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Marseille et l’infection : une si longue histoire

Par Hervé Vaudoit, le 24 mars 2020

Journaliste

La peste à Marseille. Tableau de Michel Serre

La cité phocéenne lutte contre les microbes depuis l’Antiquité. Les travaux du Pr Didier Raoult et de ses équipes à l’IHU, aujourd’hui en pointe dans la guerre contre le Covid-19, ne sont que le dernier épisode de cette bataille sans fin contre les infections de toutes sortes.

L’épidémie de coronavirus n’en est qu’un nouvel avatar, mais la confrontation de l’être humain avec les agents pathogènes susceptibles de le rendre malade est aussi vieille que le monde lui-même et cette lutte ancestrale n’est pas près de se terminer. Avec l’IHU Méditerranée Infection du professeur Didier Raoult (son portrait ici), on voit que Marseille a un rôle sans doute majeur à y jouer, ce que les historiens ne manqueront pas de considérer comme la suite logique d’une très longue histoire. Car Marseille et l’infection, c’est un couple constitué depuis l’Antiquité.

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L’ IHU Méditerranée Infections

Le patron de l’IHU, en fidèle avocat de sa propre ville, ne manque d’ailleurs jamais une occasion de le rappeler : les trois premières écoles de médecine de l’Histoire furent fondées à l’époque hellénistique. Et Marseille était l’une d’elles. Les deux premières ont vu le jour sur Kos, l’île natale d’Hippocrate, et dans l’isthme voisin de Cnide, le long des côtes Ioniennes, en mer Egée. Une région où se trouve également le port antique de Phocée, quelques dizaines de kilomètres plus au nord. Phocée, la ville d’où partirent les colons massaliotes qui allèrent fonder Massalia, l’antique Marseille, au VIe siècle avant Jésus-Christ.

Là encore, pas de hasard : comme Kos, Cnide et Phocée, Marseille est un port, l’endroit d’où l’on part vers n’importe quel ailleurs et la destination où l’on débarque de n’importe quel ailleurs. Avec dans son sillage tous les compagnons du monde, à commencer par les microbes, virus, bestioles et champignons qui transportent avec eux les pires maladies.

 

Les ports, ces places ultrasensibles

De toute éternité, c’est le plus souvent dans les ports – et désormais les aéroports – que sont arrivées les épidémies, avant de se répandre sournoisement de loin en loin. C’est donc naturellement dans les ports, là où les maladies faisaient leurs premiers ravages, que les écoles de médecine sont nées.

Fins observateurs et souvent pragmatiques, les hommes n’ont pas mis longtemps à comprendre la dynamique des épidémies, même s’ils ignoraient ce qui en était la cause. Ils savaient qu’un contact avec une personne malade pouvait suffire à contracter soi-même une maladie.

Les premières épidémies de peste qui ont décimé les populations européennes à intervalles plus ou moins réguliers dès le Moyen-Âge, ont ainsi débouché sur la création des premières périodes de mise à l’isolement des voyageurs en provenance de contrées lointaines, le temps de s’assurer qu’ils n’étaient pas porteurs d’une maladie contagieuse et/ou mortelle. Ce faisant, ils intégraient le fait qu’un temps d’incubation pouvait exister pour ces maladies, sans que cela repose alors sur quelque connaissance scientifique que ce soit.

Il n’empêche : sur cette simple intuition, le capitaine du port de Raguse – l’actuelle Dubrovnik, sur la côte Adriatique – décréta en 1377 trente jours d’isolement hors les murs de la ville pour les passagers et l’équipage d’un bateau de retour d’Afrique, où sévissait alors une épidémie de peste.

 

Les premiers lazarets
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Le lazaret d’Arenc, à Marseille

Moins d’un demi-siècle plus tard, en 1423, c’est à Venise que fut créé le premier établissement dédié à la quarantaine, sur l’îlot de Santa Maria di Nazareth, dont le nom fut ensuite italianisé en « nazaretto » puis déformé en « lazzaretto » – lazaret en français. Un nom qui a traversé les siècles, même si peu de personnes en connaissent aujourd’hui la véritable histoire – et le véritable sens.

Dans le petit monde de la médecine infectieuse, en revanche, on ne l’a jamais oublié. Dans un article consacré à l’IHU et publié par la célèbre revue médicale britannique The Lancet en décembre 2017, l’auteur décrit d’ailleurs l’établissement comme le « lazaretto marseillais du XXIe siècle ».

Selon l’historien Pierre-Louis Laget, un second lazaret fut créé peu de temps après celui de Venise, en 1467, non loin du port de Gênes, sur la côte Ligure. Puis un troisième à Marseille, en surplomb de l’anse d’Arenc, à quelques encablures au nord du Vieux-Port, en 1526. Avant que tous les ports d’Europe ne s’y mettent, souvent à la suite d’une épidémie meurtrière, plus rarement par simple précaution.

À la Renaissance déjà, le message préventif avait du mal à passer et les mises en garde des scientifiques avaient peu de prise sur la décision politique, déjà plus soumise aux contraintes économiques qu’à une éventuelle passion pour la prophylaxie.

 

La terrible peste de Marseille

La prééminence des puissances d’argent explique aussi pourquoi, malgré son lazaret et sa tradition médicale bien ancrée, Marseille eut à subir, en 1720, l’une des plus graves épidémies de peste de son histoire. En quelques mois, la maladie emporta près de la moitié de ses habitants et le quart de la population provençale, à l’image de ce qui s’était déjà produit en 1580.

Marseille et l’infection : une si longue histoire 2À l’origine du drame de 1720, le débarquement prématuré de la cargaison du Grand-Saint-Antoine, un navire armé par le Premier Échevin de Marseille, Jean-Baptiste Estelle, qui rapportait étoffes et coton brut du Moyen-Orient, où la peste était alors endémique. Son propriétaire s’est-il montré trop impatient à valoriser son investissement ? Les historiens n’ont jamais pu prouver qu’il avait lui-même fait pression pour écourter la quarantaine, mais c’est bien à cause de cela que la peste se répandit dans la ville, alors que la stricte observance des règles sanitaires et le placement des voyageurs au lazaret d’Arenc avaient jusque-là permis aux Marseillais de s’épargner toute épidémie. La dernière en date remontait alors aux années 1660.

Si l’on voulait dresser un calendrier complet des épidémies infligées à Marseille au cours de sa longue histoire, on obtiendrait une longue litanie de dates et bien d’autres maladies que la peste. Typhus, choléra, variole, tuberculose… au fil du temps, les ravageurs n’ont pas manqué pour tuer les Marseillais et occuper leurs médecins.

 

Le poids de l’Histoire : omniprésent

Tous ceux qui travaillent aujourd’hui à l’IHU Méditerranée Infection, surtout les plus anciens, savent l’importance de cette dimension historique, qui donne à l’IHU un indéniable supplément de légitimité territoriale. Surtout si l’on y intègre ses ambitions en matière de recherche, de formation et d’échanges avec le sud, cibles prioritaires de Didier Raoult depuis l’origine du projet.

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Monseigneur Belsunce

À Marseille, cette histoire est présente aux quatre coins de la ville. Elle est inscrite dans la pierre des bâtiments, dans les noms des rues et des places et jusque sur l’île de Ratonneau, avec l’hôpital Caroline. Au centre-ville, il y a ainsi le cours Belsunce, du nom de l’archevêque qui se dévoua sans compter durant la peste de 1720 et dont la statue trône sur l’esplanade de la cathédrale de La Major.

Le chevalier Roze, qui prit en charge l’évacuation des cadavres durant la même épidémie, a également sa rue, son buste sur l’esplanade de la Tourette (il y a été replacé en mars 2017, après un exil place Fontaine-Rouvier), et il a même son virage au Stade Vélodrome, celui des Ultras de l’OM, dans la partie sud de l’enceinte.

Parmi les noms et appellations en lien avec l’infection, on peut également citer le quai du Lazaret, entre le Vieux-Port et la Joliette, le boulevard Charles-Livon, neveu de Louis Pasteur, qui ouvrit sur cette artère un centre de production de vaccins de l’institut Pasteur, aujourd’hui hall de réception du New Hotel Vieux-Port, ou encore la plaque de marbre blanc apposée sur un mur de l’hôpital de La Conception, rappelant qu’ici même, « le poète Jean Arthur Rimbaud rencontra la fin de son aventure terrestre », le 18 novembre 1891, des suites d’une infection à la jambe droite contractée durant son séjour en Afrique de l’est, entre Aden et Harar. ♦