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[Série] Les souvenirs de voyage ont-ils une âme ? #2

Par Marie Le Marois, le 25 juillet 2019

Journaliste

Ils paraissent neutres et anodins. Pourtant, les souvenirs de voyage – masque indonésien, perroquet guyanais, moulin à prière népalais, cassettes de zook love des Antilles, statuettes du Zimbabwe… – cachent une signification particulière. Même lorsqu’ils n’ont aucune valeur intrinsèque.    

Dans le prolongement de mon enquête #1, l’interview d’Anna Zisman, ethnologue, réalisatrice, auteur de L’ego-objet et Rapporter le désert à la maison

 

[Série] Les souvenirs de voyage ont-ils une âme ? #2 1Pourquoi est-il si difficile de revenir les mains vides d’un voyage ?

Anna Zisman : On achète des souvenirs pour se dire que le voyage est réussi, pour prolonger son voyage, pour rêver encore. Mais aussi pour s’offrir un bout d’exotisme. Et plus encore : à travers l’objet, on cherche à se montrer et surtout à toucher une partie de soi-même. On prélève pour compléter son puzzle intérieur. Inversement, celui qui revient les mains vides est déjà plein. Plus besoin de prouver, plus besoin de chercher. J’appelle le souvenir de voyage, l’ ’’ego-objet’’, comme transfert, comme miroir. Comme support de narration intime.

Que cache l’achat compulsif ?

Les personnes qui achètent de manière compulsive cherchent plus que les autres à se montrer et à toucher une partie d’eux-mêmes. Ils agissent aussi peut-être plus comme des prédateurs. Comme si, à travers ce butin amassé, il y avait quelque chose à gagner dans le fait de prélever un morceau de tous les lieux investis pendant le voyage.

 

Choisit-on l’objet par esthétisme ?

Pas nécessairement. On cherche ce qui n’existerait plus ici : de l’authentique. Même si l’objet n’a pas de valeur en lui-même, on fait semblant de croire qu’on acquiert quelque chose de vrai et d’unique. On ramène l’objet typique, celui qui caractérise le pays : plats à tajine marocain, masques africains. L’objet réputé sacré, celui qu’on ne comprend pas mais qui nous permet de penser qu’on a compris la culture : statue dogon en Afrique, Bouddha en Asie… Mais aussi l’objet du vide/ de ce qui n’existe plus, lié à l’histoire du pays : un bout du mur de Berlin, un fragment des Twin Towers de New-York, une reproduction des ruines du Parthénon. Ça peut être aussi un bout du pays lui-même, de ce qui le constitue physiquement : sable, os d’animaux…Toutes ces choses qui permettent de rejouer le désert à la maison.

 

Existe-t-il une hiérarchie dans les lieux d’achat ?

Ce qui paraît le moins prestigieux, le moins digne d’être raconté au retour, c’est la boutique d’aéroport. Ensuite, viennent la boutique de souvenirs et, un peu mieux, le marché traditionnel. Mais le summum, c’est l’objet qui n’est pas à vendre, celui qui appartient à l’espace intime et privé d’une personne. Dans mon étude, je parle de Mathilde, une danseuse. Dans l’immense magasin d’antiquités de Ouagadougou qu’elle arpentait, elle ne trouvait rien. Le propriétaire de la boutique lui a proposé de venir observer quelques pièces chez lui. Une statuette Mossi lui est alors apparue comme une évidence, comme une nécessité, comme quelque chose qui lui parlait déjà. Mais elle appartenait à la mère du vendeur qui ne voulait pas s’en séparer. À force de conviction, Mathilde est parvenue à l’emporter. L’acquisition de cette statuette correspond au degré ultime de l’acte d’appropriation. Mais au final, ce n’est pas le lieu d’achat qui est important, mais la manière dont l’échange s’est produit avec le vendeur.

 

[Série] Les souvenirs de voyage ont-ils une âme ? #2
Poisson en métaux recyclés – écrous, antivol- acheté à un artiste cubain à Santa Clara.

Ce qui compte alors ce n’est pas l’objet en lui-même mais le récit qui l’entoure ?

Bien-sûr ! Pourquoi on a acheté l’objet, comment on se l’est procuré, l’histoire racontée par le vendeur, tout cela valorise l’objet. Même le souvenir de série acheté à l’aéroport peut prendre de la valeur : si son transport s’est avéré difficile, si son achat coïncide avec une rencontre particulière… Même une arnaque ! C’est ce qui m’est arrivé, il y a 20 ans : nous étions à deux en 4L, en plein désert marocain, quand un homme surgit de nulle part. On le prend en stop, très fiers. Il nous conduit dans sa boutique et tente de nous vendre des tapis. Pas dupes, nous refusons. Puis il nous ramène un plat à tajine, celui-là même qui a servi à préparer le repas de mariage de sa mère. Le charme du récit sublime le plat. On l’achète. Ou plutôt, on achète la rencontre avec cet homme qui nous propose un morceau de vie. La veille de notre départ, nous tombons dans un coin du souk de Marrakech sur notre plat, avec le même fond brulé… à une centaine d’exemplaires. La magie s’est envolée. Le plat a t-il perdu pour autant de sa valeur ? Non, car son histoire mérite d’être racontée.

 

Quelle place prend-il dans notre intérieur ?

C’est une fois rentré chez nous que l’objet acquiert sa place. Va-t-il atterrir sur cette commode, sur ce mur, dans la cuisine ? Sous verre ou simplement posé ? L’objet garde sa fonction première – qui n’a pas des couverts en corne d’Afrique comme couverts à salade ?! – ou est détourné. D’utilitaire, il peut se réincarner en objet de déco. C’est le cas de mon plat à tajine que j’ai mis en scène sur une étagère du salon. L’objet trouve sa place si on l’investit. Dans mon étude, je parle d’Annie, une scénographe. Elle a installé la statue dogon d’une femme penchée, sur son bureau. Au fil du temps, cette statue a perdu son origine lointaine.Elle est devenue Annie et une partie d’Annie vit en elle. Elles existent l’une par l’autre. C’est l’association objet/personne qui donne sens à l’objet et qui le fait s’incarner.

 

Quand l’objet perd son âme, peut-il retrouver grâce à nos yeux ?

Une fois que l’objet a sombré, il remonte difficilement la pente. A moins qu’un invité le relance avec la question « qu’est ce cela ? », nous conduisant à raconter son histoire et donc à rejouer l’événement qui avait conduit à l’achat. Ou qu’une autre personne le réinvestisse quelques années plus tard : un enfant qui trouve un masque dans le grenier et qui joue avec, une personne qui vient d’acheter une maison et qui découvre des objets abandonnés dans un placard. Peut-être va-t-il inventer une origine, une signification qui lui donnera un sens nouveau…

 

Pourquoi est-il difficile, voire impossible, de le jeter ?

Même si notre puzzle intérieur, à un moment donné, comporte trop de pièces rapportées – au sens propre et figuré, il nous est difficile de jeter l’objet. Car c’est jeter un morceau de vie. Une partie de soi-même.

 

Que faut-il faire pour passer à l’acte ?

Être passé à autre chose ou être revenu dans un schéma plus connu de nous mêmes, qui, pour être lisible, aurait besoin de moins d’artifices. ♦

 

Bonus

Témoignages de collectionneurs de souvenirs de voyages

 

  •   Delphine, créatrice de chapeaux

[Série] Les souvenirs de voyage ont-ils une âme ? #2 2Dans la maison de Delphine, chacun des objets souvenirs a une histoire, une raison d’être là où il a été placé. Sur le mur de la cuisine, un poisson en feuille de bananier du Brésil. En face, un tableau de Zanzibar. Dans la chambre cohabitent plusieurs pays : fenêtre indienne en bois sculpté, miroir péruvien recouvert d’or, statuette mexicaine, sac marocain. Une grosse boîte renferme ses breloques dont un pendentif indien pour le khôl et des colliers offerts par un Mauritanien amoureux. Dans le salon, moulin à prière népalais, pipes mauritanienne et indienne, maracas jamaïcaine, écrin contenant un porte-bonheur mexicain. Le plus insolite ? Un cadenas mauritanien très ancien : «Je l’ai acheté à des villageois, mon guide m’a raconté qu’on l’a découvert dans une ville ensablée et qu’il date du 17e siècle ». Insolite également cette pince à épiler, toujours mauritanienne. Son aspect n’a rien d’extraordinaire, mais Delphine y est attachée. À cause de l’anecdote : « elle sert dans le désert à retirer les aiguilles d’arbres qui s’enfoncent dans les pieds. Ce qui m’est arrivé bien sûr ! » Il ne lui viendrait pas à l’idée d’acquérir ces objets dans une boutique d’import-export, « car ils n’ont pas d’histoire ». Typique ou insolite, Delphine achète, « si c’est un coup de cœur, du bel artisanat ou si cela représente le quotidien local, comme ce récipient péruvien que les femmes emploient pour aller chercher de l’eau ». Son objet préféré reste cette jarre vietnamienne en porcelaine, pour son rapatriement cauchemardesque : « À l’aéroport, on m’a fait déballer ma jarre, puis j’ai changé trois fois d’avion et, arrivée à Paris à Roissy, ça a été le pompon : alors que je l’avais étiquetée fragile, elle était enfouie sous des sacs ! Finalement, rien de cassé ! » Mais tous les objets n’ont pas trouvé leur place. Certains ne sont pas parvenus à occuper l’espace, comme un tapis de prière ramené du Pérou, plié par terre dans la chambre. «Tout dépend de mon intérieur. On a pas mal déménagé et il y a des choses qui auraient détonné dans notre déco actuelle ». Exit notamment les objets de son mari (percussions, masques, tapis africain). Mais celui-ci, plein d’humour, plaisante : « elle a tellement de souvenirs, qu’elle est obligée d’organiser des expositions tournantes ! »

 

  •  Amélie, médecin

[Série] Les souvenirs de voyage ont-ils une âme ? #2 3Au premier coup d’œil, rien ne semble rappeler d’autres cultures. Pourtant, posés sur une étagère, endormis dans un panier, les souvenirs de voyage pullulent dans cette petite maison. Amélie a agencé sa déco de manière harmonieuse, intégrant ici et là un tableau du Soudan, une maracas de Guyane. Et de nombreux éléments de paysage : collection de sable et de terre (Guyane, Maroc, Brésil, Tunisie, Algérie, Martinique), coquillages du Venezuela, pierres ramassées dans le Grand Canyon aux États-Unis (« il n’y avait que ça à ramener ! »), nid d’oiseau de Guyane trouvé dans un bagne, coque d’un arbre fruitier de la forêt amazonienne sur laquelle s’entassent des magazines. Il fut même un temps où cette amoureuse de la matière décorait des cadres avec des coquillages, créait des mobiles avec ce qu’elle trouvait sur son passage (graines pierres, etc). Ses « petites merdouilles », bien souvent des cadeaux offerts par des locaux soignés par elle, sont relégués dans son repaire au dernier étage : une statuette africaine, des colliers en graines de Guyane, un puzzle d’Afrique. « Ils ont une valeur particulière car ces gens n’avaient pas d’argent, mais ils sont difficiles à mettre en scène chez nous ». Son chapeau indien d’Amazonie dort dans une boîte aujourd’hui : il ne plaisait pas à son ami ! Elle accumule et refuse de jeter, « je n’ose pas, ça fait partie de moi ; c’est un lien avec mes voyages, mes souvenirs, les gens que j’ai rencontrés… ». Comme ce paquet de café poussiéreux, posé au-dessus des placards de la cuisine : « il m’a été offert par Ricardo, le patron du coffee shop d’un petit village au Venezuela, qui est devenu un super copain. À chaque fois que je vois le paquet, je pense à l’odeur de son café, des couleurs de sa boutique. Je n’oublierai jamais ». Parfois, ses objets sont décalés : « d’Algérie, j’ai ramené des cassettes de raï. Je n’écoutais que ça pendant un mois et demi, mais arrivée en France, elles n’avaient pas du tout la même sonorité. Elles étaient sorties de leur contexte, comme les cassettes de zook love rapportées des Antilles ». Photos, épices, encens, sable, musique, ces objets réveillent ses cinq sens. Et « permettent de rebroder mon voyage, de retrouver mes souvenirs ». ♦