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Un catalogue de déconfinement aux éditions de L’Aube

Par Nathania Cahen, le 11 mai 2020

Journaliste

Comment une petite maison d’édition comme L’Aube traverse-t-elle cette crise tragique ? Comment son activité est-elle impactée ? Quelles réflexions d’avenir émergent ?

Les éditions de L’Aube, c’est cette petite entreprise familiale créée par le sociologue Jean Viard en 1987, qu’il codirige aujourd’hui avec sa fille Manon. Un dépôt de Achetez des livres ! 1bilan en 2008 suivi d’une renaissance. Un chiffre d’affaire 2019 de 1,2 million d’euros, dix salariés équivalent temps plein, une centaine d’ouvrages publiés chaque année et, pour diffuseur-distributeur, le groupe arlésien Harmonia Mundi. Ses deux grands derniers succès de librairie ont été La diplomatie n’est pas un dîner de gala, de Claude Martin, et Le droit d’être libre d’Éric Dupond-Moretti.

 

Quelles aides publiques ?

Une des spécificités du secteur de l’édition, c’est que ses clients libraires ont latitude de renvoyer et se faire rembourser les livres invendus. Il est très probable que beaucoup parmi ces derniers aient usé de cette facilité pour compenser les pertes financières Achetez des livres ! 2engendrées par la fermeture de leurs commerces. « Nous avions pour 300 000 à 400 000 euros de livres en librairies quand le confinement a été décrété. Mais à ce stade, nous sommes incapables de dire combien ont été vendus depuis le début de l’année et combien nous ont été retournés », déplore Jean Viard. Par précaution, et conscient d’une « casse » inévitable, il a emprunté 300 000 euros à sa banque au titre des PPI (Payment Protection Insurance – lire en bonus). « Jamais nous n’avons fait un tel emprunt ! Il nous a été accordé grâce aux deux exercices précédents, très positifs. Mais je n’ai aucune idée sur la manière dont nous le rembourserons », avoue l’éditeur. Il escompte la suppression des charges sociales pour les sociétés de moins de 10 salariés. Et imagine de souhaitables aides publiques ou la possibilité de transformer une partie de la somme en parts de capital. « Nous ferons les comptes après Noël. Mais nous devrions nous relever de cette période délicate ».

 

L’impérialisme des majors

Achetez des livres ! 3Des négociations sont menées par ailleurs avec les distributeurs et les libraires pour qu’aucune nouveauté ne soit mise en rayon avant la fin mai. Des sorties ont également été retardées – « J’ai bloqué par exemple l’ouvrage du démographe Hervé Le Bras, qui portait sur l’immigration. Et lui ai proposé d’élargir le propos : les immigrés arrivent par la mer, le virus est lui arrivé par avion. Qu’est-ce qui est le plus dangereux ? »

D’ici le 15 août, L’Aube ne placera que pour 100 000 euros maximum de livres en librairie. « Les majors de l’édition ont les mêmes problématiques que nous, donc ils vont balancer leurs meilleurs auteurs. Les tables et présentoirs vont être occupés par les grosses machines », prédit Jean Viard. L’aube prévoit d’éditer un essai du célèbre sociologue et philosophe Edgar Morin, en juin. Puis un roman et un polar cet été. Pas davantage. La force de la maison d’édition réside plus, de toute façon, dans les essais que dans les romans.

 

Nourrir de l’actualité les livres à paraître
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Le siège des éditions de L’Aube, à La Tour d’Aigues, dans le Vaucluse.

Pendant la période de confinement, la plupart des lecteurs ont épuisé la pile de livres en retard qui traîne toujours dans un coin. Ils vont certainement se tourner dans un premier temps vers les nouveautés qui traiteront de l’actualité ; Hubert Védrine ou BHL s’alignent déjà sur ce créneau, chez leurs éditeurs habituels. « Mais nous ne serons pas en reste, avec un ouvrage collectif regroupant vingt intellectuels et un essai auquel je travaille », indique le sociologue. Puis, avant Noël, il y aura un ouvrage avec Pierre Rabhi et un autre autour de textes de Gandhi. L’aube a par ailleurs bloqué tous les livres programmés mais pas encore imprimés : « pour que les auteurs les retravaillent en intégrant l’actualité, en les enrichissant de cette tragédie. Et pour répondre ainsi aux attentes prévisibles des lecteurs ».

 

Le numérique en embuscade

En attendant parutions et réécritures, les sujets de réflexion ne manquent pas. La place du numérique par exemple : même si cela ne représente pas encore un phénomène culturel en France, les livres électroniques sont une donnée qui compte. « Comment l’objet livre parvient au lecteur est également intéressant, ajoute Jean Viard. Si Amazon occupe aussi bien le marché, c’est parce qu’il n’y a pas de service de livraison équivalent ». Et de suggérer que les libraires s’octroient ou mutualisent les services de coursiers. Car, dans pratiquement tous les secteurs, des changements sont attendus, et des tendances jusqu’alors émergentes vont gagner en force. « Mais la chance de la librairie c’est d’être, au même titre qu’un théâtre, une institution urbaine, un monument de la ville, souligne Jean Viard. Et cela ne va pas changer » ♦

 

Bonus [pour les abonnés] – Les contrats PPI – Les chiffres de l’édition en France – Les initiatives d’éditeurs de la région PACA pendant le confinement

  •  PPI – Contrats d’assurance vendus par les établissements bancaires pour prévenir les éventuels défauts de paiement dus au décès de l’emprunteur, à l’incapacité de travail ou à la perte d’emploi.

 

  •  Les chiffres clé de l’édition en France – Ceux du Syndicat national de l’édition pour 2018, nouvelle année en demi-teinte. En baisse par rapport à 2017, le chiffre d’affaires des éditeurs est passé de 2 792 millions à 2 670 millions d’euros en 2018 (-4,38%) et le nombre d’exemplaires vendus a diminué, passant de 430 millions à 419 millions (-2,52%). Une combinaison de facteurs est à l’origine de cette contraction de l’activité : à la fois la forte baisse, prévisible et attendue, de l’édition scolaire après la réforme des programmes qui avait porté les années 2016 et 2017 ; mais aussi une rentrée littéraire qui n’a pas su combler pleinement les attentes du public, des ventes de fin d’année ralenties par les mouvements sociaux, une érosion des ventes au sein du circuit des clubs de livres. Il est d’autre part fort probable que le livre souffre de la baisse du temps que le lecteur a à lui consacrer face à la concurrence des nouveaux modes de consommation des loisirs.