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Où (en) est la démocratie ?

Par la rédaction, le 23 novembre 2019

© Nicolas Serve / Rencontres d’Averroès

Du 14 au 19 novembre se sont tenues à Marseille Les Rencontres d’Averroès, rendez-vous philosophique très couru pour ses débats tout public éclairés et ses témoins éclairants. À l’affiche de cette 26e édition, une sacrée interrogation, décortiquée au cours de tables rondes : Fin(s) de la démocratie ? Nous sommes revenus avec Thierry Fabre, le fondateur de ces rencontres, sur cet événement qui, comme toujours, a fait salle comble au théâtre de La Criée. Et en particulier sur cette question centrale de la démocratie.

 

Où (en) est la démocratie ?
© Nicolas Serve / Rencontres d’Averroès

Marcelle – À quel moment et pour quelles raisons avoir choisi le thème de la crise / des crises de la démocratie ?
Thierry Fabre – Les Rencontres d’Averroès sont chaque année consacrées à un thème. La question de la démocratie s’est imposée à moi après l’accession au pouvoir de Mateo Salvini en Italie et ses propos ouvertement empruntés au discours fasciste des années 30. Il m’est apparu que la démocratie était clairement en danger, chez nos voisins italiens et donc tout près de nous, en France, avec d’ailleurs un discours anti-français très violent et même ordurier parfois. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une réplique des années 30, chaque époque a sa singularité historique, mais c’est peut-être quelque chose comme une « récidive ». Le moment démocratique qui nous semblait irréversible, en France et en Europe, après la chute du mur de Berlin, en 1989, est au fond bien plus fragile qu’on ne le pense. C’est cette fragilité des démocraties qui est devant nos yeux. L’objectif de cette 26ème édition des Rencontres d’Averroès était d’essayer de mieux comprendre notre époque, à la fois en prenant le temps et du recul, à travers l’histoire longue des « origines de la démocratie », c’était la 1ère table-ronde des Rencontres, de la « fin de l’histoire ou d’une histoire », 2ème table-ronde, après 1989, justement, de la « place du peuple en démocratie », 3ème table-ronde et enfin de « Quels avenirs pour la démocratie? », 4ème table-ronde. En réunissant ainsi de nombreux spécialistes de disciplines différentes, dans ces quatre tables-rondes, il s’agissait de se donner les moyens d’une autre intelligence du monde. Or on n’est pas intelligent tout seul. Il est nécessaire de frotter des idées, de coaliser différents points de vue et perspectives, notamment « entre Europe et Méditerranée » puisque c’est l’échelle de réflexion de ces rencontres d’Averroès à Marseille. Rassembler plus de 5 000 personnes en trois jours pour de tels débats, sur le fond, me semble être une contribution publique à la réflexion, à partir de Marseille.

 

Marcelle- Quelles idées fortes sont ressorties des débats ? L’idée générale qui s’en dégage est-elle la confirmation que la page de la démocratie est bel et bien en train de se tourner ?

TF – La page de la démocratie n’est pas tournée, loin s’en faut! Les démocraties sont fragiles, leur modèle est aujourd’hui remis en question. Cette forme politique est appelée à se réinventer si elle veut continuer à exister. Mais en dehors de points de vue très pessimistes, des sursauts restent possibles. Il y a de réelles attentes démocratiques qui voient le jour et il faut être à l’écoute des contestations portées par les jeunes générations, qui sont majoritaires sur l’autre rive de la Méditerranée. A cet égard, il faudrait porter un regard bien plus attentif à ce qui se joue en Algérie. On parle en France bien plus de Hong Kong que d’Alger, ce qui est pour le moins singulier. Ce déni est une façon de détourner le regard et de ne pas prêter attention à une histoire et à un pays qui est pourtant en plein bouleversement politique. Les mouvements démocratiques dans le monde arabe ne sont pas des feux de paille ou de simples phénomènes saisonniers, un printemps arabe dirait-on… Il s’agit de tendances lourdes, portées de l’intérieur par des sociétés très majoritairement jeunes. Or ces jeunes générations ne peuvent pas ou plus se contenter du statu-quo. C’est ce que l’on observe dans les contestations actuelles, où les femmes d’ailleurs jouent un rôle de premier plan, au Liban, en Irak et jusqu’en Iran… Elles font craquer cet ordre ancien et plutôt que d’en avoir peur, il serait judicieux de l’accompagner, d’être solidaire, comme l’Europe occidentale a su le faire à l’Est, avant même la chute du mur de Berlin. Il y a une forme d’aveuglement de notre diplomatie qui n’a toujours pas compris qu’entre les militaires et les islamistes il n’y avait pas rien. Il existe des sociétés, en pleine effervescence, qui cherchent à inventer leur avenir et il est bien possible que ce soit sous des formes démocratiques. Pas des démocraties à l’européenne, mais des formes singulières, adaptées aux réalités politiques et religieuses de ces pays de la rive Sud de la Méditerranée. Quant à l’Europe, elle devrait ne plus être fossile, paralysée par ses peurs, et chercher à mieux défendre ses valeurs et ses principes démocratiques, comme les Droits de l’Homme, en particulier. Non pour imposer un modèle, mais pour défendre ce qui fait la singularité de notre histoire. Le  » Droit de l’hommisme » que l’on entend dans la bouche de certains irresponsables politiques, est une insulte et témoigne d’une véritable impuissance à défendre ce que nous sommes. Que serait une démocratie sans les Droits de l’Homme?…

 

Marcelle – De part et d’autre de la Méditerranée l’histoire, les régimes et héritages politiques sont très différents. Quelles problématiques communes ont pu être abordées ?

TF – Il ne s’agit pas de confondre les régimes politiques, ils sont en effet bien distincts, d’une rive à l’autre, et ils n’obéissent pas aux mêmes trajectoires. Mais il y a, comme l’a si bien dit le juriste et philosophe du droit Tunisien, Yadh Ben Achour, une « universalité de la norme démocratique ». Ce n’est pas un modèle importé, c’est une forme politique juste qui répond à la dignité de l’homme de l’intérieur. Il parle d’une « révolution intérieure » dans les sociétés arabes contemporaines.

 » Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger « . Cette phrase de Terence, poète latin des deux rives, entre Carthage et Rome, nous donne au fond un fondement de ce qui est possible à partir d’une certaine idée de l’homme, pour fonder, encore et encore, un projet démocratique. Ne sous-estimons pas les attentes démocratiques des jeunes générations… Elles peuvent nous entraîner bien au-delà de nous mêmes. Alors que des dictatures ou des régimes autoritaires se répandent dans le monde, que les passions identitaires s’affirment, il est plus nécessaire que jamais de renouer avec des passions démocratiques. ♦

 

  •  Il sera, sous peu, possible de lire les compte-rendus des tables rondes dans la journal culturel Zibeline : l’exercice a été mené par des étudiants en journalisme de l’IEP d’Aix.

 

  •  Averroès (en arabe Abū al-Walīd Muḥammad ibn Ruchd) – Philosophe islamique (Cordoue 1126-Marrakech 1198). Alors que l’Occident n’avait pas su conserver l’intégralité de l’héritage grec, c’est par le truchement d’érudits arabes qu’il le redécouvrit. Avec ce musulman d’Espagne culmine une pensée qui va mettre au premier plan l’œuvre d’Aristote. Suite de la bio de cet érudit sur le site de l’Encyclopédie Larousse.