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La Frat’, bouffée de solidarité à la Belle de Mai

Par Maëva Danton, le 21 décembre 2020

Journaliste

[noɛl] Depuis 140 ans, ce lieu d’éducation populaire accueille les habitants du quartier pour qu’ils se retrouvent et bénéficient de services favorisant leur autonomie. Cette année, face aux conséquences économiques et sociales du coronavirus, elle a dû repenser son action pour répondre à l’urgence. Vital dans le quartier le plus pauvre de France.

Il est 8h30 et il fait gris. Déjà, le quartier de la Belle de Mai fourmille, baigné dans le bourdonnement incessant des voitures. Le marché est à peine installé que des mères de famille emmitouflées sous leurs capuches fourragent parmi les éponges, passoires, serpillières et autres bassines à un euro. Un boucher balaie le sol de sa boutique tandis que tournent ses poulets rôtis dont les effluves se mélangent à ceux des gaz d’échappement. En remontant le boulevard Burel qui mène à celui de Plombières, on croise quelques collégiens qui attendent l’ouverture de leur établissement. Plus haut, sur la gauche, une devanture blanche décorée de briques rouges intrigue. De part et d’autre, des mosaïques représentent une ribambelle de personnages. Et ce mot en lettres blanches au-dessus de la porte : FRATERNITÉ.

Après avoir poussé la porte, on se croirait dans une vieille salle de classe. Le plafond est haut et les murs jaunis par les années qui y ont marqué leur empreinte. Des tables et des chaises forment un rectangle. Un sapin de Noël et des guirlandes posées ci et là ajoutent un supplément de convivialité, de même que la crèche, entourée de plusieurs dizaines de sujets tirés d’autant de galettes des Rois. Sur les murs, des affichettes indiquent ce que l’on peut trouver ici. Pêle-mêle : des ateliers de français, de l’animation pour les enfants et adolescents, des cours d’informatique, du shiatsu, des soins esthétiques, des écrivains publics, des sorties, du jardinage …

Cheveux longs attachés en arrière, un homme interpelle avec entrain chaque visiteur. « Eh salut ! Ça s’est bien passé hier ? T’as ton attestation ? ». Il s’agit de Pierre-Olivier Dolino, le directeur de la maison.

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La grande salle d’accueil @MGP
Cent quarante ans de combat pour les droits humains

« La Frat’ a 140 ans », explique-t-il. « Elle a été créée par la mission populaire évangélique française, une institution protestante d’éducation populaire ». À cette époque, le pays s’industrialise et voit naître un nouveau type de pauvreté au cœur des villes. « L’idée n’était pas de créer une église mais un lieu où les habitants puissent se retrouver ». Avec une mission d’évangélisation mais aussi la volonté de prendre soin des gens et de les accompagner vers l’émancipation. « On parlerait d’empowerment aujourd’hui ». S’ajoute à cela une forme de militantisme à l’encontre de l’exploitation humaine et pour les libertés individuelles. La Frat’ s’est ainsi engagée sur un certain nombre de sujets de société, depuis le sauvetage des juifs pendant la guerre jusqu’au droit à l’avortement ou encore l’intégration des personnes LGBT. « Aujourd’hui, on se bat contre le mal-logement avec la fondation Abbé Pierre. On accueille des mineurs isolés et on interpelle les pouvoirs publics pour trouver des solutions contre la précarité et pour l’accès à l’alimentation qui est un vrai problème ici ».

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Pierre-Olivier Dolino, le directeur @MGP

Le lieu se veut également « interconvictionnel », « c’est un endroit où des gens de différentes croyances peuvent se rencontrer, échanger, travailler ensemble sur des projets. On sait qu’ils ont besoin de parler de leurs convictions, de leur foi, du sens de la vie, du rapport à la mort. Et ce librement, sans prosélytisme ».

Derrière lui, une femme aux cheveux courts, lunettes rondes sur le nez, s’affaire derrière la borne d’accueil où est posée une boîte de cookies premier prix de chez Carrefour. C’est Corinne, la chargée d’accueil. « Le pilier », disent ceux qui la côtoient au quotidien. Elle est arrivée ici en 2007. « J’ai fait de la cuisine, j’ai travaillé à la braderie, j’ai fait un peu de ménage avant d’être à l’accueil. La Fraternité m’a apporté beaucoup de choses. Beaucoup, beaucoup de choses », assure-t-elle les mains jointes, pensive.

« Elle dit que ce lieu, c’est son souffle », confie une stagiaire à son propos. Elle se sent utile ici. « La situation du quartier est très difficile, surtout en ce moment », déplore-t-elle. « Il y a beaucoup de familles en difficulté. J’apporte mon aide en fonction de ce que je peux. Et ils me le rendent bien. Vous voyez, j’ai eu des chocolats, des biscuits ... Ce sont des gentillesses qui font toujours du bien ». Un coup de téléphone l’interrompt. Un donateur va lui apporter quatre duvets. « Je ne sais pas comment vous remercier », lui répond-elle, comme si c’était à elle qu’on les offrait.

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Corinne, chargée d’accueil et « pilier » de la Frat’ @MGP

Le lieu est calme ce matin. Il l’a souvent été cette année. À cause du confinement, bon nombre d’activités ont dû être annulées. Pas de repas de quartier à 3 euros. Pas d’animations collectives, sauf pour les enfants. « C’était lourd de ne plus voir les gens comme avant. Pendant des années, on noue des liens avec des personnes. Quand on ne les voit plus, tout change », s’attriste Corinne.

 

Répondre à l’urgence sociale

Depuis une décennie, la Belle de Mai occupe la tête du classement des quartiers les plus pauvres de France. « Il y a peu de logement social ici, explique Pierre-Olivier Dolino. À la place, on a du logement privé dégradé. C’est un lieu où s’installent les primo-arrivants qui n’ont pas de papiers et donc pas de droits. Quand ils y ont accès, ils partent pour les quartiers Nord dans des logements sociaux ». S’ajoute à cela ce que tous ici vivent comme un abandon de la part des pouvoirs publics. « On est sous-doté en matière d’équipements publics. On n’a pas de piscine, pas de bibliothèque, on manque d’écoles, de places en crèche… Cela renforce le problème ».

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Mina et Nouria, stagiaire et volontaire @MGP

Mina est stagiaire ici. Nouria y effectue sa mission de service civique. Elles ne sont pas du quartier et ont été frappées par la précarité qui y règne. « On n’imaginait pas à quel point la vie était difficile pour les SDF ou les sans-papiers. Par exemple, nous avons découvert qu’une petite fille qui venait souvent ici ne mangeait pas pour laisser manger ses frères et sœurs. Ils étaient huit dans une seule chambre. Quand on faisait des goûters, elle mettait ce qu’on lui donnait dans sa poche pour le rapporter chez elle. Quand vous voyez ça, ça vous met un coup ! ».

 

Des bébés changés moins souvent

La crise liée au coronavirus n’a fait qu’exacerber la situation. « Les institutions ont fermé. Les premiers contrats à avoir été arrêtés sont les contrats précaires. Sans parler du travail au noir ou à la tâche, qui s’est arrêté aussi. Or c’est ce type d’emploi qui est majoritaire ici. Ça a été une catastrophe. Les familles ont dû manger le peu d’économies qu’elles avaient et cela a entraîné des arriérés dans les loyers. Il a fallu arbitrer entre se loger ou se nourrir. On a des bébés qui sont moins changés car les couches sont trop chères », alarme Pierre-Olivier Dolino.

Pour y faire face, la Fraternité Belle de Mai s’est associée à une série d’associations parmi lesquelles la fondation Abbé Pierre ou Action contre la faim. Elle a aussi fait front commun avec le Collectif d’habitants organisés du 3e arrondissement. 500 familles ont ainsi pu bénéficier de l’aide alimentaire, de couches, de kits d’hygiène, de vêtements. Ensemble, les acteurs de terrain ont interpellé les pouvoirs publics. « Avant, les familles pouvaient s’appuyer sur la crèche pour fournir une partie des couches et sur l’école pour offrir un déjeuner gratuit à leurs enfants. Avec le premier confinement, ça n’a plus été le cas. On a réussi à obtenir que la Mairie distribue 40 000 couches et reverse une partie des économies réalisées par la fermeture des cantines ».

 

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Dans sa braderie solidaire, l’association propose des vêtements gratuits ou à bas prix selon la situation de chacun @MGP

Pour financer ses actions, l’association a pu s’appuyer cette année sur diverses aides d’urgence en plus des dons privés. « On devrait réussir à boucler pour 2020 mais nous sommes inquiets pour 2021 car les aides publiques sont de moins en moins importantes. C’est insuffisant pour un quartier comme celui-là. Il faut aussi que les pouvoirs publics se coordonnent car les habitants ne savent plus qui interpeller ». Il souhaite par ailleurs que soient pris à bras-le-corps les sujets de fond, à savoir le logement insalubre et l’accès au travail. « Il faut créer des emplois à plus-value sociale ».

L’éducation populaire, envers et contre tout

L’année a été intense. « On est un peu sur les rotules », avoue Pierre-Olivier Dolino. Malgré tout, la Frat’ a tenu à poursuivre ses activités d’éducation populaire auprès des jeunes. « Avec le covid, notre capacité d’accueil est descendue à 25 enfants contre 44 en temps normal, mais c’est en train d’augmenter », assure Pauline Lopes.

Arrivée ici pour un remplacement il y a trois ans, la jeune femme y a pris ses marques jusqu’à devenir directrice du centre de loisirs en novembre dernier. Ce qu’elle cherche à apporter aux enfants du quartier, c’est une plus grande autonomie, indispensable pour qu’ils exploitent leurs capacités et croient en eux. Elle œuvre aussi à égayer leur quotidien grâce à sa fibre artistique. « Je leur emmène parfois ma machine à coudre. On fait de la photo, du stop motion… Nous sommes un relai, quelque chose de complémentaire à l’école ». Elle aimerait que plus d’enfants soient accueillis ici. « En maternelle, on n’en accueille que dix. C’est très peu, d’autant que beaucoup ne sont pas scolarisés car leurs parents pensent qu’ils n’y arriveront pas faute de maîtriser la langue. Mais ça crée des retards ».

Ce qui la chagrine aussi, ce sont les préjugés sur le quartier lorsqu’elle dit y travailler. « Ça m’agace ! Moi j’adore ce public. Ils sont très reconnaissants. Ils adorent aider à ranger, donner un coup de main pour le ménage ».

L’an prochain, elle aimerait travailler davantage sur l’aménagement des salles. « Je veux qu’ils s’approprient mieux l’espace ». Elle songe également à la création d’une ludothèque pour prêter des jeux à des familles qui n’ont pas les moyens d’en acheter . «Il y a une vraie demande».

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Une salle de jeu pour les enfants en bas âge @MGP
« Ici, on nous accueille simplement, avec indulgence et humanité »
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Farid le cuisinier en pleine préparation d’une pizza @MGP

Au-delà de ses trois salariés – Pierre-Olivier, Corinne et Pauline- l’association s’appuie sur une cinquantaine de bénévoles, des stagiaires, des services civiques et des salariés en insertion à l’image de Farid, qui s’applique à garnir la pizza que l’équipe partagera pour le déjeuner. « Je travaille ici depuis presque un an », dit-il en chaussant ses lunettes. « Je cuisine pour les enfants, pour les adultes. La cuisine française, c’est mon domaine ! J’aime l’ambiance qu’il y a ici. Les gens sont sympas ».

À côté de la cuisine, assise à une table avec une jeune fille qu’elle accompagne, une bénévole du Collectif d’habitants organisés du 3e arrondissement loue l’importance de ce lieu dans le quartier. Elle s’appelle Nassima Amoura et connaît bien la Belle de Mai qu’elle a vu se paupériser au fil du temps. « Mais il y a une chose qui est restée, c’est la solidarité entre les habitants », tient-elle à souligner. Une solidarité qui manque néanmoins de lieux où s’exprimer. C’est ce qui la conduit régulièrement ici. « Les petites associations n’ouvrent que quelques heures dans la semaine. Il y a la Friche – ce lieu culturel devenu emblématique, ndlr-, mais c’est déshumanisé, impersonnel. Ici on nous accueille simplement, avec indulgence et humanité. C’est une bouffée d’oxygène pour le quartier », dit-elle avant de s’en aller, avec sur les lèvres un sourire que l’on devine malgré son masque.

Il est bientôt midi. Sur les tables installées en rectangle, des couverts et des verres ont été posés. L’odeur de la cuisine de Farid embaume la pièce et met l’eau à la bouche. Les appétits s’aiguisent, en même temps que cette insatiable envie de se retrouver, de profiter de l’instant présent et de se réchauffer le cœur. Comme un doux remontant contre la grisaille ambiante. ♦

 

Bonus [pour les abonnés] Le réseau des Fraternités – Une année 2021 qui s’annonce chargée – Les financements – Le public de la Frat’ – Histoire du quartier –

 

  • Le réseau des Fraternités – Créé à la fin du XIXème siècle à Belleville, le réseau a essaimé sur tout l’Hexagone. À ce jour, on compte une douzaine de Fraternités en France, essentiellement dans d’anciens bassins ouvriers, à Saint-Nazaire, Lyon, La Rochelle, ou en banlieue comme à Trappes ou à la Duchère à Lyon.

 

  • Une année 2021 qui s’annonce chargée – En 2021, la Frat’ Belle de mai doit s’atteler à plusieurs chantiers.
    Dans un premier temps, si les conditions le permettent, elle souhaite reprendre une activité normale et remobiliser son équipe de bénévoles. Elle aimerait aussi mieux structurer l’association et les emplois qui y sont associés. « La majorité des salariés ici est finalement précaire. Il nous faudrait des financements pérennes pour proposer des postes plus stables », explique Pierre-Olivier Dolino.

 

  • Les financements – Comme beaucoup d’associations, le fonctionnement de la Frat’ est financé essentiellement par des subventions publiques (Métropole, Ville, Département, Etat, Caf). Celles-ci représentent 70 % de son budget qui s’élève à 200 000 euros par an. Le reste des fonds provient de dons privés (15%) et de l’argent dégagé par les activités telles que la braderie, les repas proposés au quartier, ou la vente de mosaïques réalisées lors d’ateliers dédiés.

 

  • Le public de la Frat’ – La Fraternité Belle de mai accueille environ 200 personnes par semaines, un millier par année. Bon nombre sont des habitués du lieu. Pierre-Olivier Dolino dresse le profil de ses visiteurs : « Il y a autant de femmes que d’hommes. La pyramide d’âges correspond bien à celle du quartier. On accueille des gens de 3 à 90 ans. Ce peut être des personnes en recherche d’emploi, au RSA, des migrants en attente de statut, des parents, des jeunes … ». Un échantillon assez représentatif.

 

  • Histoire du quartier – Ancien lieu de villégiature qui attirait les notables marseillais pour ses vergers et bals populaires, la Belle de mai devient au 19e siècle l’emplacement idéal pour les industries du fait de sa proximité avec la Gare Saint-Charles. Parmi ces industries : une manufacture de tabac qui fait venir de nombreux ouvriers dans le quartier. Beaucoup viennent d’Italie qu’ils ont fuie à cause de la misère et du chômage.

Rapidement, le quartier devient un bastion syndical et socialiste, représenté par Clovis Hugues qui devient en 1881 le premier député ouvrier socialiste au Parlement. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Belle de Mai est un lieu de résistance communiste.

Après les Trente Glorieuses, l’activité industrielle décline et la manufacture ferme ses portes. De nombreux ouvriers se retrouvent sur le carreau et le quartier, bien que proche du centre-ville, est progressivement marginalisé et sa population se paupérise.

Désormais, 15 000 âmes y vivent. La manufacture de tabac est devenue La Friche Belle de Mai, un lieu culturel qui accueille un skate-park, des expositions, des radios, un marché paysan et divers événements.