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« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais

Par la rédaction, le 8 novembre 2019

Deux articles pour le même prix. On commence par les expos en cours car un week-end à rallonge se profile. Juste avant la radiographie de la Friche Belle de Mai, une expérimentation urbaine unique qui pourrait être inspirante pour d’autres quartiers défavorisés.

 

Prison Miroir, l’expo hors normes

Hors normes, car qu’en est-il de la normalité entre les murs d’une prison ? Hors normes, car cet événement inédit a impliqué un nombre inhabituel d’institutions et de tutelles – le Ministère de la Justice, la Direction de l’administration pénitentiaire, la Direction interrégionale des Affaires Pénitentiaires, le Conseil départemental de l’Accès au droit 13, le Barreau de Marseille et la Fondation de France. « Ce thème transversal, pertinent nous a permis de transformer l’envie de faire quelque chose ensemble en réalité », confie l’avocat Marc Bollet, président de la Friche Belle de Mai.

Cette expo en deux mouvements et deux populations (les détenus, les gardiens) s’inscrit dans un écosystème qui veut explorer la relation entre la prison et l’art. Apporter ainsi un éclairage décalé et neutre sur l’univers carcéral. Révéler aussi les assignations, les tabous et les jugements de valeur.

« Une réflexion sans commisération » 

« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais 1« Détenues », la série de portraits réalisée par Bettina Rheims date de 2014. Elle avait été largement initiée par Robert Badinter qui regrettait que si peu soit dit et montré de ces femmes. « Cette exposition était un moyen de leur redonner une place en tant que femme, de redéfinir une identité », explique Gwenaëlle Petitpierre, directrice du studio Bettina Rheims. 48 des 60 portraits de la série sont exposés, réalisés sur un fond neutre, qui ne rappelle pas la prison. Toutes volontaires, les femmes ont posé avec l’accord du juge d’application des peines. Apprêtées ou pas, pas toujours maquillées, brièvement libres de leur image. « C’est une réflexion sans commisération, très forte et bienveillante, remarque Isabelle Gorce, présidente du TGI de Marseille. Il y a une vertu pédagogique à parler de la justice et à présenter ce que ces femmes veulent montrer d’elles-mêmes ». Les portraits sont magnifiques, c’est tout le talent de la célèbre photographe. Mais certains visiteurs, dont je ne suis pas, regrettent que la condamnation et son motif ne figurent pas sous les portraits.

Les photos s’accompagnent de phrases ou de fragments de phrases, mélangés à dessein – « Au début, je n’ai pas su ce que j’avais fait, c’est comme si j’avais oublié que tout était vrai. Je n’arrivais pas à recoller les morceaux. Ça a duré quatre mois avant que je sache que j’avais tué mon mari. Je ne savais plus écrire, je ne savais plus lire. C’est comme si j’étais redevenue une enfant de 7 ans. Il fallait tout réapprendre ». « Elle est toujours tombée sur des mecs épouvantables qui profitaient d’elle, qui lui prenaient son fric ». « Avant elle avait des problèmes d’alcool et elle a peur de replonger. Elle n’a pas de repère, n’a jamais pris le train toute seule. »

En inversant l’œilleton

« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais 2L’autre exposition, inédite celle-ci, propose une plongée dans les coulisses de la prison, au côté des gardiens et des gardiennes. Pour « Un œil sur le dos », Arnaud Théval, par ailleurs auteur d’un travail de fond sur ce sujet, s’est glissé dans leur univers, d’abord à l’occasion de la cérémonie de remise de l’uniforme qui se tient une fois par an à l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) d’Agen. Mais aussi dans leurs pas, arpentant l’enceinte de vieilles prisons fermées, notamment celle des Baumettes, où toutes sortes de cicatrices subsistent – graffitis, photos. Les tatouages des personnels pénitentiaires, qui posent de dos ou le visage dissimulé par un masque, peuvent être lus en résonnance. « Je me trouve face à toute l’ambiguïté de la société, en inversant l’œilleton je l’ai vue et entendue, violente, émouvante, généreuse et écrasante, désespérante, poétique », note l’artiste. « Il faut déconstruire les idées reçues, ne pas perdre de vue la communauté d’êtres humains », abonde Christine Charbonnier, secrétaire générale de la Direction Régionale des Services Pénitentiaires sud-est. ♦ Nathania Cahen

 

* Le La Villa Médicis de Cassis parraine la rubrique « Culture » et vous offre la lecture de cet article dans son intégralité.

 

Belle de Mai, la friche hors normes

 

Avec l’appui de Google, Wikipédia et parfois comme c’est le cas ici un site internet particulièrement bien fait, n’importe quel journaliste a largement de quoi alimenter un article. S’il connaît un peu le lieu, il rajoute une touche personnelle. Si, de surcroît, il connaît des acteurs pour densifier le propos, le job est fait dans les règles de l’art. Son rôle se résume alors à jouer habilement du clavier pour attirer l’attention du lecteur potentiel. En l’espèce, en dehors du talent (n’est pas Albert Londres ou Philippe Pujol qui veut), toutes les conditions énumérées sont réunies. Avec toutefois un handicap majeur pour la déontologie. J’aime ce lieu que je fréquente et j’ai une profonde admiration pour les acteurs qui en ont fait ce qu’il est devenu, à commencer par son président Marc Bollet, qui appartient à une catégorie sociale et philosophique en voie d’extinction… les humanistes !

 

Un peu d’histoire

« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais 3Le bâtiment emblématique a été construit sous Napoléon III. Le quartier de la Belle de Mai en bordure des voies de la gare Saint Charles était à l’époque industriel et peuplé d’ouvriers. Progressivement plongé dans la déshérence à partir des années 1970 jusqu’à sa fermeture en 1990, la manufacture des tabacs de la Seita qui produisait les marques de cigarettes françaises Gitanes, Gauloises et Bastos a précipité ce 3e arrondissement de Marseille dans la crise jusqu’à en faire aujourd’hui le quartier le plus pauvre d’Europe. Au milieu de cet océan de misère, la Friche de la Belle de Mai est pourtant parvenue à se hisser en vingt ans sur le podium des structures à vocation culturelles les plus importantes de France. C’est surtout un lieu ouvert aux habitants de ce quartier populaire mais qui parvient aussi à attirer des Marseillais du sud comme du nord. C’est enfin une gestion totalement anachronique via une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC).

100 000 m2, 500 000 visiteurs, 400 travailleurs au quotidien !

« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais 6Ces trois chiffres suffisent pour appréhender ce qu’il convient désormais de désigner comme un territoire culturel urbain public en mutation constante. Inutile de se plonger dans toutes les formes d’arts, de rencontres, d’activités qu’il propose. Les liens (bonus) permettront à ceux que cela intéresse de tout savoir sur les artistes et producteurs de contenus qui y œuvrent quotidiennement. Des expositions et rendez-vous, 600 par an. Les spectacles et concerts dans les cinq salles prévues à cet effet ou encore en plein air sur le toit terrasse, les restaurants, la librairie et, hors les murs, le cinéma Le Gyptis racheté il y a quelques années. La friche est un lieu vivant qui évolue en permanence en fonction aussi des attentes des gens aux premiers rangs desquels ceux du quartier. D’où la crèche, l’aire de jeu et de sports, les jardins partagés et bientôt une école primaire.

7 millions d’euros de budget le principe d’une voix/un vote

« Système Friche » : la réussite du modèle marseillais 4« C’était devenu une pétaudière », reconnaît celui qui en est à l’origine, Philippe Foulquié. C’est cet homme de théâtre qui a initié le système des friches théâtrales en France dans les années 80. Jack Lang était ministre de la culture, l’idée était d’occuper les lieux désertés par l’industrie avec des structures à vocation culturelle. La Belle de Mai lui doit son renouveau à partir de 1995. Le principe de gestion associative, libertaire et participative va rapidement se heurter à des réalités comptables et budgétaires doublées de batailles de chapelles, sans parler du choc des ego. En 2007, une nouvelle structure est mise en place qui va respecter l’esprit de départ tout en simplifiant la gouvernance. Une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) qui permet d’associer des personnes physiques ou morales, publiques ou privées. Elle rassemble dans son conseil d’administration des usagers du site (artistes, opérateurs) et les institutions publiques qui depuis 20 ans accompagnent le projet. Lors de son assemblée générale, elle fonctionne par collèges et sur le mode une voix/un vote. « Cela oblige à l’écoute et à l’humilité », explique Marc Bollet qui en a été l’initiateur et assume la présidence bénévole depuis. « Les décisions sont collectives et donnent lieu à des débats parfois homériques ». Cet avocat, élu bâtonnier par ses pairs alors qu’il était encore jeune, est aujourd’hui encore à la tête d’un cabinet florissant et tutoie tout ce que Marseille mais aussi Paris compte de personnalités politiques de premier plan, sans cacher la fierté que lui inspire cette aventure. « La Friche, c’est une incroyable reconversion en à peine une génération. Dans un quartier défavorisé ce lieu de vie est un exemple qui doit en inspirer d’autres. Il est facile de dire qu’un lieu culturel est un lieu ouvert mais quand il est situé au cœur d’un quartier pauvre, d’un quartier d’immigration, ouvrir les portes ne suffit pas, il faut aller vers la population et faire en sorte qu’elle vienne chez nous ». Et Alain Arnaudet, le directeur de la structure de préciser que sur les 70 salariés, plus de la moitié est issue des arrondissements défavorisés de la ville. « Dans le même temps, ça ne doit pas devenir un ghetto et nous avons réussi à faire revenir les Marseillais dans ce quartier ! », conclut Marc Bollet. Olivier Martocq

 

* Le La Villa Médicis de Cassis parraine la rubrique « Culture » et vous offre la lecture de cet article dans son intégralité *

 

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