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Dominique Bluzet, les monologues de la Canebière

Par Guylaine Idoux, le 26 avril 2019

Journaliste

Photo Agnès Mellon

Quand vous êtes journaliste, certaines interviews vous semblent plus prometteuses que d’autres. Pour moi, celle de Dominique Bluzet, directeur du théâtre du Gymnase depuis 1993, était de celles-ci. Marcelle voulait l’interroger sur le rôle du théâtre dans la cité, un sujet délicat vu de la Canebière, au cœur d’un cœur de ville paupérisé.

En partant rencontrer celui qui est aussi directeur des Bernardines depuis 2014, j’avais soigneusement préparé mes questions, de ses programmations résolument éclectiques (qui font grincer les dents des puristes) à son silence sur les effondrements de la rue d’Aubagne (à 300 mètres de son bureau). Sauf que l’homme n’est pas de ceux qui se laissent interrompre. Et malgré toutes mes tentatives pour reprendre le contrôle, Dominique Bluzet m’a imposé son tempo, transformant l’interview en un monologue de deux heures sur le théâtre, la Canebière et l’histoire du quartier depuis son arrivée (à lui) en 1990. Bref, une rencontre tour à tour passionnante, surprenante, iconoclaste, dispersée, affamée (à la fin), dont voici les morceaux choisis. Et chapeau l’artiste.

 

 « Un bordel sans nom »

Quand j’arrive de Paris à Marseille en 1990, pour travailler au Gymnase, ni la rue du Théâtre-Français, ni la place du lycée Thiers ne sont piétonnes. Il y a des voitures garées partout, certaines carrément à cheval sur les marches du théâtre les soirs de représentation ! C’est un bordel sans nom. En 1993, quand je prends la direction du théâtre, je pose des jalons pour que la rue devienne piétonne. C’est Jean-Claude Gaudin, qui m’aime bien, qui interdira définitivement la circulation, en 1995, à son arrivée à la mairie.

 

« Un phare prospère »
Dominique Bluzet, les monologues de la Canebière 2
@Agnès Mellon

De 1993 à 2007, l’espoir renaît dans le quartier : les collectivités font des efforts et investissent beaucoup d’argent public, ouvrant l’IUFM, le Centre d’Information Jeunesse, la fac de droit sur la Canebière. Le Gymnase est un phare prospère dans le quartier, nous sommes à fond les ballons, avec de fortes fréquentations… Mais on sent bien, pourtant, que quelque chose s’effiloche. Premier signe d’alerte : les Aixois -qui composent la moitié de notre public- viennent moins. Il faut dire que le parking des Réformés s’est dégradé, et qu’avec l’ouverture du Grand Théâtre de Provence, que je dirige aussi, ils ont un bel outil à domicile.

 

« De grandes interrogations »

On se rend bien compte alors que sur le territoire marseillais, le public est vieillissant, l’offre culturelle a du mal à se renouveler, il y a peu d’innovation… Les outils pour comprendre nous font cruellement défaut. Par exemple, qui habite encore le centre-ville ? On ne peut pas le savoir. Doit-on faire une politique de l’offre (et se battre pour que les gens viennent voir ce qu’on leur propose) ou une politique de la demande (et proposer ce que les gens attendent) ? Cherche-t-on à attirer les gens du quartier ou reste-t-on dans le fantasme de faire revenir les gens favorisés sur la Canebière ? La question identitaire du quartier est compliquée. Des tas de Marseillais veulent redonner à la Canebière son lustre d’antan. Moi, je ne suis pas Marseillais et je vois bien que ce n’est pas possible.

 

« Le schisme de 2013 »

Dominique Bluzet, les monologues de la Canebière 3L’année « Capitale Européenne de la Culture 2013 » crée un schisme. Des décisions sont prises sans que personne n’en mesure la portée pour le centre-ville. On refait La Criée et le Vieux-Port, deux emblèmes de Marseille. Le Mucem et Euroméd’ créent un nouveau dynamisme. On ne réalise pas alors que le centre culturel de Marseille va brutalement se déplacer. Ce n’est plus la Canebière, cette artère mythique qui est à la fois une frontière et une colonne vertébrale, c’est désormais le Vieux-Port et le Mucem. Les financements publics, la notoriété, les projets et les médias se passionnent pour ce nouveau quartier. Ils cessent d’autant plus de regarder la Canebière que le théâtre de l’Odéon (également sur la Canebière, ndlr) et l’Opéra n’attirent plus grand monde, le Musée de la Mode est en train d’être déménagé et les cinémas partent à vau l’eau. En 2014, le réveil est brutal et personne ne l’a vu venir. Pour nous, c’est 40% de fréquentation en moins sur la saison suivante. C’est dramatique.

 

« Une machine de guerre »
Dominique Bluzet, les monologues de la Canebière
@Raphaël Arnaud

Là, je comprends qu’il va falloir que je me batte pour mon théâtre. Nouvellement élue, la maire du secteur 1/7, Sabine Bernasconi, prend aussi la mesure du problème. Elle arrive avec l’envie de revenir à la Canebière d’antan mais elle comprend vite que ça ne sera pas le cas. On parie sur le duo Gymnase-Bernardines pour faire le premier « quartier des Arts » de la ville. Sur ce pâté de maisons s’échangent chaque jour le plus de savoirs à Marseille, avec un lycée, une fac, trois théâtres, un conservatoire de musique… Sabine Bernasconi va en faire son combat. Avec Jean-Claude Gondard à la mairie centrale, ils seront des partenaires privilégiés. Nous voulons que le Gymnase et les Bernardines constituent une sorte de totem pour la réhabilitation du quartier, un monument culturel. Si j’avais pu, j’aurais aussi récupéré l’Odéon, les trois formant une pyramide pour reconstruire le quartier autour. Pour moi, une institution isolée n’a pas le pouvoir de modifier le cours des choses. En groupant plusieurs lieux, vous obtenez un outil qui est un peu un couteau suisse de la fréquentation ; capable de toucher plein de publics différents. Et vous en faites une machine de guerre au service d’un quartier.

 

« Le Plus Beau »
Dominique Bluzet, les monologues de la Canebière 4
@Agnès Mellon

C’est long et compliqué mais la ville a enfin racheté les murs de la brasserie fermée depuis vingt ans, à l’angle du théâtre et de la Canebière. On en a confié la gestion à Michel Halimi, qui avait l’Hôtel Le Pigonnet, à Aix-en-Provence. Elle s’appellera « Le Plus Beau », avec un espace de restauration autour du bouillon, des repas à 20 euros par personne, ouvert de 8 heures à minuit. Racheté aussi par la ville, l’un des immeubles voisins va devenir une résidence d’artistes avec trois appartements ; et on a repris le bail d’un autre restaurant, à côté du théâtre, qui cuisinera autour de l’Italie ; il y aura même un bar à champagne, pour la bulle et la fête. L’idée, c’est d’employer le mot « beau », sur la Canebière, un mot proscrit aujourd’hui ! L’ensemble devrait ouvrir début 2020.

 

« Le sentiment d’imposture »

Déjà, rien que sur le bouche-à-oreille, on a fait notre plus belle année en 2018. On est porté par la foi dans la place du théâtre dans ce projet urbain. Le théâtre ne sera plus seulement le lieu de la monstration et du consumérisme culturel. J’ai voulu que ce soit un outil au service du territoire, pour aider le quartier. Le problème n’est pas d’être riche ou pauvre puisque nous avons des places à partir de 9 euros. Le travail est à faire sur le sentiment d’imposture. Comment faire pour que les gens considèrent que l’acte culturel est fait pour eux ? Gratuitement, c’est hors de question. On n’est pas la charité, on ne fait pas les bonnes œuvres. Il faut qu’on fasse un travail de pédagogie et que les gens du quartier, quand ils passent devant le théâtre, se sentent invités à entrer.

 

« Le 5 novembre »

Vous ne m’avez pas entendu car au moment où il aurait fallu prendre la parole, je me suis senti manipulé et mis en porte-à-faux. J’ai ressenti qu’on me demandait de prendre position contre la ville. Or, moi, je n’ai jamais pensé que c’est Mélenchon qui allait sauver Marseille. Mon travail, à ce moment-là, c’était de continuer à me battre pour réhabiliter ma partie de quartier, en espérant que ça ait un effet d’entrainement. Mon travail, c’est de faire revenir les habitants de Marseille sur la Canebière. La plaie était trop à vif. Probablement parce que personne n’avait mesuré l’état de dégradation du quartier. Probablement aussi qu’il y a des gens s’en foutent plein les poches qui ont empêché cette prise de conscience. Vous savez, j’ai entendu « Mort à Bluzet » lors des manifestations des Gilets Jaunes sur la Canebière. Il y a eu la conjonction de trois crises : les effondrements, le projet contesté de la Plaine et les Gilets jaunes. Cela a fait que, tout d’un coup, un acteur culturel devenait aussi un symbole d’un système qu’il fallait combattre. Ces conflits sont trop manichéens pour nous. Ce que nous sommes nous rappelle chaque jour que le monde n’est ni blanc ni noir, que ce n’est jamais aussi tranché, et qu’à l’époque des réseaux sociaux, où tout est instrumentalisé, toute parole publique se retourne contre vous. Or moi, j’ai des emplois et des spectateurs à protéger. ♦