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Des consultations médicales adaptées à la culture d’origine des patients

Par Joséphine Martin, le 10 septembre 2020

Journaliste

Photo Iwaria

Pense-t-on et panse-t-on différemment selon sa culture ? L’approche transculturelle en médecine fait cette hypothèse et propose d’envisager le patient non comme un corps universel, mais aussi comme celui d’un Indien, d’un Maghrébin, d’un Lapon… habité par ses rites et ses modes de pensée. Peu répandue en France, la psychiatrie transculturelle est notamment portée par la psychiatre Marie Rose Moro, qui a ouvert la première consultation transculturelle destinée aux enfants de migrants1.

 

Des consultations médicales adaptées à la culture d’origine des patients 4
Marie Rose Moro

« Un médecin explique à son patient, atteint d’une maladie grave du foie, qu’elle nécessite une intervention invasive avec risque important. Je ne vous laisse pas m’opérer, docteur, lui répond le patient. En effet, il est Soninké (peuple principalement présent au Mali) et son corps ne lui appartient pas totalement. Il n’en dispose que d’un tiers, les deux autres revenant à la branche maternelle et paternelle. Comme son père est décédé, il faut contacter l’oncle de Moussa Traoré, à 3 ou 4 h à dos d’âne du téléphone… L’oncle se déplace, donne son accord à son neveu qui raccroche : Allez docteur, on va au bloc ! »

Écouter Isam Idris, psycho-anthropologue est passionnant. Après des études médicales, celui-ci s’est formé à l’ethnopsychanalyse et exerce sa spécialité comme enseignant, à Paris V, comme co-thérapeute dans la consultation de psychiatrie transculturelle du Pr Marie-Rose Moro (bio en bonus) au CHU d’Avicenne et comme chercheur sur l’évolution des dispositifs de soins et de prise en charge des patients. Il observe que s’il existe d’emblée un décalage dans la rencontre médecin-patient du fait de la vulnérabilité, de la souffrance du malade, cet écart peut encore être renforcé par le fait que le patient ne parle pas la même langue que le médecin. Plus encore, la méconnaissance de la culture du patient, peut être source de malentendus et bloquer la prise en charge de la maladie.

 

Djinns contre neurones

Ainsi un médecin aura du mal à convaincre un musulman que l’épilepsie est une atteinte neurologique des neurones temporaux, saturés par un neuromédiateur (sérotonine) qui déclenche un autre médiateur lequel provoque la crise (vibration des muscles voire coma). Et à lui administrer de la Dépakine, un médicament empêchant la survenue des crises. « Comprendre le mécanisme neurologiquement est une conception civilisationnelle et technique de la maladie, oppose Isam Idris. Mais pour un musulman, l’épilepsie est une attaque de djins, des êtres invisibles provoquant la maladie. »

Comment alors soigner le patient ? « Le simple fait « d’accepter » la présence d’êtres invisibles permet à un guérisseur musulman de fabriquer de la « dépakine coranique ». Ce traitement traditionnel fait d’eau de la Mecque joue un effet placebo, le patient se sentant respecté dans sa croyance ». Dans nombre de cabinets, l’incompréhension s’installe pour aboutir à l’échec de la prise en charge. À Avicenne (Bobigny) à partir de 1998, puis à partir de 2008 à Cochin (Maison de Solenn-Paris), Marie-Rose Moro a créé deux consultations transculturelles. Elles sont composées de thérapeutes de diverses formations afin que le patient bénéficie de différentes approches pour bénéficier du traitement religieux, culturel et médical.

 

(Se) Former au décentrage

Il existe peu de services comme celui de Marie Rose Moro, souvent sollicité pour des demandes d’orientations de patients en consultation transculturelle mais ne pouvant toujours y répondre. Cependant, s’intéresser à la souffrance de l’autre en prenant en compte sa culture ne nécessite pas une longue formation à l’anthropologie. Mais une curiosité, un décentrage. « Autrement dit considérer un autre point de vue que le sien, estime Rahmeth Radjack, psychiatre, responsable d’unité à la Maison des adolescents de Cochin. Il suffit aussi d’adapter quelques questions, de se rendre compte de l’importance d’un interprète et de prendre l’habitude de travailler avec lui en le considérant comme un allié thérapeutique. »

Des consultations médicales adaptées à la culture d’origine des patients 2Voici quelques années, alors interne en psychiatrie à Tours, Rahmeth est marquée par une erreur de diagnostic chez une patiente d’origine étrangère : « La dimension culturelle a embrouillé le tableau clinique. Nous l’avons mise sous neuroleptiques et nous sommes rendus compte de notre erreur, des mois après. » Elle fera de cette situation clinique le départ de sa thèse2 et s’inscrira en 2007, à un séminaire sur l’approche transculturelle organisé par Marie-Rose Moro. Et découvre à l’occasion qu’elle-même, Indienne née en France a intériorisé les normes sans se questionner sur les représentations du médecin selon la culture : « le médecin n’est pas à l’abri de préjugés implicites et compose avec certaines situations difficiles avec ses seuls bagages culturels, sociaux, familiaux ».

Aujourd’hui Rahmeth Radjack milite pour que l’approche transculturelle fasse partie de la formation continue, intervient en province, a mis en place avec son équipe un séminaire pour les externes à Paris V où elle parle de situations pratiques, transmettant des astuces aux étudiants, les faisant réfléchir sur leurs préjugés implicites : « Je pense ainsi aux situations liées à la laïcité à l’hôpital, où parfois des hommes refusent que leur femme soit examinée par un homme. Les étudiants l’envisagent parfois comme une situation de maltraitance ou de soumission sans voir qu’elle est culturellement possible. Et qu’en jouant le jeu de demander à l’homme l’autorisation d’examiner sa femme, s’il accepte, on peut dans une seconde étape, recevoir la femme seule… »

 

Faire évoluer la norme

Ne pas prendre un interprète pour annoncer un diagnostic grave, administrer un psychotrope puissant plutôt que de proposer une psychothérapie parce que le patient ne parle pas assez bien français, hospitaliser sous la contrainte pour délire, pour les mêmes raisons… Si les maltraitances institutionnelles sont encore nombreuses, Rahmeth voit évoluer les mentalités avec espoir : « les questions en master sont plus pertinentes et élaborées, je vois une vraie volonté d’adapter les pratiques. De même que la laïcité est plus interrogée aujourd’hui qu’il y a encore quelques années où l’idéologie républicaine était prégnante et nous empêchait peut-être de s’interroger sur les possibilités d’adapter une prise en charge. »

Adapter ? Annoncer une maladie grave en présence d’un tiers médiateur, par exemple, cite Isam Idris : « Dans certains pays, il n’est pas question de donner un diagnostic au patient. Il faut le confier à un tiers qui porte le diagnostic… et ses affres. Être 3 permet la circulation quand la dualité génère de l’angoisse chez le migrant et le fait parfois délirer. Être à 3 permet des combinaisons et des solutions. » Et de soigner le patient, ici, en France. ♦

 

1 Et créé en 1998, à la faculté de médecine de Paris-XIII-Bobigny, le premier diplôme de psychiatrie transculturelle.
2 « Les erreurs de diagnostic en situation transculturelle »

 

Bonus

[pour les abonnés] – Marie-Rose Moro-

  • Marie Rose Moro – Psychiatre d’enfants et d’adolescents, psychanalyste, Docteur en médecine et en sciences humaines. De formation philosophique, elle est aussi écrivaine. C’est la chef de file actuelle de l’ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle en France. Actuellement chef de service de la Maison des adolescents de Cochin, Maison de Solenn (AP-HP) à Paris. Elle a  été chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne (Bobigny) de 2001 à 2013 où elle a créé en 2004, une Maison pour les adolescents, Casita. Actuellement consultante en psychiatrie transculturelle à Avicenne. Elle dirige une équipe de recherche transculturelle à l’Unité INSERM 669 et dans le Laboratoire de psychologie de Paris Descartes. Psychiatre au sein de l’ONG Médecins Sans Frontières depuis 1988, elle dirige actuellement les recherches de psychiatrie en situation humanitaire. Fondatrice et directrice scientifique de la Revue L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés. Elle est présidente et fondatrice de l’Association Internationale d’EthnoPsychanalyse (AIEP) et Présidente du Collège National des Universitaires de Psychiatrie (CNUP).
  • Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, notamment Grandir c’est croire, coécrit avec Julia Kristeva. Et un Guide de psychothérapie transculturelle (collection Hospitalité(s), mars 2020).