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Des fourmis pour redonner vie à une zone polluée de la Crau

Par Agathe Perrier, le 5 août 2021

Journaliste

Photo d'illustration

[redif en lecture libre] Des chercheurs provençaux ont fait appel à des fourmis dites moissonneuses afin de réhabiliter un espace naturel de la plaine de la Crau, pollué aux hydrocarbures il y a dix ans. Une première mondiale pour cette méthode fondée sur la nature, dont les résultats sont plus que prometteurs.

 

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Thierry Dutoit, écologue et directeur de recherche CNRS à l’IMBE © DR

Août 2009. Un oléoduc passant sous la plaine de la Crau, exploité par la société SPSE, se déchire. Des litres de pétroles se répandent, en pleine zone naturelle d’intérêt écologique exceptionnel faunistique et floristique (ZNIEFF). Peu s’en souviennent alors que cela relevait d’une véritable tragédie pour la biodiversité. Un terme loin d’être exagéré. « La biodiversité sur cet espace a été entièrement détruite », affirme Thierry Dutoit, écologue et directeur de recherche CNRS à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie (IMBE).

Les chiffres montrent bien l’ampleur des dégâts : 4 000 m3 de pétrole déversés et 72 000 tonnes de terre polluée déblayée. Laissant un trou de cinq hectares, sur 50 cm de profondeur. De par le statut de réserve naturelle de la zone, SPSE (Société du pipeline sud-européen) a l’obligation de restaurer les lieux. Et c’est notamment une méthode d’ingénierie écologique qui va être choisie, et plus précisément une solution imitant la nature.

 

Remplacer la terre, et après ?

La première étape consiste à combler le trou avec une matière identique, couche par couche. Chargé des mêmes espèces de graines que les alentours, l’espace allait retrouver un aspect similaire, avec une flore identique à celle du voisinage non détérioré. Mais, comme le souligne l’écologue, la plaine de la Crau telle qu’on la connaît aujourd’hui a mis 6 000 ans à se façonner. Impossible d’attendre aussi longtemps.

« Je compare souvent ces recherches à un tableau. On avait la bonne toile, c’est-à-dire le bon sol, et les bonnes couleurs avec les graines qui allaient donner naissance à des plantes. Il nous manquait les artistes capables de reconstituer le dessin pour accélérer la restructuration de la végétation ». Un rôle qui pouvait être assuré par des « ingénieurs des écosystèmes ». Non pas des hommes, mais des êtres vivants jouant des rôles majeurs dans la reconstitution d’un milieu. « Cela peut aller de la bactérie à l’éléphant », glisse Thierry Dutoit. Restait à trouver l’espèce la plus adaptée à ce territoire.

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Espèce de fourmi moissonneuse présente en Crau © DR
Des fourmis comme agricultrices

Les chercheurs de l’IMBE ont d’abord pensé à la brebis (bonus). C’est finalement vers la fourmi qu’ils se sont tournés. « Grâce à des travaux fondamentaux menés dans les années 1980 en Crau, on savait déjà que 20 à 25 espèces de cet insecte étaient présentes. Dont deux « moissonneuses », qui jouent un vrai rôle d’agricultrices », détaille Thierry Dutoit.

Les études ont montré que les fourmis moissonneuses de la Crau présentent de nombreux avantages. Elles sont là toute l’année, transportent les graines de 70% des essences végétales de cette plaine et sont capables de le faire sur une distance de 10 à 30 mètres – l’équivalent de 11 kilomètres pour nous. Leurs fourmilières peuvent compter 20 000 individus au bout de cinq ans et les nids s’étendre jusqu’à 25 m² chacun.

Les scientifiques ont alors introduit, en novembre 2011, 169 reines de fourmis moissonneuses sur la zone à rétablir. Une expérimentation unique au monde. « C’est la première fois que les fourmis étaient utilisées pour leur rôle d’ingénieur avec le but de restaurer un milieu », pointe l’écologue de l’IMBE. Huit ans plus tard, les résultats sont prometteurs.

 

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Échantillon de reines de fourmis moissonneuses © DR
Sur la voie de la réhabilitation

Toutes les hypothèses émises par les chercheurs sont aujourd’hui validées. À commencer par le fait que les fourmis jouent bien le rôle escompté d’artiste. « On a une esquisse du tableau final qui se met en place grâce à elles. Il ne sera pas parfaitement identique au précédent, mais on est dans la bonne direction et on garantit une réduction d’impact au maximum de ce qu’il est possible de faire avec les connaissances techniques et scientifiques actuelles », explique Thierry Dutoit.

Les fourmis moissonneuses transforment même le sol au-delà des espérances. « On s’est rendu compte qu’elles ne mangent pas l’ensemble des graines qu’elles déplacent. Elles en laissent certaines encore viables dans des dépotoirs près de leur nid ». L’intérêt de cette démarche est qu’une fois germées grâce aux pluies automnales et printanières, ces graines donnent naissance à une nouvelle végétation, au plus près des lieux de vie des insectes. Ce qui leur permettrait d’avoir à se déplacer moins loin les années suivantes pour trouver leur subsistance. C’est en tout cas ce que pensent les scientifiques. Des études permettront de confirmer, ou non, cette hypothèse.

 

La Crau restaurée d’ici 5 à 10 ans

Le recours à l’ingénierie écologique a en tous cas permis de maîtriser l’impact environnemental de cette réhabilitation, puisqu’il n’a fallu prélever qu’une centaine de reines pour la démarrer. Le coût financier se révèle également peu élevé. « Grâce aux travaux fondamentaux menés des années auparavant. Le coût de ce genre de méthode porte davantage sur le besoin de connaissances fondamentales », relève Thierry Dutoit. Exemple à l’appui : les scientifiques ont repéré à la Crau un ver de terre spécifique à ce territoire. Mais, comme aucune recherche ne lui a encore été consacrée, son utilisation aux côtés des fourmis n’est pas possible.

Le projet mené à la Crau est loin d’être terminé. De 169 reines introduites, on est passé à des milliers d’individus qui vont petit à petit peupler l’intégralité de la zone. « 2% à 3% de la surface impactée est aujourd’hui restaurée. Mais on devrait avoir un déploiement exponentiel grâce à la démultiplication de l’installation de fourmilières. On mise sur une réhabilitation complète d’ici 5 à 10 ans. Si tout va bien… », précise l’écologue. Entendez par-là, « sans changement climatique extrême », par exemple. Pas très rassurant pour le futur. Thierry Dutoit se veut pourtant optimiste et des mesures des espaces transformés sont attendues, afin de mieux prédire quand l’objectif final sera atteint. Et avec lui, le nouveau tableau de la plaine de la Crau. ♦

*article paru le 9 février 2020
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Photo d’illustration

La data au secours de la biodiversité 7 Le CEA Cadarache parraine la rubrique « Recherche» et vous offre la lecture de cet article *

Bonus [Pour les abonnés] Les brebis (presque) aussi utiles que les fourmis en Crau – Quel financement ? – L’IMBE –

  • Pas si galeuse, la brebis – Outre les fourmis moissonneuses, les brebis assurent également le rôle d’ingénieur des écosystèmes sur la plaine de la Crau. Car elles pâturent, piétinent le sol, transportent des graines dans leur toison et leur système digestif. Le seul problème est qu’elles ne sont pas présentes toute l’année sur la zone, en particulier l’été. Or, certaines espèces végétales ont leur pic de production lors de cette saison-là. D’où la nécessité d’avoir un ingénieur des écosystèmes complémentaire, comme les fourmis.

 

  • Le budget – L’ensemble du projet de réhabilitation a été pris en charge par la SPSE au titre de son obligation environnementale. Son coût global, intégrant la dépollution ainsi que la reconstitution, mais aussi l’impact lié à l’arrêt de l’utilisation du pipeline, s’élève à 48 millions d’euros. Sans plus de précisions quant au coût spécifique de la recherche, estimé par l’IMBE à « quelques dizaines de milliers d’euros ». Des conventions de collaboration avec des institutions, dont le CNRS, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et le conseil départemental des Bouches-du-Rhône, ont assuré certains financements scientifiques.

 

  •  L’IMBEL’Institut Méditerranéen de la Biodiversité et d’Ecologie marine et continentale est une Unité Mixte de Recherche. Ses principaux domaines de recherche sont l’écologie marine et continentale sur le bassin méditerranéen et les systèmes insulaires, incluant notamment la paléoécologie, l’écologie du paysage, la restauration des habitats, l’origine et l’évolution de la biodiversité, les impacts des changements globaux, les relations homme-milieu, l’écotoxicologie et la biotechnologie.Son positionnement scientifique veut placer l’écologie au cœur des sciences de l’environnement ; Intégrer le complexe Homme – Nature dans toutes ses dimensions ; Comprendre la biodiversité en regroupant les sciences de l’évolution et des écosystèmes ; Considérer la biodiversité comme ressource naturelle essentielle. L’IMBE explore ces champs de recherche sur le littoral et les zones côtières (y compris les systèmes insulaires), principalement autour du bassin méditerranéen.