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Le grand résistant Claude Alphandéry appelle à refonder notre société

Par Marie Le Marois, le 13 mai 2020

Journaliste

Grand résistant, Claude Alphandéry est également un acteur majeur de l’Économie Sociale et Solidaire. À l’heure où la société semble reprendre son cours, comme si de rien n’était, il nous explique, fort de cette double expérience, qu’il est urgent de valoriser les nouvelles formes de solidarité et de les faire coopérer. Interview en visioconférence de ce grand monsieur de 97 ans, pétillant et toujours actif.

 

Vous avez assisté à plusieurs ruptures de notre société dont celle créée par la Seconde Guerre mondiale. Pensez-vous que la crise sanitaire actuelle marque, elle aussi, une rupture ?

Claude Alphandéry : C’est une rupture très différente, on ne peut comparer la crise sanitaire actuelle à la violence et aux supplices de la guerre et des camps d’extermination. L’ennemi est en plus aujourd’hui moins visible : ce virus du Covid-19 est sournois, insidieux, insaisissable et intangible.

Elles ont commun, en revanche, les souffrances et les conditions de vie parfois dramatiques des Français. Mais aussi leur façon de résister. Comme pendant la guerre, face au malheur, les gens se sont levés, se sont rapprochés, ont uni leur force et mis de côté leurs désaccords.

Donc oui, cette crise sanitaire marque une rupture : ce système économique et social, qui nous a conduit à des risques inattendus et insupportables, ne peut plus perdurer. Cette pandémie a notamment révélé un appareil sanitaire en plein désordre : on a laissé s’abîmer un magnifique service de santé.

La Résistance a animé un souffle nouveau pour les décennies qui ont suivi. Nous avons été témoins pendant ce confinement de notre capacité à faire naître des solidarités collectives inédites, des organisations alternatives et des solutions d’urgence efficaces, ces mouvements spontanés forment-ils aussi un élan à notre société  ?

C.A. : Le souffle de l’après-guerre est né du développement de la Résistance, il y a presque 80 ans. En 1943, le STO (ndlr Service du Travail Obligatoire), imposé par les Allemands et accepté par Vichy, a obligé des centaines de milliers de Français à travailler en Allemagne, dans des conditions insupportables. La nécessité de prendre le maquis s’est imposée à une partie d’entre eux. Et la Résistance, fondée au départ par des citoyens engagés, a absorbé cette population nouvelle constituée d’ouvrier, étudiants, paysans, chefs d’entreprise, Gaullistes, Communistes… Nous avons été amenés à organiser et sécuriser le maquis. Mais aussi à débattre ensemble et dépasser nos divergences pour poursuivre la lutte et penser la démocratie. À l’échelle nationale, cette union, à travers le CNR (Conseil National de Résistance), a donné naissance à une série d’avancées pour la société, dont la Sécurité Sociale, les nationalisations, le syndicalisme (voir bonus). Ce souffle est retombé ces trente dernières années avec le règne du profit financier et de la consommation.

La pandémie a créé aussi un mouvement de résistance, d’abord impulsé par un réseau fabuleux de médecins hospitaliers, infirmiers libéraux, aides-soignants, médecins de ville, très comparable à ceux de la Résistance : des organisations qui luttent contre le pouvoir vertical, autoritaire et centralisé, et dépassent leurs divergences pour s’unir. Ils ont tenu bon avec des moyens dérisoires et des services surchargés. Ce mouvement s’est élargi avec toutes les initiatives citoyennes. D’ailleurs, comme pour la Résistance, les auteurs n’étaient pas nécessairement des citoyens engagés au départ. Hier comme aujourd’hui, ces noyaux œuvrent pour une société plus humaine et plus juste. Désormais, cet élan doit s’étendre à tous les secteurs : transport, habitat, enseignement, agriculture… Toutes les activités humaines qui concourent à notre bien-vivre et bien-vivre ensemble.

La crise sanitaire a mis à jour l’incapacité de notre société à assurer notre protection et la bascule de toute une population fragile dans la précarité. Quelles voies nouvelles seraient efficaces pour éviter que cela se reproduise ? 

C.A. : Depuis la Seconde Guerre Mondiale, j’ai assisté à plusieurs crises : crise de l’emploi à la fin des années 70, crise des subprimes en 2008, crise écologique… Cette succession de crises a remis en cause l’économie verticalisée et financiarisée, tournée uniquement vers le profit, et l’austérité qui a mis à mal les avancées sociales. Ces crises ont conduit à inventer d’autres formes de résistance, l’Économie Sociale et Solidaire – tiers-lieux solidaires, SCOP, SCIC… (bonus), l’alimentation en circuit-court, les monnaies alternatives et complémentaires (bonus)… Ces formes de résistance et de solidarité préparent en quelque sorte les nécessités d’aujourd’hui. Jusque-là, elles étaient dispersées et fragmentées. La crise sanitaire nous oblige à aller plus loin : il faut les faire converger et coopérer. Ce nouvel écosystème nous permettra de construire une société plus respectueuse de l’humain et de la nature.

Vous êtes le fer de lance de l’Économie Sociale et Solidaire. La crise accélère ce mouvement qui a fait ses preuves. Doit-il encore évoluer ?

C.A. : La situation inédite actuelle a été créée par les grandes industries, la mondialisation, le profit à tout prix. L’ESS, c’est l’humain avant tout et la valeur qu’elle défend, la solidarité. Le profit doit s’effacer devant la nécessité du bien-être. Le bien-être matériel certes mais aussi la confiance en l’autre et le désir du bien vivre ensemble. L’ESS est aussi une économie de proximité qui connaît les besoins des gens et l’environnement de production. Depuis 30 ans, on s’est en effet aperçu qu’à force de développer la croissance, la nature est arrivée à sa limite. L’ESS est donc aussi écologique. Il est important aujourd’hui d’amplifier et rendre plus solidaire encore cette économie coopérative et mutualiste.

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Comment opérer un changement de paradigme, passer de la réflexion à l’action ?

C.A. : La situation est très compliquée, très problématique pour beaucoup de monde : problèmes de ressources individuelles, de logement digne, d’accès à l’emploi, à la culture et même à l’alimentation, et de moyens de vivre tout simplement. Il faut d’abord régler ces carences mais sans reprendre les vieilles méthodes : décider d’en haut sans tenir compte des différentes parties prenantes. Si on prend l’emploi, c’est écouter les salariés bien sûr, mais aussi tous ceux qui participent à la chaîne d’activité et de valeurs et qui concourent à une vie commune et des biens communs.

Il est urgent d’instaurer un revenu universel de base. On voit bien que le gouvernement est obligé de multiplier les aides à ceux dont les revenus sont fragilisés. Avec un revenu de base, les Français pourraient trouver un emploi qui les intéresse. Ils travailleraient davantage et davantage pour le développement de la société.

Il est urgent d’abandonner cette économie engagée vers la concurrence et le profit financier, orientée vers la consommation, les biens et services très attrayants (croisière haut de gamme, usage excessif de l’avion…). Il est urgent d’abandonner ces formes de consommation créées au fond pour maximiser le profit, sans voir dans quelles mesures elles concourent ou pas à notre santé. Faut-il utiliser autant de pesticides pour obtenir certaines denrées agricoles ? L’aviation pour manger des fraises l’hiver ? Toutes ces activités ont créé des habitudes et des profits fabuleux dont il faudra se passer. Mais ce changement ne doit pas être brutal, il est important que les gens l’acceptent et le désirent.

Certains pensent que la société va être profondément modifiée, d’autres que tout va reprendre comme avant et même en s’accélérant. D’ailleurs, à Marseille, des solidarités collectives spontanées telle Massalia Couches System (voir bonus), épuisées, tirent le rideau une à une faute de relais. Comment éviter que l’espoir d’une société nouvelle ne retombe ? 

C.A. : Ces initiatives, nées de la coopération des gens et de l’intelligence collective (ndlr Coco Velten, Super Cafoutch, scop ti, La Roue Marseillaise….à Marseille), ont trouvé des solutions à des problèmes insolubles. Il faut entretenir ces nouvelles formes de solidarité sinon elles risquent de retomber. Et convaincre les gens en communiquant sur leur succès. C’est le rôle des médias. Puis il faut faire en sorte que les pouvoirs publics, les autorités locales et les entreprises appuient ces initiatives formidables, inédites mais fragiles.

Gardez-vous espoir dans l’avenir de l’homme ?

C.A. : Sans cet espoir, on ne vit plus. Une société vivante est une société qui croit que nous ne sommes pas au bout de notre aventure humaine. Nous possédons des atouts formidables, des moyens qui n’existaient pas il y a encore quelques décennies, qui protègent la vie et la rendent plus acceptable. Oui, il faut continuer à espérer mais cela nécessite aussi de résister et de coopérer. ♦

 

Bonus

[pour les abonnés] – bio express – ESS, SCOP et cie – le Conseil national de la Résistance – conseils de lecture –

  • Bio express

-Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il rentre dans la clandestinité à l’hiver 1942/43 et prend rapidement la tête du MUR (Mouvement Uni de la Résistance) Drôme-Ardèche, avant d’être promu lieutenant-colonel dans les FFI (Forces Françaises de l’intérieur). Au printemps 1944, il est le président du Comité Départemental de Libération (CDN) de la Drôme (plus d’infos ici).

-Expert économique auprès de l’ONU, animateur du cercle de réflexion le Club Jean Moulin, banquier…, il s’engage dans les années 80 dans l’Économie Sociale et Solidaire. Il crée France Active (spécialisée dans les prêts solidaires) et préside le Conseil national de l’IAE (l’Insertion par l’Activité Économique).

-Il est aujourd’hui président d’honneur de plusieurs structures dont France Active et Labo ESS, think tank sur l’Économie Sociale et Solidaire qu’il a fondé en 2010.

  • Le Conseil National de la Résistance (CNR).

    Il réunit et dirige dès 1943 les différents mouvements de résistance hostiles au gouvernement de Vichy. En 1944, il établit un programme d’action qui concentre notamment une séries de mesures économiques, sociales et politiques. Certaines de ses mesures ont été adoptées par la suite. Lire ici

  • ESS, SCOP et les autres

Economie Sociale et Solidaire : c’est quoi exactement ? Lire notre article dans Marcelle. Et le fonds d’investissement pour l’ESS ici.

Scop (société coopérative et participative) : Entreprise classique gouvernée par ses salariés avec un homme/une voix. Décodage dans Marcelle iciExemple de la Scop-Ti et de Super Cafoutch à Marseille (qui s’avère avoir reçu une aide à l’investissement de France Active, fondée par Claude Alphandéry). 

SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) associe autour d’un projet des acteurs salariés, des acteurs bénéficiaires (clients, usagers, riverains, fournisseurs…) et des contributeurs (associations, collectivités, sociétés, bénévoles, etc.) pour produire des biens ou des services d’intérêt collectif au profit d’un territoire ou d’une filière d’activités. Exemple : une crèche avec 4 groupes d’intérêt (parent, commune, salariés de la crèche, entreprise). Peu importe le capital investi, chacun a une voix.

Tiers-lieux solidaire : exemple de Coco Velten et les Grands Voisins, lire ici.

MLC (Monnaies locales complémentaires). Ces monnaies, alternatives aux monnaies classiques, sont légales. Elles dynamisent l’économie locale, favorisant l’emploi et les circuits courts. Une quarantaine de MLC sont en circulation en France (voir  monnaie-locale-complementaire.net) Exemple avec La Roue, lire notre article dans Marcelle ici.

  • Massalia Couches System

    collectait et distribuait lait et couches aux familles démunies. Les raisons pour lesquelles l’association a baissé le rideau :

« Cette période va, assurément, laisser des traces…de colère, d’indignation, de fatigue, de résignation mais aussi de partage, de joies et d’énergie pour la suite. Nous avons été les tristes témoins d’un système à bout de souffle, incapable d’assurer ni la protection, ni le respect des droits fondamentaux de toutes et tous, de dizaines de milliers de foyers marseillais que le confinement a mis à genoux. Et, une fois de plus, de l’incapacité des pouvoirs publics à apporter des réponses dignes ».

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