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L’incroyable reconversion du chantier de La Ciotat

Par Paul Molga, le 27 février 2020

Journaliste

Plutôt que l’avenir de marina que lui promettaient les aménageurs, l’ancien chantier naval de la Normed a saisi au bond le marché florissant des mégayachts. Il est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de l’entretien des plus précieux navires de la planète.

 

L’incroyable reconversion du chantier de la Ciotat 3Ils ont commis tous les forfaits pour se faire entendre : bloquer les rues de Marseille chaque semaine, stopper des trains, forcer les portes de la préfecture, séquestrer des personnalités locales et même jeter à l’eau une voiture de police… Entre 1988 et 1994, 105 ouvriers de la Normed convaincus de l’avenir industriel du chantier naval de La Ciotat, ont tout fait pour protéger leur outil des récupérateurs de métaux et des promoteurs.

Ce matin ensoleillé d’octobre 2012 sous le ciel intense de Méditerranée qui illumine les roches rouges de la calanque du Mugel jouxtant le site, quelques-uns d’entre eux, reconnaissables au nombre 105 imprimé sur leur tee-shirt, sont venus savourer la justesse de leur acharnement : grâce à 16 millions d’euros d’investissement, la Semidep, chargée de la gestion de ces 34 hectares jalousés des aménageurs face au port de plaisance, vient de redonner vie à la grande forme longue de 360 mètres qui accueillait naguère la construction de cargos. Opérationnelle depuis 2015, elle peut aujourd’hui accueillir les nouvelles générations de yachts XXL qui naviguent en Méditerranée.

Au prix d’un pari collectif impliquant État, ville, communauté urbaine, région et département – le principal actionnaire de la Semidep – qui ont engagé des dizaines de millions d’euros dans le redéploiement du site, La Ciotat s’est fait une spécialité de l’entretien de ces jouets de milliardaires qui requièrent des contrôles techniques récurrents et des soins constants pour repeindre les coques, entretenir les moteurs, remodeler la silhouette, refaire la décoration ou réparer les avaries.

En une décennie, le chantier s’est hissé sur le podium des principaux pôles mondiaux de la réparation de ces signes flottants de la réussite et du luxe. Le marché est prospère. Avec l’essor des pays émergents, la flotte des yachts de plus de 30 mètres a quasiment quadruplé en 30 ans, passant de 1 081 en 1985 à désormais plus de 6 000. « Avant la crise, notre production annuelle était d’une trentaine de bateaux de 68 pieds (20 mètres) », témoigne un représentant du chantier turc Vicem. « Le nombre de commandes s’est réduit, mais leur taille a explosé avec l’apparition de nouveaux matériaux composites et d’innovation dans les process ».

 

L’incroyable reconversion du chantier de la CiotatLe luxe XXL

Plus de 200 navires de plus de 70 mètres ont ainsi été livrés et des palaces géants avec piscines, jacuzzi, cinéma, terrains de basket ou de golf sont sortis des chantiers. Tel Azzam, bâtiment record de 180 mètres au réservoir d’un million de litres de carburant pour un prix estimé à 468 millions d’euros. Or, la moitié au moins de ces joyaux navigue régulièrement entre Monaco (à l’occasion du Grand Prix), Cannes (pour le Festival), Antibes (pour se montrer sur le quai des milliardaires) et Saint-Tropez, à quelques milles de l’ancien bastion rouge.

Nez aiguisé par son père qui a parfumé des milliers de plats cuisinés, Michel Ducros a flairé le premier la bonne affaire. Propriétaire de plusieurs petits chantiers sur la Côte d’Azur au début des années 2000, la société Monaco Marine créée par le jeune héritier cherche de la place et des équipements pour attaquer le marché des grands yachts. Le site est idéalement placé sur l’arc latin, à équidistance entre les côtes italiennes et Ibiza, carrefour des fêtes de milliardaires. Mais en dépit de ses équipements spécialisés, de sa culture de la réparation navale et d’un tissu de sous-traitants compétents et diversifiés, il lui manque quelques infrastructures adaptées. Jean-Claude Gayssot, alors ministre communiste du gouvernement Jospin, débloque les crédits qu’il destinait au chantier de La Seyne, et conclut en 2004 l’un des premiers partenariats public-privé – Ciomolift dont Monaco Marine est actionnaire aux côtés de la Semidep et de la Caisse des Dépôts – pour construire un ascenseur à bateaux destiné à mettre hors d’eau des navires de 2 000 tonnes. L’investissement (42 millions au total) est décisif.

 

Plus de 500 sous-traitants

Au plus fort de l’activité, au moins treize mégayachts étalent leurs chromes rutilants sur le vaste terre-plein (33 000 m²) et dans la gigantesque cabine de peinture (90 mètres de long, des mensurations uniques en Méditerranée) dressée comme un fortin face à l’architecture design des bureaux de Monaco Marine. Avec une cinquantaine de millions d’euros de chiffre d’affaires, une présence géographique étendue et une capacité d’intervention globale sur tous les segments de la petite plaisance à l’hyper luxe, l’entreprise joue les locomotives. Elle attire notamment les meilleurs artisans du secteur pour satisfaire l’exigence de ses clients fortunés. Pas moins de 500 sous-traitants représentant des dizaines de corps de métiers travaillent aux côtés de ses 200 employés : charpentiers, menuisiers, peintres, chaudronniers, électriciens, mais aussi designer d’intérieur, décorateurs, spécialistes de soieries et autres « petites mains » du luxe. Leur savoir-faire est stratégique pour véhiculer la notoriété du site sur un marché nord méditerranéen de 850 millions d’euros par an soumis à une rude concurrence.

« Le redressement de La Ciotat illustre ce que la politique publique peut faire de mieux en matière de réindustrialisation », juge Alberto Spina, un Italien relax toujours à la pointe de l’élégance qui a installé sa société Composite Works sur les quais voisins de Monaco Marine dont il a été le directeur général. Dans le jargon naval, son entreprise réalise des opérations de « refit » qui se nourrissent du marché de l’occasion pour restructurer à la demande les navires de luxe qui changent de main. Il y a douze ans, il a cru aux ambitions de l’aménageur de faire des ruines restantes de la Normed « le palace des yachts de luxe ». Sa société a participé au défi en investissant 10 millions d’euros dans le déploiement d’un outil industriel high-tech. Bonne pioche : après une croissance régulière, elle s’est associée au numéro 1 mondial du secteur Marina Barcelona 92 (MB92) pour créer un groupe d’envergure internationale capable de répondre à l’exigence de prix, de réactivité et de qualité des propriétaires d’ultra-navire. Le nouvel ensemble pèse 150 millions d’euros de chiffre d’affaires et occupe environ 20% de part de marché.

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Noms improbables

Cette consolidation d’envergure sur le marché très atomisé de la maintenance et de la réhabilitation des super yachts plaît aux riches fortunes. En pleine saison, entre l’automne et le printemps, les plus beaux navires font désormais halte à La Ciotat. On peut y voir régulièrement l’imposant Rising Sun (138 mètres de long, 8000 mètres carrés de surface utile, 377 millions de dollars), propriété du producteur américain David Geffen, mais aussi le spectaculaire « A » à l’étrave inversée dessinée par Starck, et d’autres stars des mers aux noms improbables comme l’Anastasia, l’Hetairos, le Senso One, l’Ilona, le Musashi, le Kanalao, l’Annimia, Spirit, Blade, ou encore le Sailing Yacht A, plus grand yacht à voile privé au monde construit par l’industriel russe Andréï Melnitchenko, estimé à 417 millions d’euros.

Désormais, l’heure est à la consolidation. Un village d’entreprises de 12 000 m2 va prendre place sur les friches qui parsèment encore le site pour y installer un cluster couvrant toute la filière de la réparation des mégayachts. Avec ces projets, la Semidep espère voir le chiffre d’affaires total réalisé par les entreprises du site grimper de 120 à 200 millions d’euros à l’horizon 2023. Même aux yeux de Pierre Tidda, le plus irréductible des « 105 », le luxe a trouvé une certaine saveur. À plus de 70 ans, « Pierrot le pitbull », son sobriquet hérité de ses années de lutte, figure encore au conseil d’administration de la Semidep et dispose d’un bureau à l’étage de la direction, vue imprenable sur le port, d’où il veille comme d’une tour de contrôle à la bonne marche de la reconversion. ♦