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Un livre pour ne pas perdre la mémoire

Par Marie Le Marois, le 6 novembre 2019

Journaliste

Photo Philippe Maquelle

Au lendemain des effondrements de la rue d’Aubagne, articles, tribunes, posts Facebook, tweets, banderoles, graffs, photos, dessins, discours de rue… ont fleuri dans l’espace public, œuvre de Marseillais choqués et blessés. Pendant six mois, la documentariste Karine Bonjour les a collectés et organisés dans l’ouvrage ‘’Rue d’Aubagne. Récit d’une rupture’’. Elle y fait le récit du 5 novembre mais également des événements qui ont suivi. Je l’ai rencontrée hier. Juste un an après. 

 

Horrible. C’est le premier mot qui vient à Karine à propos de la minute de silence suggérée hier matin, rue d’Aubagne. Elle aurait voulu être digne, elle a fondu en larmes. « Et pourtant, il y avait les famille des victimes ». Celle de Simona, étudiante italienne. Celle de Julien, réceptionniste de 30 ans. Celle de Chérif aussi, jeune Algérien venu trouver un monde meilleur à Marseille. Et d’autres sans doute car elle ne les connaît pas toutes. « Je me disais ‘’c’est eux qui souffrent, pas moi’’ ». Mais non, l’émotion l’a submergée. Comme la plupart des personnes venues assister à cette commémoration. Le traumatisme collectif, tapi en chacun, a jailli à la lumière de ce triste anniversaire.

 

Traumatisme collectif

Brouillon auto 38Elle ne pensait pas, Karine, être aussi atteinte dans sa chair. Mais au fond, elle y voit une logique. Après les effondrements, elle s’est concentrée sur les matériaux collectés, mettant à distance son désarroi. Cette distance professionnelle qu’elle voulait éviter et qui l’a finalement rattrapée. « Comme beaucoup de journalistes, on s’est jeté dans le boulot, on s’est muré dans nos gestes de travail ». La sortie du livre a craquelé plus d’une carapace. Et les réactions bouleversantes se sont succédées. Celle de ce journaliste, par exemple, qu’elle a sollicité professionnellement et qui, livrant son intimité, confie avoir pleuré à chaque page.

 

Solidarité et compétences

Cette émotion, on la ressent de plein fouet en parcourant le livre. Grâce aux différents récits, tous plus poignants les uns que les autres. Aux images qui nous interpellent par leur réalité crue. Mais également à toute cette foison artistique qu’a suscitée le drame. Ce livre met également en exergue cette immense solidarité qui s’est déployée de jour en jour. Même les posts Facebook sont retranscrits mot pour mot. L’un qui propose sa machine à laver le linge, l’autre ses services de traduction. « Cette solidarité existait déjà mais là, elle était visible, elle s’exprimait ». Ce qui a surpris Karine, c’est la mixité de l’entraide, « des citoyens qui ne se seraient jamais croisés et qui ont œuvré ensemble ». Elle n’imaginait pas non plus qu’il y ait autant de compétences : « des personnes qui ne se sentent pas considérées d’habitude et qui se sont mobilisées pour cuisiner, apporter des plateaux repas pour les relogés à l’hôtel, ou taper aux portes des commerçants du quartier ». Ce livre est certes plombant par son sujet mais il montre les ressources insoupçonnées des Marseillais. « Cette population est un trésor ».

 

Éveil des consciences

Samedi prochain, Karine participera à la marche blanche en soutien aux victimes. Pour « faire nombre ». Pour dire « qu’on n’oublie pas et d’ailleurs, qu’on n’oubliera jamais ». Pour montrer « qu’on est bien éveillé ». Cette tragédie du 5 novembre a fait office d’électrochoc : les Marseillais ont compris que « cette situation n’était pas normale. Ils sont sortis du formol ». Depuis des décennies, on a pensé que « les logements insalubres, les écoles vétustes, les gymnases inondées, la moitié des petits marseillais qui ne savent pas nager… c’est normal parce que c’est Marseille. Des situations tellement banales qu’on s’y habitue mais non, ce n’est pas normal ». Ce livre est là pour nous le rappeler ♦

Brouillon auto 37
Tous les 5 du mois, des gens se rassemblent ici, aux abords des immeubles effondrés. La photo de chaque victime est projetée sur un mur et des lanternes volantes sont allumées.

Karine Bonjour nous en dit plus.

Comment est née l’idée de « Rue d’Aubagne, Récit d’une rupture » ?

Karine Bonjour @Patrick Gherdoussi

« L’idée de « faire quelque chose » a surgi en premier. Bousculée par la culpabilité d’avoir tant aimé Noailles « en l’état », sans jamais l’imaginer comme autre chose qu’un décor à ma convenance, sans imaginer les vies que ce quartier abritait si mal. Et puis, j’ai été bouleversée par l’immense compassion et l’efficace solidarité qui se sont spontanément levées. Et par l’expression multiforme de cette compassion et de cette solidarité. Des repas, des pochoirs, des fresques, des permanences d’avocats, de psys, du baby-sitting, des cagnottes… En tant que documentariste, mon premier réflexe a été de filmer, mais, face à cette humanité si discrète, si délicate, je n’ai pas eu le courage de me tenir à distance ».

 

Votre livre est un recueil de textes et visuels, pourquoi cette forme ? 

« Pour restituer toutes ces formes d’expression qui ont spontanément surgi. Parce qu’elles étaient très créatives – certaines même très belles. Parce que chacun avait ressenti le besoin de s’exprimer avec son « outil », à sa manière et à son niveau. Et qu’il fallait rendre hommage à tous, qu’on juge leur production « belle », « intéressante », « pertinente »…ou pas. J’ai donc voulu restituer ces productions dans leur état de surgissement dans l’espace public : les tweets sont restés des tweets, les banderoles des banderoles, les articles des articles, etc… D’où les visuels. Quant aux textes, y compris ceux qui sont apparus sur les réseaux sociaux ou sur les murs, ils ont servi de trame narrative à ce récit, mais aussi de mise en abîme, de teasing ou de réflexion sur les événements. J’ai construit ce récit comme j’aurais tourné et monté un film documentaire : en organisant un matériau vivant et sans voix off, c’est-à-dire sans intervenir moi-même dans le récit ».

 

Comment avez-vous fait votre choix ?

« J’ai recueilli des centaines de documents, la plupart numériques. Puis j’ai d’abord réalisé une maquette de près de 400 pages où j’ai veillé à rendre le récit compréhensible, y compris par des lecteurs qui ne connaîtraient pas grand-chose à cette histoire. Par ailleurs, j’ai cherché à équilibrer les visuels et les textes, les contenus « lourds » et les clins d’œil, comme on rythme un film entre interviews et séquences plus visuelles, entre réflexion et émotion. Ensuite, c’est l’éditeur Parenthèses qui a fait intervenir le principe de réalité : si on voulait que ce livre coûte moins de 20 euros, il fallait couper ! C’est ce qu’on a fait pour arriver à 216 pages et 16 euros, et sans sacrifier ces deux principes de « montage » ».

 

Quels sont les textes ou images qui vous ont les plus émue ou marquée ?

« C’est difficile de valoriser les uns au dépend des autres. Disons que ceux que j’ai conservés sont, à mon avis, les plus indispensables à ce livre, mais pas à cette histoire. Je considère que le fait même que des gens, touchés de près ou de loin, aient ressenti la nécessité de s’exprimer en public rend toute production individuelle indispensable et admirable à ce récit collectif. Ce qui m’a le plus émue ou marquée reste avant tout ce que j’ai vécu « en vrai » au milieu de ces gens, dans les réunions, lors des hommages, dans la rue. Et c’est cette émotion-là que j’ai voulu conserver et restituer ».

 

Est-ce un livre factuel ou tend-il vers une réflexion ?

C’est un livre factuel, dans le sens où il restitue des faits réels. Mais, comme il les restitue par le prisme de journalistes, d’artistes et, plus largement, de sensibilités humaines, il représente la sensibilité de 120 individus, les contributeurs. Et il se trouve que la majorité d’entre eux ouvrent une réflexion, tout simplement parce qu’ils ont cherché des explications à ce qui se passait. Certains même développent cette réflexion, parce que c’est leur métier (les journalistes, les scientifiques) ou parce qu’ils ont cette ressource de mettre des mots ou des images sur ce qui se joue derrière les faits. Et ce qui se joue concerne bien des sujets de réflexion : qu’est ce qu’habiter une ville? Qu’est ce que la responsabilité collective ? Au moment où nous nous apprêtons à choisir ceux qui « gouverneront », le sujet auquel, à mon avis, ce livre nous invite à réfléchir, c’est celui du rôle des habitants dans la gestion de leur ville ».

 

Ce livre peut-il intéresser les non Marseillais ?

« J’avais constaté – et chacun a dû faire le même constat – que, hors Marseille, on n’avait pas réellement perçu ce qu’avaient vécu les Marseillais, ni ce qu’ils avaient mis en place, ni ce qu’ils s’apprêtaient à mettre en place pour leur avenir. Le premier objectif de ce livre était donc de mettre tout le monde au même niveau d’information. D’autant que cette histoire de Marseille concerne, justement par les réflexions qu’elle génère, bien au-delà. Je suis choquée, par exemple, que l’État intervienne aussi peu, que, plus largement, les institutions républicaines aient détourné le regard de ce monstre qu’elles ont, si ce n’est engendré, au moins laissé grandir jusqu’à ce qu’il engloutisse ses concitoyens. Ensuite, je souhaitais rendre hommage aux victimes, défunts et délogés, qu’on n’oublie pas ce qu’on peut considérer comme un accident industriel à l’échelle de la deuxième ville de France ».

 

Que reste t-il de l’engagement citoyen, un an après ?  

« Il s’est mué en élan politique. D’abord contre la municipalité, ou plutôt contre le système municipal en place depuis des décennies. Puis, peu à peu, à force de rencontres, de réunions, de réflexion, il se concentre dorénavant sur l’échéance électorale de mars. Et il s’incarne dans différents « mouvements » qui souhaitent tous donner davantage de poids aux citoyens dans la gestion municipale ».

Du côté des associations, les collectifs du 5 novembre et Marseille en colère sont toujours aux côtés des familles des défunts et des délogés. Et les associations plus « historiques », comme Emmaüs ou Un centre ville pour tous, interviennent sur des aspects pratiques ou politiques ».

 

Quels sont vos projets d’écriture ?

« Ce livre incarne l’année que je viens de passer, entièrement dédiée aux victimes des effondrements et des évacuations et à ceux qui ont les ont secourus. Après un tel bouleversement, il est très difficile de trouver un intérêt équivalent à un autre sujet d’écriture. Mais ce récit m’a ramenée à un projet antérieur qui concerne un immigré clandestin victime d’esclavage à Cassis. En citant Patrick Chamoiseau en exergue du livre, je me suis rendue compte que ces deux récits relevaient de la même dynamique : celle qui met en tension la défaillance de la République avec l’engagement des citoyens ». ♦

 

‘’Rue d’Aubagne. Récit d’une rupture’’, 16 euros (éd. Parenthèses, diffusion Harmonia Mundi). 200 exemplaires sont offerts aux associations qui secourent les milliers de délogés. La vente reviendra intégralement à ces derniers. Signature à Emmaüs Pointe Rouge le 9 novembre, à la librairie Pantagruel le 14 novembre avec Philippe Pujol et Transit le 21 novembre.

 

Bonus

  • Qui est Karine Bonjour ? Après avoir débuté sa carrière à la Maison de la Radio et milité à ATD Quart Monde, Karine Bonjour s’installe à Marseille en 2000. Elle lance Radio Baumettes et prend en charge des étrangers victimes d’esclavage avant de s’orienter en 2005 vers le film documentaire pour la télévision et les musées : ‘’Les paysans (entendez-vous dans nos campagnes)’’ en 2009 ; ‘’mai 68, esprit es-tu là ?’’ en 2008 ; films des expos d’ouverture du MuCem, en 2013…) Elle œuvre en parallèle comme bénévole pour Emmaüs. Ses projets ? Terminer le scénario de son livre ‘’Tout noir tout blanc’’ au sujet d’un immigré clandestin victime d’esclavage à Cassis.