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Des chercheurs traquent la faune aquatique dans les œuvres d’art

Par Nathania Cahen, le 27 octobre 2021

Journaliste

Marché aux poissons, de Frans Snyders (1579-1657, Belgique)

Biodiversité Aquatique dans l’Art (BiodivAquArt) est une étude en écologie historique, destinée à mieux comprendre l’évolution des écosystèmes aquatiques en Europe depuis l’époque médiévale. Or, de tout temps, les peintures et œuvres d’art ont regorgé de représentations de poissons, mollusques et autres crustacés. Depuis 2017, une équipe marseillaise de scientifiques sonde donc les informations tapies dans les tableaux. Et compte désormais sur les sciences participatives pour étoffer sa galerie !

 

Ce genre d’idée arrive bien souvent par hasard. Le chercheur hydrobiologiste Thomas Changeux jette un jour un œil sur une peinture du XVIIe que lui montre un collègue. La toile monumentale, exposée au Musée du Louvre, est signée du peintre flamand Frans Snyders. Surtout, elle retient son attention car elle regorge de poissons et d’animaux marins, sujet d’études de notre scientifique.

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Thomas Changeux, hydrobiologiste, directeur adjoint de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie.

L’idée s’invite alors : utiliser les œuvres d’art pour étudier les écosystèmes d’autres époques. Mais aussi mesurer l’intérêt de l’homme pour ces espèces. « Ce n’est pas tout à fait nouveau, glisse Thomas Changeux, d’autres avant nous ont par exemple étudié le climat à partir des cieux et nuages présents dans des tableaux ».

 

Pour les recherches internet, le mot-clé « nature morte »

Dès 2017, le projet se met en place. Nom de code : BiodivAquArt (pour biodiversité aquatique dans l’art). Aux manettes : le tandem Thomas Changeux-Daniel Faget. Changeux, spécialiste des études halieutiques et des écosystèmes aquatiques, directeur adjoint de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie (MIO), dépend de l’IRD (Institut de recherche pour le développement) de Marseille. Faget, historien du milieu marin méditerranéen, est maître de conférences d’histoire moderne à Aix-Marseille Université, rattaché au laboratoire TELEMME (CNRS). Les rejoindront le doctorant Thomas Richard et la post-doctorante Anne-Sophie Tribot.

Le quatuor traque les peintures (italienne, flamande, et française surtout), parcourt les ouvrages d’art, et multiplie les recherches Internet à partir du mot-clé « nature morte ». La période étudiée court du 16e à la fin du 18e siècle. « Avant cela, il est plus difficile d’identifier les espèces car les représentations sont souvent symboliques et moins réalistes. Même si en tant que symbole de la chrétienté, le poisson est un sujet récurrent. De même que l’eau, présente dans de nombreuses scènes de baptême », explique Thomas Changeux.

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Le Marché aux poissons – Joachim Beuckelaer (1533-1574)

 

Démêler le vrai de la fantaisie

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Anne-Sophie Tribot, écologue, post-doctorante Aix-Marseille Université.

L’analyse doit être fine, tenir compte par exemple de l’endroit reproduit et du peintre qui a signé l’œuvre car ces supports sont rarement scientifiques. « Selon qu’il s’agit de la mer du Nord ou de la Méditerranée, les espèces diffèrent. On sait que des darnes orangées se rapportent à du saumon et donc à l’Atlantique ou la mer du Nord. En revanche, les céphalopodes et mollusques sont surtout peints en Méditerranée ». Il peut aussi y avoir des surprises avec des artistes qui mélangent allègrement poissons d’eau de mer et d’eau douce dans leurs compositions. « On peut observer des associations invraisemblables avec des cétacés, des marsouins, des tortues », pointe Anne-Sophie Tribot.

L’histoire et l’écologie s’en mêlent parfois. Ainsi, les poissons d’eau douce sont bien plus souvent représentés que leurs congénères d’eau salée au 16e et au 17e siècle. Puis la tendance va s’inverser. « Parce que beaucoup d’étangs ont été asséchés pour lutter contre le paludisme et libérer les paysans des fièvres. De même, l’engouement religieux va aller s’amenuisant », analyse l’équipe de Biodivaquart.

« À l’exception de certaines scènes de pêche ou de représentations mythologiques, les espèces sont rarement représentées dans leur milieu naturel, souligne encore la féminine de l’équipe. Ils sont la plupart du temps morts, exposés sur des étals ou dans des cuisines ».

 

 

Des infos sur l’esturgeon et le rouget grondin

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« Pêche miraculeuse ». Eglise de l’Estaque, Marseille.

Aujourd’hui, quelque 300 peintures ont été sélectionnées puis analysées selon les méthodes de l’écologie quantitative (bonus) qui permet d’établir des statistiques à partir de témoignages ou caractéristiques d’une situation passée. Ces statistiques donnent des tendances qui seront ensuite interprétées à l’aune des connaissances actuelles.

Cet état des lieux a déjà débouché sur plusieurs hypothèses. Sur l’esturgeon par exemple : cette espèce qui était très appréciée (pour ses œufs et pour sa chair) et donc intensément exploitée, a vu ses représentations se raréfier au fil du temps. Et sans doute au fil de la diminution de ses effectifs… À l’inverse, les trigles (gallinettes, rougets grondins…) se multiplient entre le 16e et le 18e siècle. « La pêche au chalut qui se développe à partir du 15e siècle en a certainement amené davantage sur les étals », en déduit Thomas Changeux. D’autres individus n’ont toujours pas été identifiés, et simplement rattachés à un groupe. « Nous préférons être moins précis plutôt que faire des erreurs », commente Anne-Sophie Tribot.

 

  • Vous êtes témoin d’une œuvre d’art contenant un animal aquatique ? Participez au projet BiodivAquArt et soutenez la recherche en la partageant sur leur site. Pour cela, il suffit de créer un compte, puis publier dans la galerie la photo d’une œuvre assortie de quelques informations.

 

On repère les œuvres d’art avec poissons et on partage !

Aujourd’hui, le tour des principaux musées et des grandes collections est épuisé. « Ce qui reste est moins accessible, qu’il s’agisse de collections privées ou de réserves non numérisées ». L’attention se porte désormais sur les petits musées, et sur d’autres corpus comme les mosaïques antiques ou les bas-reliefs. Surtout, BiodivAquArt mise beaucoup sur les sciences participatives : depuis un mois, tout un chacun peut ainsi partager des photos libres de droits sur le site. Des scènes sur la faune aquatique, repérées à l’occasion d’une exposition, chez un particulier ou au détour d’une visite de musée.

Les études ne resteront pas consignées dans un labo. L’équipe de BiodivAquArt entend les partager et exploiter les œuvres répertoriées. Pour monter des ateliers participatifs, échanger avec le grand public (des pêcheurs, des jeunes, des amoureux de la mer) dans le cadre d’un partenariat avec les musées de Marseille. Éditer un livre. Élargir aussi le propos, car au-delà de la biodiversité, la philosophie et la sociologie peuvent s’en mêler. En effet, quel rôle l’art peut-il jouer dans la relation entre l’homme et la nature ? ♦

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« Pêche miraculeuse », église de l’Estaque, Marseille. Détail.
Bonus

[pour les abonnés] – L’écologie quantitative – Les financements de l’étude BiodivAquArt – Ce que les œuvres d’art nous disent du changement climatique – Les sciences participatives –

  • L’écologie quantitative. Cette méthode représente de façon pertinente des données récoltées sur le terrain (couplage avec des données environnementales) et répond ainsi à des questionnements majeurs en écologie des communautés.
  • Les financements. Si Thomas Changeux et Daniel Faget sont salariés, ce n’est pas le cas de leurs jeunes acolytes. Il a donc fallu trouver des subventions et des mécènes – l’Agence de l’eau, la Fondation de France, la Région Sud et le Fonds Epicurien.
  • Quand les œuvres d’art aident à comprendre le changement climatique. Comment les Hollandais se sont-ils adaptés au grand froid apporté par le « petit âge glaciaire » – et l’ont adopté – ? Où sont passés les grands icebergs ? Qui a rétréci le littoral breton ? Pourquoi les couchers de soleil de Turner étaient-ils si rougeoyants ? Autant de questions climatiques et géographiques auxquelles l’histoire de l’art apporte des éléments de réponse.

Des peintures et croquis d’artistes fascinés par ces paysages ont par exemple permis à une équipe de chercheurs suisse d’appréhender les évolutions des glaciers alpins du XVIIe siècle au XIXe siècle, aujourd’hui bien amenuisés. Beaucoup d’inforamtions et d’exemples dans cet article signé Pauline Petit.

  • Les sciences participatives (ou citoyennes, ou collaboratives). Pas nécessaire d’avoir fait de longues études scientifiques pour apporter sa pierre à l’édifice de la recherche sur la biodiversité. Les sciences participatives, c’est aider les chercheurs depuis chez soi de manière ludique en enrichissant leurs données et leurs connaissances. Vous trouverez quelques exemples sur ce site gouvernemental : Vigies nature, Sauvages de ma rue, Plages Vivantes… Il existe même un portail national dédié à la biodiversité : Open.