Fermer

À propos du documentaire « Le Château en santé »

Par Olivier Bertrand, le 9 octobre 2021

Journaliste*

Le Château en santé a ouvert ses portes et ses consultations en 2018 @ Les Films du Tambour de soie

Ceux qui connaissent la revue XXI ont pu lire en février dernier un premier et long reportage sur ce centre de santé qui réinvente le soin au coeur d’une cité de Marseille. Lundi, le film documentaire consacré au même sujet sera diffusé sur France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cette fois ce n’est plus le journaliste Olivier Bertrand qui raconte, mais tous les protagonistes de cette aventure humaine -soignants, soignés et habitants du quartier.

 

La belle histoire du documentaire "Le Château en santé" 1
Olivier Bertrand @ O. Sarrazin-Hanslucas pour les Inrocks

J’ai découvert le Château en santé en janvier 2018. Je travaillais alors dans la copropriété de Parc Kalliste, dans les quartiers Nord de Marseille, sur les violences entre migrants et propriétaires-occupants d’une barre où un bailleur « social » rachetait les appartements à vil prix, les laissait squatter, afin de détruire à terme l’immeuble abandonné. Sous les fenêtres de ces appartements où se jouait une guerre misère contre misère, il y avait cette étrange et belle demeure, que je connaissais depuis des années. Une bastide du XIXe, enfermée au milieu des longues barres effilées. Des travaux étaient en cours. J’ai demandé dans le quartier ce qu’il se passait. On m’a expliqué que des médecins allaient s’installer, que ça allait s’appeler « le Château en santé ».

 

Réconcilier médical et social

Peu après des papiers ont été publiés dans la presse régionale et militante. Le projet semblait particulièrement intéressant. Les soignants n’étaient pas seulement médecins mais aussi infirmières, assistante sociale, orthophoniste, médiatrice (etc.). Ils venaient construire avec les habitant.es un centre de santé où l’on réconcilierait médical et social, où l’on s’intéresserait aux symptômes des maladies mais aussi à tout ce qui rend malade ou empêche de se soigner, le logement, le travail, les transports, les violences…

Quelques mois plus tard, alors que je terminais en solitaire l’écriture d’un livre, une productrice, Muriel Sorbo, à qui j’avais parlé de ce projet, m’a appelé un soir. Elle voulait savoir si je n’aurais pas envie d’en faire un film documentaire. La proposition venait en réalité percuter une double envie. Celle de refaire du cinéma, et celle de m’installer de nouveau quelques mois dans un quartier prioritaire, pour le raconter autrement. Je suis allé les voir au Château, avec l’idée au départ d’un film qui ferait le portrait de Parc Kalliste, à travers le prisme de la santé.

 

Défiance envers les représentations médiatiques

L’équipe m’a très bien accueilli, mais m’a prévenu d’emblée qu’elle n’avait nul besoin de film, encore moins de caméras, qu’elle se méfiait plutôt des représentations médiatiques et de leurs possibles dégâts. Cela m’a toujours rassuré, des gens qui ne se jettent pas sur les caméras. J’ai entrepris cependant de les convaincre, qu’un film documentaire peut ne pas tout casser, qu’il est important de parler des projets passionnants si l’on veut qu’ils fassent des petits.

Il a fallu des mois, mais ces mois nous ont servi à construire le lien, la confiance, indispensables pour faire un film. Dans le métier de réalisateur comme dans celui de journaliste, il faut quand on le peut, il faudrait tout le temps, donner beaucoup de temps, à ses personnages, ses témoins. Pas avares ils le rendent toujours devant la caméra.

 

Une confiance contagieuse
La belle histoire du documentaire "Le Château en santé" 2
Crédit Les Films du Tambour de soie

De mon côté, j’ai évolué. Progressivement c’était moins le quartier que j’avais envie de filmer que cette équipe, que je trouvais belle. De leur côté, ils ont fini par accepter l’idée du film. Les repérages ont alors commencé, ils ont duré une bonne année. C’est un temps nécessaire, pour réfléchir aux formes d’un film, à la façon de filmer les lieux et les gens. Pour construire, encore, le lien, avec les soignant.es mais aussi les patient.es, indispensable pour un film en immersion dans un centre de santé. Une chose m’a alors frappé.

Les patient.es m’ont fait confiance très vite, par capillarité, parce que j’avais la confiance de soignant.es auxquels eux-mêmes faisaient extrêmement confiance. Beaucoup ont accepté que je filme leurs consultations, parfois les plus intimes.

 

Pendant le Covid, la caméra troquée contre une blouse

Nous allions commencer à filmer, en mars 2020, lorsque le confinement nous est tous tombé dessus. Nous avons suspendu alors le tournage, pas envie de filmer par temps de Covid (nous n’imaginions pas que nous serions encore engluées là-dedans dix-huit mois plus tard). Pour ne pas rester trop longtemps loin du Château, pour comprendre comment ils allaient s’adapter à cette nouvelle situation, je leur ai proposé de ranger mon blouson de réalisateur pour enfiler une blouse blanche de bénévole à leurs côtés. Je faisais de l’accueil avec une autre « petite main » devant le Château. Nous orientions ceux qui venaient se faire dépister et ceux qui venaient pour des rendez-vous plus classiques.

Toute la pertinence du projet est alors apparue encore plus nettement. Le fonctionnement très horizontal du Château, sans président, sans directeur, sans chefs de service, avec une équipe habituée à construire collectivement les décisions, à gérer solidairement le centre, a permis de s’adapter à la situation en quelques heures (les décisions sont mieux comprises et partagées quand elles sont prises en commun). Du jour au lendemain, tout le monde s’est mis en ordre de bataille. Et le centre a compris instantanément, grâce au lien avec les habitant.es, quels dangers nouveaux guettaient les plus précaires d’entre eux.

 

 

Une veille téléphonique quotidienne
À propos du documentaire "Le Château en santé"
Fatima, une habitante du quartier tout à la fois secrétaire, traductrice et écoutante @Les films du Tambour de soie

Tous ceux qui travaillent au noir, dans l’économie informelle, allait se retrouver du jour au lendemain sans ressources, sans aide. La faim risquait de prendre au ventre des familles. Des parents se retrouvaient seuls avec leurs enfants et les attentes de l’école, pour un soutien scolaire que tout le monde ne peut pas assurer. Des femmes soumises aux violences familiales et conjugales, surtout, se retrouvaient soudain dans un huis-clos dangereux. Quand leur agresseur présent 24 heures sur 24, dans des appartements trop petits, où la présence permanente d’un compagnon empêche de venir demander du secours, ou déposer ce que l’on subit.

Alors, des consultations téléphoniques quotidiennes ont été mises en place, pour suivre les plus en danger. Les médecins, l’assistante sociale, la conseillère conjugale et familiale, les médiateurs, ont trouvé des prétextes pour donner rendez-vous aux plus menacé.es. Le Château s’est mis aussi, avec l’aide d’associations, à distribuer des colis alimentaires.

Le centre faisait pour moi une preuve terrible de son importance dans le quartier, tout en soulignant les manques, les reculs des services publics. Il était aussi un capteur précieux pour les pouvoirs publics, pour comprendre ce qui se vivait, les besoins qui apparaissaient, les politiques qu’il fallait réorienter en urgence.

 

Un refuge, un lieu de répit

Plus que jamais, le Château était un refuge. C’est l’une de ses qualités les plus précieuses, et pour moi très spectaculaire. À Parc Kalliste et autour, la violence est partout, pas seulement sociale. Pourtant, elle vous échappe quand vous filmez au Château. Parce que le lieu est protecteur, lieu de répit. Une bulle douce, apaisante, où il est du coup difficile pour le réalisateur de capter la violence crue – mais nous ne sommes globalement pas sevrés de représentations médiatiques de la violence quand il s’agit des quartiers Nord je crois, on a le droit de filmer autre chose, de la filmer autrement.

À propos du documentaire "Le Château en santé" 1
crédit Les films du Tambour de soie

Dans la salle d’attente du Château, un patient m’a dit un jour que le simple fait de s’installer dans cette pièce, pour attendre sa consultation, l’apaisait. Une dame m’a confié que parfois elle venait tricoter tout un après-midi, sans autre raison qu’être là. Et à la fin de la première projection du film, pour l’équipe et les patient.es du film, en juin à l’Alhambra, une patiente a eu cette phrase : « Moi c’est simple, quand je vais voir le docteur je sors de chez moi et je marche jusqu’au Château, où j’arrive chez moi ».

 

Un collectif costaud, qui encaisse

Derrière ces mots, il y a une réalité : dans un quartier soumis à de nombreuses violences, physiques, sociales, le Château en santé est à un havre qui accueille, héberge, parfois des récits terribles. Qui les amortit. Mais l’équipe qui amortit cela encaisse forcément en retour, toute cette charge, mentale. Le risque de s’épuiser existe. Il est renforcé par les constats des manques et des reculs, des injustices, par le manque de relais parfois. L’équipe tient parce qu’elle est constituée de 17 personnes fortes et fragiles formant un collectif soudé, costaud. Elle semble parfois sur un fil, au bord de la rupture, mais ils tiennent, ensemble.

En observant et filmant cela, je me suis souvent dit que les pouvoirs publics (qui parfois, ne les caricaturons pas, retrouvent un sens à leur mission en soutenant de tels projets), ne doivent surtout pas se reposer sur ce bouillonnement, sur toutes ces rustines qui écopent à Marseille, mais soutenir, retenir les leçons prises là, et permettre que ce bon sens, cet engagement, essaiment. ♦

 

*Olivier Bertrand est journaliste et réalisateur de documentaires. Il a longtemps travaillé à Libération (notamment comme correspondant régional à Marseille de 2010 à 2015) avant de cofonder le média en ligne Les Jours. Le Château en santé est son troisième film documentaire. Il est aussi l’auteur d’un livre intitulé Les Imprudents (Éditions du Seuil et collection Points).