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« Somme toutes » met en lumière les invisibles de l’économie : les femmes

Par Nathania Cahen, le 10 juin 2020

Journaliste

Esther Duflo, récompensée par le prix Nobel d'économie en 2019

Cette plateforme éditoriale du groupe L’Express a soufflé sa première bougie en mai. Son slogan ? Quand les femmes comptent, l’économie progresse. Valérie Lion, camarade de promotion et consœur journaliste, en est la conceptrice et la rédactrice en chef. Elle s’explique sur l’utilité de cette initiative.

 

De quoi procède la création de Somme toutes ?

« Somme toutes » met en lumière les invisibles de l’économie : les femmes 1
Valérie Lion @Éric Garault pour L’Express

Valérie Lion – Je m’intéresse à la question des femmes dans le business depuis plus de vingt ans, comme journaliste économique à l’Agefi, aux Echos et au Nouvel Économiste, avant d’entrer à L’Express, en 2004. Lors de mes enquêtes et interviews, j’ai réalisé que je ne rencontrais que des hommes. Cela m’a sauté à la figure. Le déséquilibre était flagrant, cela n’avait rien à voir avec la réalité, le vrai monde. Dans d’autres champs, la politique, par exemple, on a vu émerger les femmes dans les années 2000.

Quand on cherche des femmes en économie, seuls trois noms reviennent systématiquement : Christine Lagarde, Esther Duflo (depuis qu’elle a reçu le prix Nobel d’économie) et Isabelle Kocher (jusqu’à ce qu’elle soit débarquée de la direction générale d’Engie). Parfois Laurence Boone parce qu’elle a conseillé Hollande à L’Elysée avant de devenir chef économiste de l’OCDE (bonus). Pourtant, que ce soit dans le domaine de la réflexion, de la décision ou de l’action économiques, les femmes existent. N’oublions pas que plus de la moitié des diplômés de l’enseignement supérieur sont aujourd’hui des femmes. Mais quand on rentre dans le monde de l’entreprise, on ne les entend pas, on ne les voit pas. Il m’a donc semblé nécessaire de créer un espace où valoriser leur contribution à l’économie à travers leurs visions, leurs réalisations et leurs expertises.

 

Il y a quand même eu, ces dernières années, quelques avancées avec, notamment, la loi Copé-Zimmermann…

C’est vrai qu’en 2011, cette loi a imposé une représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration ou de surveillance. Et comme en politique, quand il a fallu mettre des femmes sur les listes électorales, on les a trouvées, il suffisait de leur ouvrir la porte ! Puis, en 2017, le mouvement #MeToo a libéré la parole des femmes, y compris dans le champ économique. Elles se sont davantage senties autorisées à sortir de leur silence.

Avant cela, ma démarche aurait pu passer pour féministe !

 

La hiérarchie de L’Express a adhéré au projet sans hésiter ?

« Somme toutes » met en lumière les invisibles de l’économie : les femmes 2
Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber

Nous étions légitimes. L’Express est le premier news français, cofondé en 1953, à poids égal, par un homme, Jean-Jacques Servan-Schreiber, ET une femme, Françoise Giroud. Depuis, L’Express a toujours accompagné les mouvements d’émancipation des femmes, qu’il s’agisse de la loi sur l’IVG en 1975 ou du Manifeste des Dix (pour la parité en politique) en 1996. Avec cette conviction que l’égalité femmes-hommes est un vecteur de progrès social et collectif.

J’ai proposé l’idée au printemps 2018. J’ai eu le feu vert du directeur de la rédaction de l’époque, il a validé le principe qu’il y avait là un champ à investir, avec une approche engagée. Je dis bien engagée, pas militante. Le concept a été mis sur pied en mode « intrapreneuriat » (ndlr – quand un salarié d’une entreprise mène un projet innovant de bout en bout tout en gardant son statut – bonus), avec le soutien de la direction générale. Le 14 mai 2019, Somme Toutes était en ligne.

 

Quel est le modèle économique ?

Nous sommes partis sur un modèle d’audience, financé par la publicité. Le groupe Sodexo a ainsi été l’annonceur de lancement. Des entreprises se sont montrées intéressées par le fait de soutenir une rubrique en particulier, comme par exemple les Carnets d’entrepreneures.

 

Que trouve-t-on dans Somme Toutes ?

La ligne éditoriale est contenue dans la base-line : « Quand les femmes comptent, l’économie progresse ». Nous voulons démontrer que les femmes sont un vecteur de progrès pour la société et l’économie. Notre ambition est de valoriser leur parole et leurs actions au travers de cinq rubriques (bonus). Avec des histoires, « Somme toutes » met en lumière les invisibles de l’économie : les femmes 3des parcours, des initiatives pour faire progresser la réflexion sur l’importance de la contribution des femmes à l’économie. Des chiffres (diffuser et expliciter les études sur l’impact des femmes dans l’économie). Et de la prospective : relayer des visions, donner la parole à des expertes pour décrypter les multiples transitions à l’œuvre dans l’économie (numérique, collaborative, écologique, …). Sachant que Somme Toutes se déploie dans l’ensemble de l’écosystème de L’Express – magazine papier, site internet et application mobile – et se prolonge par deux newsletters (une hebdo en prise avec l’actu et une quinzomadaire articulée autour d’un édito et d’une revue de presse).

 

N’est-il pas contreproductif de réduire les femmes à des chiffres ?

Bien sûr, c’est le risque des quotas : s’en tenir à une approche purement mathématique. C’est pourquoi nous avons mis au point un baromètre (avec le cabinet de conseil Heidrick & Struggles) sur la féminisation des instances dirigeantes des sociétés du SBF 120 (ndlr – indice boursier déterminé à partir des cours de 40 actions du CAC 40 et de 80 valeurs des premier et second marchés cotées à Paris parmi les 200 premières capitalisations boursières françaises). Nous avons mené une étude approfondie sur le profil des femmes qui ont intégré les comités exécutifs ou directeurs de ces sociétés : leur formation, leurs diplômes, leurs postes précédents, le processus de leur nomination, etc…

On voit ainsi à quel point les entreprises ont une approche genrée des fonctions : les femmes sont sous-représentées dans les fonctions opérationnelles (directeur des opérations, de business unit) et surreprésentées dans les fonctions support (marketing, juridique, ressources humaines, communication). Or on sait que le pouvoir dans les entreprises appartient aux fonctions opérationnelles et à la finance… seule fonction support où les femmes sont minoritaires. Donc si on instaure des quotas dans les comex et codir, il faudra être vigilant sur les fonctions occupées par les femmes qu’on va nommer et ne pas regarder seulement le pourcentage de femmes !

 

Où sont les hommes dans ce projet ?

Il va de soi que l’idée de Somme Toutes n’est pas de s’adresser aux seules femmes. Mais d’amorcer ou relayer un dialogue, valoriser les hommes qui s’engagent à promouvoir les femmes. Pour cette raison, nous avons lancé la plate-forme avec l’interview d’un homme, Frédéric Mion, directeur de Sciences-po Paris. Et nous nous intéressons volontiers aux tandems femme-homme qui dirigent des entreprises. Nous souhaitons vivement embarquer à nos côtés les hommes qui sont convaincus de l’importance de la parité et de la mixité – et nous leur donnons la parole. Comme Guy Mamou-Mani, co-initiateur du mouvement #JamaisSansElles et coprésident du Groupe Open, Pascal Demurger, directeur général de la Maif, Bertrand Camus, le patron de Suez, ou encore le chercheur Michel Ferrary, membre du Haut conseil à l’égalité.

 

Quel bilan dresser de la première année de la plateforme ?

La première brique a été posée et la plateforme vit. Nous publions plusieurs articles par semaine. Mais ce n’est qu’un début, Somme Toutes a vocation à évoluer, se développer : décliner notre baromètre par secteurs d’activité, nouer des partenariats avec des chercheurs, créer des événements, devenir le lieu de fédération des réseaux féminins. La newsletter compte déjà près de 20 000 abonnés ! ♦

À quoi peut ressembler une start-up sociale ? 5

 

*RushOnGame, parrain de la rubrique « Économie », vous offre la lecture de l’article dans son intégralité *

 

Bonus – [Pour les abonnés] Mini bio de Christine Lagarde, Esther Duflo et cie – Les rubriques de Somme Toutes – L’intraprenauriat, c’est quoi ?

  • Les femmes célèbres de l’économie contemporaine- Christine Lagarde: trois fois ex-Ministre (de l’économie entre 2007 et 2011), ex-directrice du FMI, présidente de la Banque centrale européenne (BCE) depuis 2019.

Isabelle Kocher : ex-DG du groupe Engie (3e femme au poste de DG d’un groupe du CAC 40). En 2017, elle a été classée à la troisième place du palmarès international des femmes les plus puissantes, établi par le magazine Fortune.

Esther Duflo : économiste franco-américaine, membre du Massachusetts Institute of technology (MIT), prix Nobel d’économie 2019 pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté.

Laurence Boone : économiste française, chef économiste de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

 

  • Les rubriques de Somme toutes – La partie Actualités est la plus fournie avec 80 articles depuis un an et les archives de tous les articles sur les femmes dans le business et l’économie publiés par L’Express avant le lancement de Somme Toutes. On peut y lire par exemple le portrait de la Canadienne Joëlle Pineau, une des femmes qui comptent dans l’IA, des interviews de Pascal Demurger (Maif), d’Alexandra Palt (L’Oréal) et du duo Le Maire-Schiappa (sur leur projet de loi pour l’émancipation économique des femmes). L’idée est aussi de mettre en valeur les hommes qui s’engagent pour la mixité dans l’économie, avec des ITV croisées homme/femme dans des secteurs déséquilibrés comme la finance (peu de femmes) ou l’édition (peu d’hommes).

À la loupe décline des études et des recherches autour des thématiques économie et genre, entrepreneuriat féminin, féminisation des directions d’entreprise, etc.

La rubrique Longue Vue (points de vue d’expertes) a déjà mis en valeur une vingtaine de femmes parmi lesquelles Fanny Letier, cofondatrice de la société d’investissement Geneo Capital, dont voici les deux contributions : Donner du sens à la reprise et L’équité condition d’une croissance durable.

Carnets d’entrepreneures a déjà accueilli six femmes (à Paris, en région et au Québec) qui ont chacune produit une série de 4 à 6 posts sur leur vécu de cheffe d’entreprise. Elles ont toutes une personnalité incroyable, à l’instar d’Isabelle Guyomarch dont la vidéo de présentation est ici (chaque série est introduite par une vidéo dans laquelle les mêmes questions sont posées à chaque entrepreneure interrogée).

Enfin, Aux origines puise dans les archives de L’Express depuis 1953. On se délecte des éditos de Françoise Giroud sur les femmes dans les années 60-70 ou des grandes enquêtes de société signées Danièle Heymann et Michèle Cotta.

 

  • L’intrapreneuriat – Le modèle est né dans les années 70, peut s’appliquer à tous les secteurs, offre de nouvelles opportunités de croissance à une organisation en libérant la créativité et le potentiel d’innovation de ses collaborateurs. Cet article paru en 2016 dans Challenges en propose une présentation détaillée et émaillée d’exemples.