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Peut-on philosopher en prison  ?

Par Marc Rosmini, le 31 juillet 2019

Agrégé de philosophie

Depuis trois ans, en tant que membres du collectif Les Philosophes Publics, nous animons deux fois par mois des ateliers philosophiques à la MAF, la Maison d’Arrêt des Femmes des Baumettes (il nous arrive aussi d’intervenir au sein de l’Établissement Pénitentiaire des Mineurs, à La Valentine), à Marseille. De manière très régulière, nous publions les comptes-rendus de ces ateliers sur notre page Facebook, ce dont les participantes sont particulièrement fières (bien évidemment, ils leurs sont aussi distribués).

Ces interventions aux Baumettes produisent chez moi un sentiment étrange, le plaisir étant toujours teinté d’un certain malaise. Ce dernier est lié aux doutes concernant le sens de ces ateliers, mais aussi, plus globalement, à des interrogations sur la signification du monde dans lequel nous vivons, et donc sur la façon dont un collectif comme le nôtre peut s’inscrire dans ce monde. Je voudrais montrer en quoi, dans ces instants d’échange, la prison est questionnée par la philosophie mais aussi, réciproquement, comment la philosophie est interrogée par la prison.

 

Sait-on à quoi «  sert  » la prison  ?
Philosopher consiste, entre autres, à poser radicalement la question de la signification. Or la prison est une institution dont le sens n’est pas clair. Très présente dans les discussions informelles autant que dans les campagnes électorales, elle relève pourtant de l’impensé. Nombreux sont ceux qui souhaitent que l’on incarcère massivement les personnes qui ont transgressé la loi ; néanmoins, souvent, les mêmes seraient bien en peine d’expliciter ce qu’ils en attendent précisément. Vengeance collective, punition, rédemption, rééducation, réinsertion, mise à l’écart du délinquant (liste non exhaustive) : les finalités que l’on assigne à la prison sont multiples et, parfois, contradictoires. De plus, de nombreuses études montrent que l’incarcération est souvent contre-productive, et qu’elle engendre davantage de récidive que les peines alternatives. On peut trouver dans cet article signé Marie Oestreich un écho de ces études.
Si elle peut s’avérer parfois utile, la prison est donc le plus souvent nuisible, pour les détenu.e.s mais aussi pour les membres du personnel pénitentiaire – dont le quotidien est très rude – et par conséquent pour la société dans son ensemble. Parmi les personnes qui y purgent une peine ou qui y travaillent, on peut supposer que rares sont celles qui échappent complètement à un sentiment plus ou moins intense d’absurdité. Plus encore que d’autres institutions (on pourrait penser à l’école, par exemple), la prison donne l’impression de douter de son propre sens, notamment en évitant soigneusement d’aborder cette question. Dans ce contexte incertain, il est donc assez troublant de pratiquer une méthode – la philosophie, en l’occurrence – qui consiste à questionner radicalement la signification. Quel que soit le thème que nous abordons avec les détenues, chacune. sent bien, sans avoir à le formuler explicitement, que les questions qui sont posées concernent aussi le lieu même où elles le sont, non par leur contenu (encore que cela arrive quelquefois) mais par leur forme et leur nature.
Mais si la prison, en tant que symbole de l’impensé, est questionnée en profondeur par la philosophie, elle renvoie également cette dernière à ses propres limites.

 

La fin justifie-t-elle les moyens  ?
Le problème, d’une part, est relatif à la légitimité. Accepter d’intervenir dans une institution carcérale, n’est-ce pas lui reconnaître de fait une forme de bien-fondé ? Car il est évident que nous refuserions, par exemple, d’animer des ateliers dans un camp d’extermination. Nous en ferions une affaire de principes. Notre présence aux Baumettes interroge donc les limites des compromis que nous, en tant que collectif, sommes prêts à accepter pour pouvoir aller vers des publics avec lesquels il nous semble pertinent d’échanger. Au nom d’une exigence de pureté, devrions-nous refuser toute collaboration avec une institution dont, étant donné son fonctionnement actuel et ses effets concrets, nous doutons de la signification et de la légitimité ? Ou bien est-ce que la fin (philosopher avec les détenu.e.s, et enrichir ainsi leur outillage intellectuel) justifie, en l’occurrence, les moyens ? Ces questions mettent en abyme la réflexion philosophique, puisqu’il s’agit ici de résoudre le problème moral des conditions sociales et institutionnelles de sa possibilité. Autrement dit : y a-t-il des lieux où la philosophie devrait refuser de pénétrer ? Et, si c’est le cas, existe-t-il des critères objectifs permettant d’identifier de tels lieux ? Réciproquement, il n’est sans doute pas anodin, pour l’institution pénitentiaire, d’inviter la philosophie à œuvrer en son sein, car la pensée critique comporte toujours des risques pour les autorités instituées. On sait que Socrate l’a payé de sa vie. L’existence même de ce dispositif peut donc être interprété comme une preuve que nous vivons en démocratie. Une détenue brésilienne avait déclaré, lors d’un atelier, que les conditions de détention dans son pays étaient incomparablement plus rudes, et qu’il était totalement impossible, selon elle, que l’on puisse organiser au Brésil de tels moments d’échanges philosophiques derrière les barreaux.

 

Est-il possible de faire abstraction de la particularité du contexte carcéral  ?
D’autre part, au delà de ces questions éthiques dont la solution ne peut être pleinement satisfaisante, la prison interroge les limites du pouvoir intrinsèque de la philosophie. Cette dernière implique en effet un effort d’abstraction. Philosopher, c’est essayer d’élaborer et d’expliciter des concepts et des valeurs qui soient indépendants du lieu et du temps où nous nous trouvons ; c’est tenter de viser l’universel, et donc faire en sorte de mettre provisoirement de côté ce qui nous singularise en tant que personne (notre âge, notre condition sociale, nos appartenances culturelles, notre époque, etc.). Fondamentalement, cette mise à distance constitue le socle de l’égalité profonde qui règne entre ceux qui philosophent ensemble : lorsque c’est la raison qui s’exprime à travers celui qui prend la parole, il n’y a plus d’un côté un professeur et de l’autre des élèves, ni de détenues d’une part et de Philosophes Publics d’autre part. Il n’y a que des sujets qui, sans succomber à la tentation de l’argument d’autorité, discutent ensemble pour évaluer des idées, des normes, des raisons. Or ce mouvement d’abstraction est contrarié par la prison qui, sans cesse, rappelle avec insistance sa présence concrète. Murs, barreaux, cris, bruits de clefs… Le poids des Baumettes pèse toujours lourdement lors de nos ateliers. Il pèse sur nous mais, évidemment, plus encore sur les détenues qui, contrairement aux membres de notre collectif, ne sortent pas de la prison une fois la discussion achevée… Le défi humain et intellectuel consiste donc non pas à nier la particularité de l’univers pénitentiaire, ce qui semble impossible, mais plutôt à prendre appui sur cette réalité singulière pour accéder à des idées et des problèmes plus généraux, et même universels. On peut aller jusqu’à formuler l’hypothèse que la vie en prison – qui suppose que la ou le détenu.e affronte la violence, éventuellement des remords, des dilemmes, et probablement un certain sentiment d’absurdité – constitue une sorte de condensé de la condition humaine.

Dans ce contexte, fournir l’effort d’abstraction qu’implique la philosophie est sans doute particulièrement difficile ; y parvenir est donc particulièrement gratifiant. Il y a toujours quelque chose de magique à observer l’émergence du plaisir de l’échange et de l’émulation intellectuelle, plaisir qui, parfois de façon très furtive, «  déterritorialise  » le débat. Chacun des comptes-rendus publiés sur notre page Facebook témoigne de ces moments où la joie de penser ensemble crée et constitue une communauté d’esprits s’élevant au dessus des contingences matérielles et institutionnelles. Je me souviens également avec une certaine émotion de la remarque qu’un détenu avait faite, il y a quelques années, à la fin d’un atelier que je venais d’animer aux Baumettes. Selon lui, et pour reprendre littéralement ses mots, les conditions d’existence en détention avaient pour effet d’”animaliser” les individus. Or, m’avait-il dit, les ateliers philosophiques étaient à ses yeux l’occasion de cultiver et de réaffirmer sa pleine appartenance à l’humanité.

Prolonger l’élan socratique
Eu égard aux multiples difficultés qui viennent d’être évoquées, l’enjeu de ces ateliers, pour nous, est considérable. Car si la philosophie est possible en ce lieu (et les comptes-rendus en attestent), alors nous pouvons faire l’hypothèse qu’elle pourrait l’être dans beaucoup d’autres, qui nous restent à explorer. Enfin, n’oublions pas que notre tradition philosophique est en partie née dans une prison, durant cette fameuse nuit où Socrate refusa de s’évader alors qu’il en avait l’occasion, prouvant ainsi qu’on pouvait rester fidèle à ses idées en toutes circonstances. Comme on peut le voir en lisant Le Criton de Platon, qui s’inspire de ce qui s’est dit cette nuit-là dans la prison d’Athènes, Socrate insiste sur le principe selon lequel le contexte – l’incarcération, la peur de la punition, etc. – ne doit pas aliéner notre capacité à penser avec rigueur et lucidité. On peut dire que, selon Socrate, demeurer pleinement un être humain consiste notamment à se rendre le plus possible indifférent à la particularité de la situation carcérale, et à continuer à cultiver sa raison, coûte que coûte. Très modestement, nos ateliers à la MAF des Baumettes tentent d’inciter les détenues à prolonger cet élan socratique. ♦