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Les légumes cabossés, c’est hyper social

Par Nathania Cahen, le 5 juin 2019

Journaliste

La preuve avec les Jardins de Solène, dans le Vaucluse. À partir de bons fruits et légumes, qui ont pour seul défaut d’être moches, on donne un travail « normal » à des personnes ayant un handicap, on nourrit sainement le territoire et on alimente le compost de l’entreprise voisine. J’ai retrouvé Solène Espitalié dans son laboratoire de Pernes-les-Fontaines.

 

« Être au plus près de la terre et des faiseurs », voilà qui a amené puis ancré la parisienne Solène Espitalié en Provence en 2004. Jeune ingénieure en agriculture, elle effectue alors son stage de fin d’études à Inter-Rhône, syndicat interprofessionnel des viticulteurs et négociants de la Vallée du Rhône. Elle a aujourd’hui 38 ans et parcouru un sacré bout de chemin. Surtout, son envie d’entreprendre a débouché sur des projets concrets et apporté de l’eau au moulin de l’économie circulaire.

 

Le lien entre le manque de bras et les adultes en situation de handicap

Les légumes cabossés, c’est hyper social ! 1Dès 1986, elle se rapproche du syndicat des Jeunes agriculteurs du Vaucluse. Elle en assure la promotion comme la défense des droits et inscrit leur travail dans une dimension bonnes pratiques et alimentation durable. Elle se frotte aussi à la problématique de la main d’œuvre, souvent détachée, parfois étrangère, pas toujours assez importante. Grâce à la FDSEA, elle découvre l’existence de l’association La main verte, à Molsheim en Alsace, « qui fait le lien entre le manque de bras et le public discriminé des personnes en situation de handicap ». Elle importe le concept et monte Solid’Agri, une association loi 1901 qui met en lien des handicapés à même d’assurer des travaux ponctuels de maraîchage avec quelques 150 clients agriculteurs (le jour de mon reportage, un groupe était affecté à l’effeuillage des tomates). « Ce n’est pas un établissement spécialisé car notre volonté est de ne pas ghettoïser ces travailleurs. Aucun éducateur n’est présent, ils travaillent sous la direction de chefs d’équipe qui ont été désignés parmi eux, mais sous forme de gouvernance participative », explique la jeune femme. Ces travailleurs sont recommandés par des ESAT, Pôle Emploi, Cap Emploi et d’autres structures d’insertion.

 

Acheter et conditionner les fruits et légumes déclassés

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Lauréate (à gauche) du prix Terre de Femmes de la Fondation Yves Rocher – Institut de France.

Sa réflexion va plus loin, veut intégrer l’impact sociétal et environnemental. « J’observais le gaspillage chez les producteurs, les volumes faramineux détruits à la source parce que les produits présentent des défauts ou ne sont pas bien calibrés, donc ne collent pas au cahier des charges. Donc sont invendables ». La solution apparaît comme une évidence : acheter ces fruits et légumes déclassés – « et non les récupérer simplement car le don n’a pas de valeur financière et il faut remettre de la valeur là où il en faut ».

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@WAD

C’est là que Solène Espitalié a intercalé sa petite entreprise sociale, « car si on veut créer des modèles novateurs, à même de changer l’économie, il faut oser ». Un projet longuement mûri, depuis une réflexion amorcée en 2014, à la mise sur rails début 2018.  « Concrètement, nous récupérons les carottes tordues, les courgettes trop grosses, les fruits et légumes de saison auprès d’une dizaine de producteurs de la région. On les lave, les épluche, les décontamine. Puis on râpe, on débite en rondelles, en bâtonnets, on mélange en julienne… » Les légumes prêts à être cuisinés sont ensuite mis sous vide, sans agents conservateurs et dans le respect des règles sanitaires parce qu’ils sont aujourd’hui principalement vendus pour des publics « sensibles » : ceux de cantines, crèches, écoles, centres communaux, Ehpad, maisons familiales et rurales d’Avignon, de Monteux et du Comtat Venaissin. Et, plus épisodiquement, l’hôpital d’Avignon. La première année, 13 tonnes de fruits et légumes ont été valorisés. Un chiffre qui devrait presque doubler pour ce second exercice.

Autre élément de langage cher à Solène Espitalié : la « désintermédiation ». Un long mot qui dit que son entreprise est seule intermédiaire entre les producteurs et les clients qui vont lui acheter sous forme de produits transformés. Ce sont les commandes passées par les collectivités pour leurs « convives » (environ 6 900 chaque semaine) qui déterminent les quantités de fruits et légumes récupérés. « On en refuse pas mal, pointe la chef d’entreprise, d’où l’intérêt de démarcher les particuliers, une prochaine étape ».

 

Mutualiser et valoriser autant que possible

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@WAD

Pour monter la légumerie Les jardins de Solène et mutualiser les compétences, elle s’est adossée à Solid’agri, de qui dépendent ses salariés avec handicap et a opté pour le statut de SAS de l’ESS. L’agrément ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) lui a été décerné dans la foulée.
Mais Solène Espitalié, qui n’est pas du genre à d’arrêter en si bon chemin, a poussé la logique plus loin. Une tonne de légumes traités produit 200 kg d’épluchures ? Par ici la valorisation. Un partenariat avec Les jardins de Solev, une entreprise d’insertion par les espaces verts, à Carpentras, a été noué pour alimenter leur composterie. Idéalement, c’est même à de la valorisation énergétique que notre entrepreneuse verte aimerait dédier ces épluchures. Active dans des réseaux d’entreprise, elle s’est déjà rapprochée de l’entreprise varoise Mini Green Power (lire notre article). Une étude de faisabilité soutenue par l’IRCE Paca (Institut régional des chefs d’entreprise) pourrait bientôt démarrer.

De même, Solène Espitalié plaide pour la mutualisation des outils et espère partager bientôt son camion-frigo qui reste au garage une fois les livraisons effectuées. ♦

 

*— Le Fonds Épicurien, parrain de la rubrique « Alimentation durable », vous offre la lecture de l’article dans son intégralité, mais n’a en rien influencé le choix ou le traitement de ce sujet. Il espère que cela vous donnera envie de vous abonner et soutenir l’engagement de Marcelle – le Média de Solutions —

 

Bonus

  • La Légumerie a vu le jour avec le soutien de la Caisse d’Épargne, de la Société Générale, de France Active, de la Région Provence Alpes-Côte d’Azur et de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Des fondations soutiennent aussi l’initiative de Solène Espitalié : AG2R La Mondiale, Macif, Mutualia, ainsi que des structures privées.
    Une aide de 50 000 euros a été accordée par la région pour le diagnostic et le montage du projet, dans le cadre du financement de la transition énergétique.