissage, et plus encore. Dans le hall d’entrée, deux séries de portraits de femmes en noir et blanc d’un côté, en couleur de l’autre, surplombent des banquettes aux motif orientaux. Vingt-cinq années d’histoire. « Ce sont les photos de ma dernière exposition, toutes ces femmes sont passées par ici », explique Fatima Rhazi, la présidente de l’association Femmes d’Ici et d’Ailleurs. Face à nous, vêtements et livres s’entassent dans des cartons usés, à destination des sinistrés de la désormais célèbre rue d’Aubagne. On pense déceler mille et une vies sur son visage marqué. Elle revient pour nous sur son parcours singulier, du Maroc à la France.

Première photographe de presse sportive marocaine

Fatima Rhazi : elle émancipe les femmes venues d’ailleursFatima est née il y a 62 ans à Oujda, une petite ville de l’est marocain, proche de la frontière Algérienne. À 15 ans, cette aînée d’une fratrie de six garçons part étudier à Paris, où elle retrouve sa tante, gérante d’un café-restaurant dans le 3e arrondissement. Trois ans plus tard, diplômée en stylisme par l’Institut de coupe et de haute-couture de Paris, elle retourne à Oujda. « À mon retour, j’ai refusé une vie toute tracée, un mariage inévitable, j’ai donc choisi la liberté en quittant ma famille », raconte-t-elle en souriant. Elle décampe donc loin des siens, direction Casablanca. Là, elle devient réceptionniste de la première agence de photos de presse marocaine afin de payer sa location, qu’elle partage avec des prostituées. Puis fait ses armes en photographiant des évènements sportifs de seconde division. « Obtenir ma carte de presse a été un combat de longue haleine », se rappelle-t-elle, précisant les difficultés pour une femme d’évoluer dans ce milieu. C’est avec une lueur dans les yeux qu’elle se remémore ce 9 décembre 1979, jour de l’obtention du sésame pour la couverture de son premier match officiel Algérie-Maroc, en coupe d’Afrique.

« La caméra s’est arrêtée sur moi, tout le Maroc a découvert mon visage à la télévision. Le lendemain, ma famille m’a sommé d’arrêter ce métier ». Sans hésiter, elle choisit la photo. Et sa famille la renie mais elle est alors la première photographe sportive du pays. Grâce à la confiance de Mohamed Maradji, le photographe officiel du roi, elle gravit les échelons et se rapproche du roi Hassan II. « Du jour au lendemain, ma famille m’a soudain pardonné et a accepté mon métier », déplore-t-elle.

« Ce jour-là, ma perception de la vie a totalement changé »

Les années 84-85 marquent un tournant dans sa vie. Un incident familial l’oblige à fuir son pays. Elle devient correspondante de presse dans le sud de la France et s’installe à Marseille. Hyperactive, elle cherche une activité lui permettant également d’arrondir ses fins de mois, et trouve un emploi d’animatrice socioculturelle au centre social Bernard du Bois-Velten, entre la gare Saint-Charles et la porte d’Aix. « Ce jour-là, ma perception de la vie a totalement changé », raconte Fatima, dépeignant la rupture sociale et familiale que vivent les femmes et enfants immigrés. La plupart ne parlent pas le français. Le déclic survient lorsque son patron lui parle du foyer voisin : organiser pour les jeunes des ateliers pédagogiques de photographie et chercher des subventions pour développer leurs clichés de débutants. « J’avais installé un semblant de studio photo et je faisais défiler des femmes dans des tenues traditionnelles », glisse la sexagénaire avec enthousiasme. Mais en 1993, après le départ du directeur du centre social, son contrat n’est pas reconduit.

Femmes d’ici et d’ailleurs, Babel phocéenne

Son dévouement et son optimisme la poussent à poursuivre l’aventure associative. En 1994, elle fonde l’association Femmes d’ici et d’ailleurs. L’objectif : l’insertion et l’intégration sociale et professionnelle des femmes et familles qui vivent en marge de la société. « À l’époque, je n’étais pas encore consciente des problématiques de fond qui se posent pour les femmes étrangères. La démarche était festive, le but était de créer du lien et d’échanger », tempère la présidente. Très vite, elle choisit d’orienter son action sur l’apprentissage du français, le véritable problème pour ces personnes exclues.

Fatima Rhazi : elle émancipe les femmes venues d’ailleurs 1Soixante-deux personnes sont aujourd’hui inscrites aux cours d’alphabétisation, aux ateliers de cuisine et de couture. Originaires d’Arménie, d’Ukraine, d’Albanie, Mongolie et du Moyen-Orient. « En 1994, la grande majorité des femmes qui fréquentaient l’association étaient d’origine maghrébine, elles sont aujourd’hui minoritaires », précise-t-elle, ajoutant que les problématiques sont aujourd’hui plus profondes et structurelles : « Nous vivons une crise des solidarités sans précédent, l’isolement est fatal pour les migrants ».

L’atelier cuisine, plein de ressource

En cinq ans, 825 micro-entreprises ont émergé grâce à son association. La République l’a donc récompensée de la légion d’honneur. « On n’a pas inventé l’eau chaude, juste poussé les gens à se valoriser grâce à leur savoir-faire et leur culture d’origine », considère-t-elle avec humilité. Pour autant, elle ne croule pas sous les aides : plus de financement public depuis 2016. En dehors d’un mécénat du Crédit Mutuel dans le cadre de la lutte contre l’illettrisme, c’est de l’autofinancement à 100%. L’activité-phare, celle qui facilite l’intégration, qui permet justement à l’association de se financer et de perdurer, c’est l’atelier de cuisine. « Notre restaurant associatif fonctionne sur commande et réservations. Nous pouvons assumer des prestations de 500 personnes », déclare-t-elle fièrement. « Le restaurant marie le quotidien et l’extraordinaire, développe des démarches innovantes et festives, crée la rencontre entre des pratiques professionnelles et amateurs, entre des pratiques d’ici et d’ailleurs », conclut Fatima Rhazi, notant que pour la fin du mois, le Mucem, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, lui a passé commande pour 350 personnes. Ce n’est pas en 2019 que l’association Femmes d’Ici et d’Ailleurs se retrouvera au chômage ! ♦

 

* Marcelle a envie d’accompagner et impliquer la relève. Une à deux fois par mois, une place sera faite à un.e journaliste en herbe.