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Shoah, de l’importance de commémorer encore et toujours

Par Nathania Cahen, le 29 janvier 2020

Journaliste

Le 27 janvier, au Camp des Milles, à Aix-en-Provence, on célébrait la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah. 75 ans après, cela reste une occasion forte de s’interroger sur les leçons à tirer pour le présent de cette page d’histoire passée.

 

Commémorer pourquoi ? « Pour s’obliger à prendre le temps du souvenir et surtout à prendre du recul, dans le tourbillon de nos vies, pour la réflexion, la vigilance, l’action. Il est si vite trop tard si l’on ne réagit pas à temps », répond Alain Chouraqui, Président de la Fondation du Camp des Milles.

Le Camp des Milles est cette grande tuilerie aixoise qui, entre 1939 et 1942, a servi de camp d’internement et de déportation pour plus de 10 000 personnes. Puis est devenue en 2012 un site-mémorial ouvert au public. C’est là que, ce 27 janvier, j’ai assisté à la commémoration, à quelques mètres du « Wagon Souvenir ». Qui est venu ? À ma gauche, une délégation de Hyérois, des militaires de carrière, représentants d’associations d’anciens combattants. « Toutes les mémoires doivent être honorées et portées, m’explique Geneviève Burki, née en Algérie, 37 ans de service dans l’armée. L’histoire ne dit pas tout, il faut raconter et interroger les anciens avant qu’ils ne disparaissent ». « Le sang n’a ni couleur, ni race, ni religion. Il y a juste des victimes de la barbarie. Or quand on est militaire, on est gardien de la paix avant tout », complète son voisin, Philippe Barbe.

 

Des militaires, des tziganes, des juifs, des étudiants…

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Des gerbes devant la stèle portant les noms des enfants déportés @DR

À ma droite, une jeune femme, pimpante dans sa jupe à damier jaune et noir. Elle est petite-fille d’une rescapée d’Auschwitz. « Ma grand-mère, juive de Cracovie a eu trois enfants assassinés. Elle a épousé un rescapé de Dachau qui lui avait perdu un fils en camp. Elle est toujours restée fragile psychologiquement. L’histoire a été transmise par mon père, je m’en empare à mon tour », confie-t-elle. Cette fonctionnaire a déjà organisé plusieurs visites au Camp des Milles. Sa famille a légué au mémorial de la Shoah des documents familiaux remarquables et précieux : les faux-papiers du grand-père et le carton qu’on lui avait remis à sa sortie de camp pour renseigner son identité et son état de santé.

Devant moi, Véronique Labbe représente les Tziganes. La présidente de l’association Notre Route milite depuis plus de 30 ans pour la reconnaissance du génocide de sa communauté. « Près de dix propositions de loi mais jamais aucune n’a abouti », se désespère-t-elle. Je rencontre aussi la belle-fille et le petit-fils de Louis Amouriq, fonctionnaire municipal aixois ayant fourni des faux-papiers pour aider la fuite de familles juives, reconnu comme Juste parmi les nations (bonus) depuis une dizaine d’années. Le fils et la belle-fille d’André Claverie, un des plus célèbres résistants de la région. Et des membres de la communauté juive, dûment chapeautés, livre de prières en main pour certains.

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Au premier plan, Denise Totos-Marter @DR

Il y a des officiels en pagaille, tous ceints de leurs écharpes d’apparat. Des jeunes aussi. Peu parmi les porte-drapeaux, même si mes voisins se réjouissent de connaître deux moins de 20 ans qui ont pris la relève : « Il faut les impliquer, qu’ils prennent leur part, même si cela peut leur paraître abstrait. Car quand on connaît le passé on peut deviner le futur ». Les jeunes d’un Epide voisin (Établissement pour l’insertion dans l’emploi), sanglés dans leur parka bleue, accompagneront le dépôt des gerbes. Également présents, des étudiants de Sciences-po.

 

Gerbes, Kaddish et Chant des déportés

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Alain Chouraqui à la tribune @DR

La cérémonie démarre avec Le chant des déportés, entonné par les élèves du lycée militaire d’Aix-en-Provence. L’émotion monte d’un cran quand Denise Toros-Marter, 91 ans, une des dernières rescapées des camps, s’approche de la tribune. Petite femme enfouie dans une fourrure rousse, elle s’extirpe de son fauteuil roulant et s’arrime dignement au pupitre pour donner lecture de son poème d’Auschwitz. « Nos bourreaux sont partis et nous demeurons seuls, dans ce camp de la mort… » Un jeune homme étudiant à Science Po égraine les prénoms, noms et âges de la centaine d’enfants passés par le Camp des Milles, dont la courte vie a pris fin au bout d’un voyage en train. Puis s’élève le Kaddish, prière juive dite en araméen par les endeuillés pour rendre gloire à Dieu.

Après la lecture par une étudiante de la liste des 13 Justes d’Aix-en-Provence, Alain Chouraqui, Président de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation, prend la parole : « Ce 75e anniversaire ouvre un temps nouveau pour la mémoire de la Shoah, où l’émotion devant l’horreur laisse place aux enseignements. Le rassemblement en Israël de 49 chefs d’État et de gouvernements autour de la Shoah confirme à la fois le choc dans la civilisation et l’universalité des leçons qui en découlent pour aujourd’hui » (bonus). Lui succédant à la tribune, le sous-préfet de région, Serge Gouteyron, rappellera sans complaisance que « des préfets et sous-préfets ont pactisé avec l’ennemi, envoyant des fils et filles de la France et des réfugiés dans ce camp et vers la mort ». Drapeaux en berne. ♦

 

* Le FRAC Fonds Régional d’Art Contemporain parraine la rubrique « Société » et vous offre la lecture de cet article dans son intégralité *

 

Bonus [Pour les abonnés] Les Justes parmi les Nations – Réflexions d’Alain Chouraqui – Le Chant des Déportés

  • Les Justes parmi les Nations – En 1953, la Knesset (le parlement d’Israël) crée à Jérusalem le mémorial de Yad Vashem, hommage aux victimes de la Shoah, et décide de distinguer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Au 1er janvier 2019, 27 362 Justes avaient été identifiés, dont 4 099 en France, 6 992 en Pologne et 5 778 aux Pays-Bas. On trouve de nombreuses précisions sur le site de Yad Vashem.

 

  • Alain Chouraqui – Président de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation faisait partie de la délégation qui a accompagné le Président de la République lors du 5e forum mondial sur la Shoah les 22 et 23 janvier à Jérusalem. Il nous livre quelques réflexions inspirées par ce déplacement.

« D’abord ce rassemblement dit que le choc de la Shoah doit rester une plaie ouverte, présente à nos mémoires. Ne jamais oublier que dans la civilisation la plus moderne, un million d’enfants ont été assassinés.

Il dit qu’Israël est un symbole fort de la résilience, le territoire où la plupart des survivants ont trouvé refuge. Le pays d’une affirmation de la vie contre la mort.

Que cet anniversaire traduit un tournant entre une mémoire de la Shoah marquée par l’émotion, mais qui va s’effilocher, et une mémoire référente pour le présent, qui peut nous aider à décrypter les événements contemporains.

Qu’il peut nous inciter à faire le pari de l’intelligence pour endiguer les mécanismes de l’exclusion. Nous aider à comprendre comment des hommes et des femmes ordinaires deviennent des bourreaux, des salauds. Ou, peut-être pire encore, des passifs car, sans la passivité d’une majorité, les criminels ne pourraient avancer. »

Sur la disparition des derniers témoins, dont son père Sidney Chouraqui, ancien résistant disparu il y a deux ans : « Il faut des lieux témoins comme ce mémorial pour prendre le relais, même si ce ne sera jamais aussi fort. On ne peut plus seulement compter sur l’émotion mais compter sur la force universaliste de ce que la Shoah nous dit de notre humanité. »

 

  •  Le Chant des Déportés – Également connu sous le titre « Le chant des marais », le plus connu des chants nés dans le système concentrationnaire nazi est devenu le chant international des déportés. Les paroles ont été écrites par le mineur Johann Esser et l’acteur Wolfgang Langhoff. La musique a été composée par Rudi Goguel, un employé de commerce ; tous trois étaient détenus au camp de concentration de Börgermoor, ouvert en 1933 et administré par la SA, et tous trois étaient membres du Parti communiste allemand. Les cadres des camps exigeaient traditionnellement des prisonniers qu’ils chantent pour se rendre au travail… Le chant va se répandre d’un camp de concentration à l’autre, en Allemagne d’abord, puis en Pologne.

 

  • Camp des Milles – Chemin de la Badesse, Aix-en-Provence. Tél. : 04 42 39 17 11. Ouvert tous les jours de 10h à 19h. Tarif : 9,50€ – Tarif réduit : 7,50€ – Gratuit pour les enfants de moins de 9 ans et les enseignants qui préparent une visite pédagogique – Pass famille : 33€