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À Marseille, trois femmes font revivre la mémoire de la comtesse Lily Pastré

Par Maëva Danton, le 24 juin 2021

Journaliste

A l'époque de la comtesse Lily Pastré, la bastide hébergeait le gardien de domaine. Elle s'est depuis fortement dégradée. @MGP

[#balancetonvoisingenial] C’est par un mail que Marion Manet, éducatrice spécialisée auprès d’enfants handicapés, a répondu à notre hashtag. Avec non pas un voisin génial à balancer, mais plutôt « un trio de voisines méritantes, créatives et gourmandes ». Trois femmes d’horizons très différents. Liées par des enfants fréquentant la même école de Marseille. Et animées par un même engagement au service du partage, de la convivialité et d’un accès pour tous à la culture. Concrètement, ajoute Marion Manet, « en redonnant vie à un des endroits emblématiques de notre ville. La campagne Pastré ».

 

Premier jour de l’été. Il est 9h30, le soleil est au rendez-vous et l’air encore frais grâce à un léger vent. Pour se rendre au Parc Montredon, il faut longer la Corniche puis se faufiler dans les rues du quartier de la Pointe rouge. Pas des plus désagréables comme parcours. On arrive alors face à un imposant portail ouvert. C’est ici que l’on retrouve Alesea et Sana, deux des géniales voisines de Marion Manet, respectivement présidente et vice-présidente de l’association C Lily Pastré.

Lunettes de soleil sur le nez, Alesea porte un élégant chemisier noir et une jupe rayée. Sana a pour sa part opté pour un t-shirt marinière et un pantalon vert. Elles ont la démarche tranquille et m’accueillent un peu comme si elles étaient chez elle. Ce parc, elles le fréquentent depuis qu’elles sont arrivées à Marseille, il y a une quinzaine d’années.

« C’est vraiment un cadre idéal, surtout quand on a des enfants », assure Alesea. C’est vrai que le lieu est plutôt idyllique. Un écrin de verdure au pied des calanques, avec vue sur la mer en supplément. « Ici, on fait tout. On se rencontre, on organise des anniversaires pour nos enfants, on fait nos joggings … », poursuit-elle tout en avançant le long d’un sentier du parc.

 

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Méandres de la consommation. Par Alesea. @Association C Lily Pastré
Alesea, l’esthète

Alesea est artiste et architecte d’intérieur. « Je suis une esthète depuis toute petite ». La nuit, elle rêve de la plus belle robe, de la plus belle chaise. Toujours animée par une insatiable recherche de perfection. Mais elle grandit en Moldavie, dans l’ex-URSS, où l’art est, dit-elle, peu reconnu. « On me disait que j’exagérais ». Lorsqu’elle arrive en France, à Marseille, elle a 25 ans. C’est le déclic. « Je me suis reconnue dans la façon de vivre à la française. Ici, on trouve des gens qui poussent la perfection à l’extrême. Ça a été une révélation pour moi ».

Ce qu’elle aime dans l’art, c’est la liberté qu’elle y ressent. L’absence de contraintes. « Quoi que je fasse, j’ai souvent l’impression d’étouffer. Il n’y a que lorsque je pratique l’art que ce n’est plus le cas ». D’autant que sa créativité est sans borne. Un bout de bois trouvé sur le sol peut être un support idéal. De même qu’une Coupe du monde de football.
Ses idées naissent de ses rencontres, et beaucoup de ses joggings.

 

Prendre les choses en main

C’est justement au fil de ces moments sportifs qu’elle constate que la bastide de Lily Pastré, située au bout du parc, se dégrade. Pendant quelques années, ce bâtiment -qui a, du temps de la comtesse, hébergé le gardien du domaine- est utilisé pour l’insertion de détenus. « Mais malheureusement ça n’a pas marché », regrettent les deux femmes. Abandonné, il est vite squatté et saccagé avant d’être muré. « Là, il y a un tag. Cela ne doit pas faire très longtemps », remarquent-elles en arrivant devant la bâtisse. « Il y a deux ans, elle était bien plus vaillante ! »

Alesea se demande d’abord pourquoi personne ne fait rien. Avant de se dire que, peut-être, il fallait prendre les choses en main. « Le projet est né comme ça ». Elle en parle à sa bande de mamans néo-marseillaises dont fait partie Sana. Or, il se trouve que cette dernière rêve depuis longtemps de monter un café.

 

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Quelques pâtisseries de Sana. @Association C. Lily Pastré
Sana, la pâtissière

Originaire de région parisienne, Sana se retrouve assez isolée lorsqu’elle arrive à Marseille. Tout comme les autres femmes de la bande. Peu de liens se tissent. Et ça, ce n’est pas dans sa nature.
Petite, elle grandit au sein d’une « grande famille ». Sa mère est passionnée de pâtisserie. Pas une réunion de famille sans plaisirs sucrés. Cuisiner, c’est une manière de prendre soin des gens. De leur dire qu’on les aime. Sana hérite de cela.
« Il paraît que quand elle était petite, elle ouvrait la porte à tout le monde, s’amuse Alesea. Quand les ouvriers refaisaient l’escalier de chez elle, elle leur disait : allez, je vous apporte le déjeuner ! ».
Aujourd’hui, elle n’hésite pas à demander à un sans-abri qu’elle croise ce dont il a besoin, même si on le lui reproche parfois. « Mais je trouve qu’on manque énormément de partage dans notre société ! » déplore l’intéressée.

« Je suis manager du réseau de glaciers Gelati Nino. Et ce que je constate, c’est que les gens ont besoin de lieux où discuter. Même si c’est juste le temps d’un café, ils ont besoin de dire à quelqu’un ce qu’ils ressentent ».
Elle veut leur offrir cela. Et en même temps, nouer un réseau de relations qui lui a parfois fait défaut en tant que maman célibataire. D’où l’idée d’un café. Et cette bastide semble être l’emplacement rêvé.

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Sana et Alesea, devant une œuvre de cette dernière. @MGP

 

Une ambiance art déco chic au milieu d’une nature agrémentée de land art

« Ici, en contrebas de la bastidette, on verrait bien une jolie terrasse en bois », se projette Alesea qui vient de poser sur une table de pique-nique en pierre d’imposantes planches cartonnées présentant le projet. « Au rez-de-chaussée, il y a un grand espace. On pourrait en faire un joli bar avec un service au comptoir ». Le premier étage serait quant à lui consacré à la restauration, aux expositions et conférences, tandis que le second accueillerait bureaux et espaces de stockage. Quant à l’ambiance, « on a opté pour un style vintage chic, art déco ».

Et Sana de compléter : « L’extérieur serait très nature. C’est deux mondes qui se marient bien ».

Autour du café, les visiteurs pourraient découvrir les œuvres de land art d’Alesea, cette forme d’art très tournée vers la nature (bonus). On peut déjà trouver quelques-unes de ses créations dans le parc, à l’image de cette immense toile d’araignée dorée qui s’est un peu étiolée à cause de la pluie. « Je l’ai appelé les méandres de la consommation. Car nous sommes parfois comme des papillons attirés par l’or. La toile rappelle qu’on peut être happé par notre frénésie de consommation ».

 

Radwa, la voix de la raison

Rendre l’art et ses messages accessibles à tous, c’est ce qui motive Radwa, la troisième voisine géniale. Ce matin, elle travaille à quelques pas d’Alesea et Sana puisqu’elle s’est rendue au parc avec les deux jeunes enfants qu’elle garde. Elle est assistante maternelle. Elle porte une tunique léopard et un foulard blanc qui entoure son visage aux traits doux et ronds.

« J’aime l’art. Mais l’art accessible ! précise-t-elle en souriant. Un art que les enfants puissent toucher. Je travaille avec des enfants, et je trouve dommage qu’il n’y ait rien d’intéressant à faire avec eux à part des pique-niques. Grâce à ce projet, on veut créer un lieu chaleureux où on peut les regarder faire quelque chose tout en se posant autour d’un café ».

D’origine égyptienne, elle est diplômée d’une licence de sociologie. « C’est notre psy. Elle est très à l’écoute. Elle nous dirige toujours vers la bonne direction. C’est quelqu’un de très terre à terre, elle nous canalise ! », analysent Alesea et Sana. Son rôle sera d’assurer la gestion et le secrétariat tout veillant à l’équilibre des finances. « C’est la voix de la raison », s’amusent ses deux amies qui n’hésitent pas à la consulter sur à peu près tout.
Depuis peu, elle s’est mise à la photographie. « Alesea est une artiste et elle me pousse à exprimer mon côté créatif. Je vois les choses différemment grâce à elle », assure Radwa en lui adressant un sourire plein de tendresse.

 

 

Lily Pastré, une comtesse engagée… et oubliée

Avec ce projet, les trois femmes entendent bien honorer la mémoire de la Comtesse Lily Pastré. Une figure qu’elles admirent. « C’est une femme issue de la haute bourgeoisie, raconte Alesea. Descendante des Noilly-Prat, elle s’est mariée avec Louis Pastré qui lui a offert ce domaine comme cadeau de mariage ». Un domaine qui comprend la bastide mais aussi une villa où elle a vécu et un château pour les réceptions.

« Toute sa vie, elle a œuvré pour les artistes. Pendant la guerre, elle a caché des artistes juifs avant qu’ils embarquent dans des bateaux pour l’Amérique. Elle a transformé le château en hôpital. Elle est aussi à l’origine du festival d’Arts lyriques d’Aix-en-Provence ».

À la fin de sa vie, l’argent vient à manquer. Elle ne peut plus mener les projets à la hauteur de ses ambitions. Et l’histoire l’oublie. Son domaine se détériore. « Ce qui est fou, c’est qu’à son époque, la Campagne Pastré était privée mais ouverte à tous. Et maintenant qu’elle est publique, tout est fermé », s’étonne Alesea.

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Le parc, écrin de verdure entre mer et calanques. @MGP
Embûches en série

Pour redonner à la comtesse la visibilité qu’elle mérite, les trois femmes ont déjà entamé un certain nombre de démarches. Non sans embûches. « En 2019, nous avons rencontré Yves Moraine [alors maire de secteur, ndlr] qui était très enthousiaste. Il a fait une lettre de recommandation à la Mairie centrale mais nous n’avons jamais eu de retour ».

Puis arrive l’épidémie de covid-19. Et le changement de municipalité qui oblige à tout recommencer. Après une nouvelle demande sans suite en janvier dernier, les trois femmes viennent d’être reçues par l’adjoint à la culture Cédric Jouve, enthousiaste lui aussi. La prochaine étape : une réunion avec tous les services concernés.

 

Le pouvoir de la sororité
À Marseille, trois femmes font revivre la mémoire de la comtesse Lily Pastré
Le Chateau @MGP

De fait, le projet ne manque pas d’arguments. Aucun euro à débourser pour la mairie, seulement des autorisations et un bail à accorder. « Nous nous chargerons nous-mêmes d’entretenir les alentours de la bastide ». Ce qui inclut la restauration des panneaux explicatifs du parc, en très mauvais état. « Pour cela, on prévoit de faire contribuer des commerçants et on mettra leur nom sur le panneau qu’ils auront permis de financer ».
« Au lieu d’utiliser nos impôts pour entretenir la bastide, on leur propose d’y créer de la valeur et d’assurer l’entretien », pointe Sana.

Une fois les autorisations obtenues, restera à financer le projet. Budget estimé pour les rénovations : 100 000 euros. L’association Lily Pastré prévoit d’apporter des fonds propres mais surtout de faire appel au public via une campagne de financement participatif. Un moyen d’impliquer au mieux les gens autour du projet.
À terme, elles envisagent de s’autofinancer le plus largement possible grâce aux ventes du café et à l’organisation d’événements et conférences. Pour progressivement se détacher de leur emploi respectif et s’investir à plein temps dans ce projet.

Au-delà du café et du parcours de land art, l’association Lily Pastré veut aussi s’engager pour l’ensemble de la ville en se dotant d’un fonds de solidarité. Alimenté par les habitants qui soutiennent leur projet, ce fonds servira à soutenir des associations qui agissent sur le volet social notamment. « On pourrait par exemple offrir un espace d’accueil pour les mineurs isolés accompagnés par l’association Ramina. Nous sommes aussi en contact avec d’autres associations ».

L’association espère obtenir son bail d’ici la fin de l’année. Pour concrétiser l’ambition des trois femmes. Honorer la mémoire de la comtesse Lily Pastré. Et prouver que la sororité peut renverser des montagnes. ♦

 

Bonus

[pour les abonnés] Le land art – Le livre – Un projet de résidence d’artistes – Un collectif de mamans –

  • Le land art – C’est aux États-Unis que naît le land art, à la fin des années 1970. L’idée est alors de créer à partir des éléments de la nature (bois, pierres, feuilles…) des œuvres qui s’y confondent, et qui pourront se dégrader naturellement.
    Encore assez confidentiel, cet art porte un message en faveur du respect de la nature et conduit à l’observer avec plus d’attention.
  • Bientôt une émission télévisée sur la comtesse ? – Pas assez connue la comtesse ? Qu’à cela ne tienne ! Les trois femmes entendent bien y remédier. En restaurant la bastide et ses abords bien sûr. Mais aussi en contactant les équipes de l’émission Sous les jupons de l’histoire, présentée par Christine Bravo sur Chérie 25.
  • À Marseille, trois femmes font revivre la mémoire de la comtesse Lily Pastré 1La Bonne mère des artistes – Pour en savoir plus sur la comtesse, il est possible de se procurer le livre « Lily Pastré, la Bonne-mère des artistes », de Laure Kressmann, paru en 2014 aux éditions Gaussen. Et de lire ce texte d’Edmonde Charles-Roux.
  • Autour des trois femmes, un collectif de mamans – Autour des trois femmes gravite un collectif d’une dizaine de mamans d’enfants scolarisés dans la même école, dont fait partie Marion Manet. Créé pour tisser du lien entre néo-Marseillaises isolées, il soutient désormais pleinement le projet de l’association C Lily Pastré. Chacune y apportant ses savoir-faire et son réseau.
  • Le Château, future résidence d’artistes ? – Jusqu’en 2013, le château du domaine hébergeait le musée de la faïence avant qu’il ne déménage au parc Borély. Il est depuis fermé au public.
    Mais d’ici quelques mois, il pourrait abriter un incubateur culturel. À l’origine du projet, l’association Pour que Marseille vive. Le lieu doit en outre accueillir le tournage d’une série Netflix format Top Chef dont l’ambition est de rendre accessible la création artistique.