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Bilan subjectif et philosophique d’une campagne électorale

Par Marc Rosmini, le 28 août 2020

Agrégé de philosophie

Une des affiches anti-Printemps Marseillais ayant fleuri dans Marseille au 2e tour de la campagne municipale.

Retour sur la campagne des municipales à Marseille à travers le prisme d’un professeur de philosophie participant pour la première fois à une campagne électorale en tant que candidat (non éligible).

 

Quatre aveugles, pour la première fois de leur vie, croisent la route d’un éléphant. Le premier, palpant l’une des pattes, affirme que l’éléphant est semblable à un arbre. Le deuxième, touchant la trompe, proclame : « Pas du tout. Cet animal est une sorte de serpent ». Touchant sa queue, le troisième affirme que c’est à une corde que cette bête lui fait penser. Mais le quatrième, caressant l’oreille de l’éléphant, déclare que c’est à un éventail que l’on peut comparer l’éléphant. Un débat s’instaure alors entre les quatre aveugles, chacun étant persuadé d’avoir perçu correctement l’animal.

Bilan subjectif et philosophique d'une campagne électorale 2
En juin, Marc Rosmini tractait dans les rues de Marseille.

En tant que « fait social total », pour reprendre une expression de l’anthropologue Marcel Mauss, une campagne électorale est comme l’éléphant pour les quatre aveugles de ce conte jaïniste : tous ceux qui y participent ont l’impression d’avoir sur elle un point de vue éclairant, qui échappe possiblement à tous les autres ; mais personne ne peut en avoir une vision totale et exhaustive. Je voudrais donc ici rendre compte d’une perspective très partielle : celle d’un professeur de philosophie (dont le métier consiste à manier, avec ses élèves, des outils spécifiques d’analyse), candidat (non éligible) pour la première fois de sa vie, participant également pour la première fois à une campagne électorale, et se demandant, durant toutes ces semaines, ce que cette expérience pouvait lui donner à penser. Je précise que, pour moi, cette aventure a pris des formes diverses : participation aux réunions du think tank Mad Mars à partir de 2018, production de textes et de vidéos sur Facebook, réunions d’équipe des candidats du premier secteur, discussions informelles avec plusieurs têtes de listes, co-animation de réunions d’appartement, distributions de tracts dans différents quartiers, etc.

Pour ne pas être trop long, car il y a beaucoup à dire, j’ai choisi un nombre limité d’entrées, que l’on peut considérer comme l’équivalent des parties du corps de l’éléphant perçues par les aveugles dans le conte jaïniste : « la délibération », « les extrêmes », « la dépolitisation » et enfin « la victoire ».

 

La délibération

En tant que discussion ayant pour but de prendre une décision commune, la délibération est au cœur de la vie démocratique. Pour que puisse exister un mouvement aussi inédit que le Printemps Marseillais (la Fondation Jean Jaurès vient de publier un document relatant sa genèse), il a fallu qu’un très grand nombre de délibérations aient lieu. Elles ont impliqué des personnes aux statuts hétérogènes, et des types de décisions très divers, portant notamment sur les contenus programmatiques, les problèmes tactiques et stratégiques, la question des alliances politiques, la constitution des listes, etc. Depuis ses origines, la démocratie est nécessairement tâtonnante et expérimentale, dans la mesure où il n’existe aucune réponse évidente aux questions suivantes : De quoi est-il le plus urgent de délibérer ? Comment décider de l’ordre des priorités ? Qui doit-être admis à exprimer son point de vue ? Quelle est la bonne échelle pour dialoguer ? Comment concilier des exigences qui peuvent sembler contradictoires : d’une part inclure le plus de participants possibles et donner du temps au débat et, d’autre part, ne pas tergiverser trop longtemps de crainte de laisser passer le « kaïros » l’instant propice pour agir ?

Ces questions sont aussi anciennes que la politique et, donc, que la philosophie politique. Pour les illustrer, j’aurais pu prendre comme exemple l’un des nombreux débats qui se sont avérés particulièrement constructifs, notamment dans le cadre de Mad Mars. Mais il me paraît plus pertinent d’évoquer un cas problématique, concernant l’une des décisions que le Printemps Marseillais a dû prendre durant l’entre-deux tours : faut-il ou non retirer la liste du PM dans le 7e secteur au nom du « front républicain » et de la lutte contre le Rassemblement National ? Ou bien faut-il se maintenir, afin de ne pas « offrir » à Martine Vassal un nombre très important de conseillers municipaux ?

Habituellement, en ce qui concerne les décisions qui doivent être prises durant l’entre-deux tours d’une élection municipale, l’urgence implique de trancher assez vite et, par conséquent, de limiter drastiquement la délibération, qu’il s’agisse du temps que l’on y consacre ou du nombre de personnes qui sont consultées. Mais cette fois-ci, la situation s’est avérée différente. En effet, nous étions tous à peu près persuadés que le second tour n’aurait pas lieu, comme prévu, le 22 mars. La situation inédite produite par la pandémie de Covid19 donnait le temps et la possibilité d’organiser une réflexion à grande échelle et sur un temps dilaté à propos des questions cruciales qui se posaient alors.

En ce qui concerne la décision de retirer la liste du PM du 7e secteur, la décision a été prise dans l’urgence (le soir même du 15 mars), au terme d’une délibération extrêmement brève, impliquant un nombre très réduit de personnes. Or – pour reprendre l’image du conte jaïniste – la possibilité de se représenter l’éléphant de manière à peu près fidèle suppose que l’on puisse regrouper les témoignages de nombreux aveugles, et de leur donner le temps de confronter leurs points de vue.

Si j’insiste sur cet exemple, c’est essentiellement pour trois raisons. Tout d’abord, des discussions citoyennes ont bien eu lieu à ce sujet (tout d’abord sur les réseaux sociaux numériques, en raison du confinement, puis, à partir du milieu du mois de mai, de vive voix) mais, malheureusement, elles se sont déployées après que la décision ait été prise. Je fais partie de ceux, très nombreux, qui ont contesté cette décision de manière publique, en critiquant notamment l’usage de l’expression « front républicain ». En voici un extrait vidéo.

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Par ailleurs, le choix du retrait est l’une des causes qui font que le Printemps Marseillais n’a pu obtenir une majorité absolue au Conseil municipal (le 7e secteur étant celui qui compte le plus de conseillers municipaux) : les conséquences de cette décision sont donc majeures. Enfin, la façon dont la décision a été prise a attiré l’attention sur la faible légitimité de la loi PML qui découpe Marseille en huit secteurs.

Il a en effet été annoncé que le choix du retrait avait été fait « par les colistiers du secteur ». Mais pourquoi donc une fraction minoritaire des candidats du PM (ceux des sept autres secteurs n’ayant pas été consultés) serait-elle légitimement habilitée à prendre une décision aussi lourde, impliquant l’avenir non seulement de ce mouvement politique, mais surtout de tous les Marseillais ?

À travers cet exemple, on comprend mieux à quel point la démocratie n’est pas un « système » (qui serait « le pire de tous à l’exception de tous les autres »), mais une exigence qui tente de se concrétiser dans des formes institutionnelles toujours discutables et perfectibles. En l’occurrence, on peut constater que le cadre de cette délibération n’a pas permis un débat contradictoire et argumenté à une échelle adaptée. La loi PML peut être tenue pour l’une des causes de cette impossibilité, de même que la façon dont le débat a été organisé au sein du Printemps Marseillais – car ce problème aurait pu être davantage anticipé. Et puisque nous sommes très nombreux à penser que ce cadre a finalement produit une mauvaise décision, il faudra s’en souvenir pour la prochaine fois.

 

« Les extrêmes »

La délibération politique implique des usages du langage qui sont tout à la fois spécifiques et hétérogènes : de très nombreux types de discours se télescopent durant une campagne électorale. Il est très intéressant d’observer les différents usages qui peuvent être faits des mots, notamment par les militants, les candidats ou encore les journalistes. Au cours de cette campagne marseillaise, les débats Bilan subjectif et philosophique d'une campagne électoraleont souvent été parasités par des « éléments de langage » utilisés par les colistiers d’une des principales candidates, cette dernière s’étant elle-même souvent présentée comme le seul rempart possible contre « les extrêmes », et notamment contre « l’ultra-gauche » censée être incarnée par le Printemps Marseillais. Philosophiquement, il est intéressant de distinguer la valeur de vérité d’un énoncé, relative à sa correspondance plus ou moins adéquate à la réalité, et son pouvoir performatif – j’utilise ici cette expression dans un sens assez large qui renvoie à la possibilité, pour un discours, d’avoir un effet sur la réalité. On sait bien que l’efficacité d’une formule, en politique, n’a souvent aucun rapport avec sa pertinence et sa rigueur, et on connaît les dégâts que peuvent causer les approximations conceptuelles. En 1793, déjà, Condorcet avait créé un Journal d’instruction sociale destiné à « combattre les charlatans en politique », et dont l’objectif était d’analyser méthodiquement les termes du débat public afin d’éviter, autant que faire se peut, les manipulations et les tromperies.

Revenons à la campagne municipale marseillaise. Qualifier le PM de « mouvement d’ultra-gauche » ou même « d’extrême-gauche » relevait d’un stratagème grossier. Parmi les divers individus qui ont créé ce mouvement politique, ceux qui sont situés le plus à gauche sont issus de La France Insoumise. Cela ne fait pas du PM un « mouvement d’extrême-gauche », et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord, les personnes issues de LFI sont très minoritaires au sein du PM. Mais là n’est pas l’essentiel. L’élément le plus important est que, précisément, LFI n’est pas un mouvement politique que l’on peut classer, en toute rigueur, à « l’extrême gauche ». Cette expression désigne en effet des familles politiques dont le projet consiste à rompre radicalement avec l’économie de marché, voire avec la démocratie libérale. Or, si on lit par exemple le programme de LFI pour les élections de 2017, on ne trouve rien de tel. Dans les réunions d’appartements, j’ai souvent procédé à un test assez éclairant en ce qui concerne la vacuité de ces « éléments de langage », et le caractère très approximatif des connaissances politiques de beaucoup de citoyens. À ceux qui disaient ne pas vouloir voter pour le PM parce qu’il était « trop à gauche » puisqu’il incluait des candidats « mélenchonistes » (adjectif qui avait pour effet de personnaliser excessivement les débats, et donc de le dépolitiser), je demandais si quelqu’un savait quel est, dans le programme de LFI, la proportion qui est jugée souhaitable entre le plus bas et le plus haut salaire dans une entreprise. En général, les participants pensaient que l’écart prôné par LFI devait être de un à cinq, voire de un à trois – un intervenant croyait même que la proportion était de un… à un ! Or, en réalité, c’est un écart de un à vingt qui est proposé par cette formation politique (c’est-à-dire un écart bien supérieur à celui qui, de fait, existe dans la plupart des entreprises françaises). On peut le vérifier ici, et en se référant à la proposition 29.

Il est donc clair que le programme de LFI est très éloigné de « l’ultra-gauche ». Pourtant, la rhétorique des candidats LR, qui est allée jusqu’à évoquer « l’hiver sibérien », s’est avérée efficace auprès de certains électeurs. De même, les fausses affiches du PM, sur lesquelles le visage de Jean-Luc Mélenchon (qui non seulement n’était pas candidat pour le PM, mais avait soutenu une liste concurrente au premier tour dans le 7e secteur) ont été prises pour des vraies, comme j’ai pu le constater à de nombreuses reprises en dialoguant avec des passants auxquels je distribuais des tracts. Plusieurs habitants du quartier d’Endoume accordèrent également leur crédit à une publication sur Facebook qui affirmait que dans le programme du PM, il était prévu de réquisitionner le collège Gaston Defferre et tous les logements loués en « Airbnb » dans le 7e arrondissement pour y loger des migrants. Et j’eus le plus grand mal, lors d’une conversation autour d’un comptoir de bar, à prouver à mes interlocuteurs que cette publication était mensongère, malgré son caractère pour le moins farfelu. Pour filer la métaphore jaïniste, ajouter un attribut parfaitement incongru à l’éléphant pourra toujours persuader un aveugle, si cet attribut s’intègre aisément aux représentations et préjugés de ce dernier.

« Celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper », écrit Machiavel dans le chapitre XVIII du Prince. Cinq siècles plus tard, la formule fonctionne encore. Même les plus invraisemblables manipulations des adversaires du PM ont produit un effet performatif sur de nombreux électeurs, ce qui révèle un manque profond de sens critique et de culture politique. Plutôt que de consacrer du temps à exposer et justifier les mesures contenues dans le programme, une part importante de la campagne a consisté, pour moi comme pour d’autres, à déconstruire des affirmations plus ou moins délirantes, et notamment à expliquer pourquoi les affiches montrant Jean-Luc Mélenchon et Michèle Rubirola étaient fausses (en ce qui concerne certains passants, mes arguments ont d’ailleurs été incapables de les convaincre qu’il s’agissait d’affiches mensongères).

Au terme de ces semaines de campagne, en me basant sur les dizaines de personnes que j’ai tenté de convaincre, il me semble que la proportion d’électeurs très facilement manipulables est loin d’être négligeable. Ce n’est certes pas une découverte, mais cela devrait nous inciter, ne serait-ce qu’à l’échelle de Marseille, à rouvrir de manière énergique le chantier de l’éducation politique qui, pour chacun de nous, est toujours perfectible et donc jamais achevée. On peut craindre que l’intérêt général ne soit guère favorisé à l’avenir si les campagnes électorales continuent à être parasitées par des termes (ici, « l’extrême-gauche ») qui font obstacle à la compréhension des enjeux, des programmes et des propositions. La démocratie ne progressera que si chaque citoyen, chacun à son échelle et avec le point de vue qui lui est propre, s’efforce d’offrir à la société tous les moyens possibles pour se comprendre elle-même. Il s’agit d’un enjeu majeur, que j’évoque dans le quatrième et dernier point de cette conférence sur « quelques difficultés de la démocratie ».

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La dépolitisation

Ces élections municipales, notamment à Marseille, ont été marquées par un très fort taux d’abstention. Cette dernière est souvent considérée comme un signe majeur de la « dépolitisation » de beaucoup de citoyens. Toutefois, de nombreuses données incitent à nuancer ce jugement. L’expérience de la distribution de tracts du PM dans les rues de Marseille m’a confirmé dans l’idée que la participation aux élections n’est pas nécessairement un signe de « politisation » et que, réciproquement, tous les abstentionnistes sont loin d’être des personnes qui se désintéressent de la chose publique.

Le problème consiste en l’occurrence à se demander quels sont les critères selon lesquels on peut juger que les motivations d’un vote (ou d’une absence de vote) sont réellement « politiques ». Par exemple, peut-on considérer que notre choix est « politique » s’il n’est guidé que par un échange de services relevant de ce qu’on appelle le clientélisme ? Si l’on postule qu’une réflexion n’est politique qu’à condition d’envisager ce qui serait souhaitable et juste pour tous les citoyens, ou du moins pour un ensemble de citoyens faisant face aux mêmes difficultés (inégalités, discriminations, etc.), alors un choix qui n’est motivé que par un intérêt purement privé (comme c’est le cas avec le clientélisme) ne peut être qualifié de « politique ». Par conséquent, on ne peut pas considérer que la participation à une élection est nécessairement un signe de « politisation », si la personne ne vote que parce qu’on lui a promis une embauche ou une subvention.

Si on laisse de côté ces motivations purement clientélistes, que certains passants m’ont exposées sans aucune retenue (« Je vote pour Vassal car elle m’a embauché, c’est la moindre des choses », m’a ainsi déclaré un médiateur urbain), il reste un éventail très vaste de justifications possibles pour expliciter le choix de son vote. « Je vote pour tel parti parce que mes parents m’ont dit que c’était le meilleur, et moi je n’ai pas assez de connaissances pour me faire ma propre opinion » ; « Je vote RN pour que la France reste la France » ; « Je voterai pour le PM, car je souhaite plus de justice sociale » ; « Je ne voterai pas pour le PM car j’ai peur de l’extrême-gauche » ; « Je vote pour Michèle Rubirola car elle a l’air très sympa », « Je vote pour tel parti parce que j’ai lu leur programme économique et que je l’ai trouvé sérieux »…  Parmi les divers types de motivations incitant à choisir telle ou telle liste, il est donc intéressant de se demander celles qui sont réellement politiques. Cette question ne vaut pas que pour les autres : elle est également réflexive et donc, d’une certaine façon, philosophique. Sommes-nous bien certains que les éléments qui influent sur notre vote sont réellement « politiques » ? Me suis-je assez informé (sur la réalité des problèmes à résoudre, sur les programmes, sur les actions passées des candidats, sur ce qui est ou non réalisable) pour être sûr que mon jugement est éclairé et autonome ? Mon vote n’est-il pas avant tout le résultat de déterminismes familiaux et sociaux ? Mon choix est-il guidé par une conception rationnelle de l’intérêt général, ou bien par des intérêts particuliers, ou encore par des préjugés irrationnels ? Il n’est pas aisé d’apporter à ces questions des réponses claires. Se les poser est toutefois essentiel si nous souhaitons cultiver notre lucidité citoyenne.

Si l’on peut donc juger que tous les « votants » ne sont pas nécessairement des personnes « politisées », les discussions que j’ai eues avec certains passants lors de séances de distribution de tracts m’ont réciproquement conforté dans l’idée que les abstentionnistes ne sont pas tous, loin de là, des personnes « dépolitisées ». Parmi ceux qui ne font pas (ou plus) confiance à la démocratie élective, on trouve au contraire de nombreuses personnes très concernées par les affaires publiques et par l’intérêt général. Certaines d’entre elles sont par ailleurs très engagées, notamment dans le cadre de mouvements relevant de ce que l’historien Pierre Rosanvallon désigne sous le terme de « contre-démocratie ». Selon Rosanvallon, cette dernière n’est pas le contraire de la démocratie, mais plutôt une forme d’engagement qui, à la façon des contreforts d’une église romane, contrarie la démocratie élective tout en la soutenant.

La mesure de l’abstention électorale n’est donc pas un moyen fiable pour mesurer le degré de dépolitisation de nos concitoyens. On sait par exemple que l’abstention, pour ces municipales marseillaises, a été particulièrement forte dans les quartiers populaires, et singulièrement dans la jeunesse de ces quartiers. Or de nombreuses discussions – pendant cette campagne, mais aussi dans le cadre de mon métier d’enseignant – avec des jeunes gens vivant dans des quartiers populaires m’ont prouvé que, si beaucoup ne votent pas, nombre d’entre eux ne sont pour autant ni indifférents envers la chose publique, ni inactifs en ce qui concerne la vie citoyenne. Leur éloignement des institutions électives s’explique notamment pas un certain nombre de cercles vicieux. Moins une frange de la population vote, et moins les élus ont tendance à s’en occuper. Et moins ces citoyens se sentent considérés par les élus, et moins ils se rendent aux urnes.

Par ailleurs, moins il y a de votants sur un secteur, et plus les pratiques clientélistes sont efficaces (puisque la victoire dépend de très peu de voix). Et plus un quartier est touché par le clientélisme, plus ses habitants ont tendance à ne voir dans la politique que des petits arrangements entre amis, et moins ils participent aux élections, ne voyant dans ces dernières qu’un simulacre.

Pour ceux qui sont désormais élus, notamment à Marseille, l’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de faire correspondre du mieux possible la politisation des citoyens (qui prend des formes très diverses) et leur participation aux élections. Personnellement, j’ai été surpris de ne pas réussir à convaincre de voter certains passants qui, pourtant, partageaient très largement les valeurs défendues par le Printemps Marseillais, mais qui avaient perdu toute confiance dans le pouvoir (ou la volonté) des élus de faire vraiment changer les choses.

 

La victoire

L’illisibilité et la complexité des modes de scrutin et des dispositifs institutionnels font partie des éléments qui expliquent l’éloignement de beaucoup de citoyens des processus électoraux. Il y a environ un siècle, dans le premier chapitre de son livre Le Public et ses problèmes, John Dewey remarquait que certaines formes institutionnelles, surtout si elles se figent et ne sont plus questionnées, constituent un obstacle à la poursuite de l’intérêt général. Selon lui, il faudrait sans cesse critiquer les formes prises par la démocratie, afin qu’elles s’améliorent progressivement, et qu’elles permettent vraiment la prise de conscience la plus large possible des problèmes publics, et la possibilité de leur résolution. Dans le même ouvrage, au chapitre IV, Dewey se penchait également sur les causes de l’abstention, avec là aussi une étonnante actualité des analyses et des arguments.

Bilan subjectif et philosophique d'une campagne électorale 3Idéalement, on peut penser qu’une campagne électorale doit se terminer par un vote qui désigne un vainqueur. Or les choses ne se sont pas du tout passées ainsi en ce qui concerne ces municipales marseillaises, pour différentes raisons qui tiennent principalement à la loi PLM ainsi qu’au choix de Samia Ghali, issue des rangs de « la gauche », de faire cavalier seul dès le premier tour.

Le 28 juin, j’étais président de bureau de vote et donc, bien évidemment, je n’ai pas pu accéder aux médias avant une heure tardive. Vers 22h30, le dépouillement étant terminé, j’ai rallumé mon téléphone sur lequel se sont affichés un nombre impressionnant de SMS d’amis se réjouissant de la « victoire » et me félicitant pour mon implication. Je me demandais alors de quelle façon je devais les interpréter. Avions-nous gagné assez de secteurs pour avoir une majorité absolue au conseil municipal ? Ou bien mes amis, peu au fait de la loi PML, ne se fiaient-ils qu’au score global sur Marseille ?

À minuit, je rejoignais le siège de campagne du 6-8 puis, en marchant quelques mètres, le siège central du PM, rue Friedland. Une ambiance très étrange y régnait, beaucoup de gens (les moins bien informés) festoyant devant le siège en criant victoire, alors que les autres, armés de calculettes, étaient plongés dans une circonspection inquiète.

Durant la semaine qui a suivi, j’ai eu l’occasion de discuter avec pas mal de gens, notamment d’anciens élèves. Ces derniers me disaient invariablement : « Il sera impossible de ramener vers les urnes les citoyens tant que nous aurons des institutions aussi illisibles et alambiquées ». On retrouve ici l’intuition de Dewey : les formes institutionnalisées de la vie politique, loin de favoriser l’implication du public dans les processus de résolution des problèmes, peuvent parfois constituer des obstacles à la prise de conscience du public par lui-même, au processus de subjectivation politique, et à la poursuite de l’intérêt général.

Entre le 28 juin et le 4 juillet, donc, il n’a pas été possible de parler clairement de « victoire ». Est-ce le cas désormais ? Peut-on dire que le Printemps Marseillais a « remporté la victoire » ? Le fait de ne pouvoir clairement répondre à cette question révèle la complexité de la situation, complexité qui a notamment des causes institutionnelles sur lesquelles il serait possible d’agir. Le triple échelon (mairies de secteurs, mairie centrale, métropole) non seulement ne permet pas un exercice clair et sain de la représentation, mais crée au contraire une confusion profonde et dépolitisante. Dans le chapitre III.3 de son livre Le Bon gouvernement, Pierre Rosanvallon écrit à ce propos :

« La panne de l’idée de responsabilité politique (…) a en outre été liée, d’une façon diffuse mais décisive, à ce qu’on pourrait appeler une crise de l’imputation. Notion d’imputation qui est au fondement même de l’idée traditionnelle de responsabilité. Imputer, c’est en effet pouvoir attribuer une action à quelqu’un, donner à celle-ci un auteur. Être responsable, c’est devoir répondre de ce qui vous est imputable. Le problème est que cette définition a été minée par l’opacité croissante des processus de décision et la complexification des structures gouvernementales. Il est ainsi de plus en plus difficile de savoir qui est vraiment responsable d’une décision. »

L’élection de Martine Vassal à la tête de la Métropole, dix jours après le second tour des municipales, illustre bien l’analyse de Pierre Rosanvallon. Non seulement elle explique notre hésitation lorsqu’il s’agit de savoir si le Printemps Marseillais « a gagné » ou non ; mais elle implique surtout que les citoyens auront bien du mal, à cause de cette « cohabitation », à tirer un bilan clair de la mandature, dans six ans.

Quant à la loi PML, on peut voir en elle l’exemple typique d’un dispositif qui crée beaucoup plus de problèmes qu’il ne permet d’en régler. Les mairies de secteur ont peu de pouvoir (leurs services rendus à la populations sont limités) mais, par contre, le partage de la ville en secteurs multiplie les difficultés. Sans la loi PML, jamais la décision du retrait dans le 7e secteur n’aurait pu être prise sans une large délibération (la question ne se serait d’ailleurs même pas posée). Sans la loi PML, jamais Samia Ghali n’aurait pu placer aussi haut la barre des négociations avec un score aussi bas (6,4% au premier tour sur l’ensemble de la ville). Or cet accord avec Samia Ghali – certes nécessaire pour empêcher la droite de conserver la mairie – et le poste de deuxième adjointe qui lui a été accordé font partie des raisons pour lesquelles il est bien difficile de parler de « victoire » du Printemps Marseillais. En effet, durant toute la campagne, en m’adressant aux hésitants, à l’instar de beaucoup d’autres candidats et militants, j’ai souvent mis en avant les arguments qui me semblaient essentiels, et qui ont en grande partie motivé mon engagement : une nouvelles conception de la participation citoyenne, l’exigence de transparence et de probité, la rupture avec les pratiques clientélistes, l’émergence de personnalités politiques n’étant pas impliquées dans des « affaires », etc. En effet, ce n’est qu’en modifiant la manière même de prendre les décisions politiques que l’intérêt général pourra être mieux défendu que ce qu’il l’a été à Marseille depuis tant de décennies.

Par rapport à cette exigence, l’accord avec Samia Ghali risque fort de nous discréditer auprès d’un grand nombre d’électeurs. Et, si cet accord a été rendu nécessaire, c’est, comme on l’a vu, en raison d’institutions visiblement inadaptées aux exigences démocratiques.

Cependant, d’un autre point de vue, il n’est pas absurde de parler de « victoire ». Il y a un an, beaucoup de Marseillais pensaient que l’élection était jouée d’avance, et qu’il était impossible que Martine Vassal ne soit pas élue maire (l’hubris dont elle a fait preuve montre sans doute qu’elle-même partageait cette croyance). Or, aujourd’hui, c’est Michèle Rubirola qui est à la tête de la ville. De ce point de vue, l’aventure du Printemps Marseillais s’est soldée par un formidable succès qui a déjoué de nombreux pronostics.

Néanmoins, en politique, les vraies victoires ne sont pas celles que l’on remporte contre ses adversaires politiques. Nous ne pourrons parler de succès que si des victoires sont remportées contre la pauvreté, contre le creusement pathogène des inégalités, contre la dégradation de l’environnement, contre la corruption et le clientélisme, et, enfin, contre la crise de confiance envers les institutions. De ce point de vue, on ne peut pas encore savoir si le Printemps Marseillais « a gagné », même si les premières mesures prises vont dans le bon sens. Nous le saurons dans six ans, voire dans douze ou dix-huit ans, étant donné l’ampleur des dégâts à réparer.

Quels seront les facteurs de la réussite ? Ils sont nombreux. Je voudrais, pour conclure, en évoquer deux. Tout d’abord, la constance des élus à appliquer le programme, mais aussi à expliquer les difficultés de sa mise en œuvre, joueront bien sûr un rôle essentiel. Ils portent à cet égard une immense responsabilité. Mais ce ne sera pas suffisant. L’évolution de notre société, à laquelle les engagements du Printemps Marseillais en termes de pratiques démocratiques font écho, implique que nous passions d’une « démocratie d’autorisation » (dans laquelle le citoyen, en votant, délègue son pouvoir d’agir et se décharge de toute responsabilité) à une « démocratie d’exercice », pour reprendre la distinction opérée par Pierre Rosanvallon dans Le Bon Gouvernement. La campagne du Printemps Marseillais a été notamment portée par un élan citoyen inédit et réjouissant. Si ce mouvement de fond prend fin, si chacun de ceux qui se sont engagés durant la campagne retourne à ses affaires privées et redevient spectateur de la vie politique, il est peu probable que ceux qui sont aux manettes de la municipalité puissent mener à bien leur mission. J’invite donc tous ceux qui souhaitent l’application du programme du Printemps Marseillais à s’investir partout où c’est possible, notamment dans les nouvelles instances de délibération citoyenne qui vont être mises en place.

Mais pour refaire société et revivifier la vie de la cité, il ne suffira pas que vous, lecteur, vous y investissiez personnellement. En effet, si vous êtes arrivé jusqu’à la fin de cette longue chronique, c’est que vous faites probablement partie de la frange de la population qui possède un capital culturel conséquent, et qui se sent légitime à prendre la parole en public et à participer au débat citoyen organisé. L’enjeu sera aussi, durant ces six années, de rendre possible une participation beaucoup plus large et diversifiée socialement, et de redonner une place institutionnalisée à la parole de tous, notamment de ceux qui ont le sentiment de ne compter pour rien aux yeux des dites institutions. ♦