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Remettre un peu de Grande bleue dans les yeux des Marseillais

Par Maëva Danton, le 13 juillet 2021

Journaliste

Un enfant s'apprête à se jeter à l'eau pour son test d'aisance en milieu aquatique. @MGP

Marseille a beau disposer de 57 km de façade littorale, bon nombre de ses habitants en profitent trop peu, faute d’accessibilité, de temps, ou d’envie. Pourtant, la mer est un gisement d’opportunités, tant en matière de loisirs que d’insertion. Depuis 21 ans, l’association Le Grand Bleu, qui officie sur la base nautique de Corbières, s’attelle à la rendre accessible à tous.

« Les groupes commencent à arriver », annonce le talkie-walkie noir que tient Mohamed Fahem, coordinateur du Grand Bleu.

Autour de lui, une petite dizaine de moniteurs s’affaire pour préparer la venue d’enfants issus de différents quartiers. « On est ouvert à tout Marseille, Nord, Sud. On leur envoie des bus et ils viennent jusqu’ici. On va faire du kayak, du paddle, de l’apprentissage de la nage… Nous, on veut que tous les Marseillais profitent de ce patrimoine que nous avons », assure-t-il tout en vérifiant les derniers ajustements avant l’arrivée de la bonne soixantaine de participants du jour.

 

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La base nautique de Corbières, où est présente la majeure partie de l’équipe. @MGP
La base nautique de Corbières, point de rencontre pour des Marseillais des quatre coins de la ville

Après avoir descendu le long chemin qui descend en zigzaguant jusqu’à la plage – offrant au passage une vue imprenable sur toute la rade phocéenne- les jeunes accompagnés par le centre social d’Air Bel viennent d’arriver. « Hey les enfants, ça va ? », leur lance un moniteur du Grand Bleu qui vient à leur rencontre. Il échange des checks avec quelques-uns.

Les plus jeunes se tiennent dans un coin à droite du groupe. Ils ont « sept ans », « neuf et demi », ou encore « neuf ans l’année prochaine ». Et semblent un peu intimidés par les préados et ados qui les entourent.

Puis arrivent ceux du centre social Pelletan ainsi qu’un groupe de jeunes inscrits en Institut médico-éducatif. Rapidement, les bavardages emplissent la base nautique, couvrant le clapotement des vaguelettes que le ciel gris-bleu du jour habille de reflets argentés. Certains fouinent dans leur sac à dos pour s’assurer qu’ils n’ont oublié ni leur bouteille d’eau, ni leur crème solaire, ni leur pique-nique. D’autres se préoccupent déjà de la constitution des équipes. « Pour le kayak, si on est trois, on se met ensemble ! », planifie ainsi une participante d’une dizaine d’années.

Puis filles et garçons se séparent pour les vestiaires avant de rejoindre leur activité du matin. Kayak, paddle ou apprentissage de la nage. Mais au préalable, un certain nombre doit se frotter au test d’aisance.

 

Savoir se jeter à l’eau

Assis du fond d’une chaise en plastique, lunettes de soleil Hugo Boss sur le nez, Brahim Timricht, le fondateur et directeur de l’association, les observe. « Avant, on appelait ça des tests anti-panique, explique-t-il sans les quitter des yeux. Le but est que même s’ils ne savent pas nager, on soit sûr qu’ils se débrouillent si jamais le kayak se renverse. Soit en remontant dessus, soit en nageant un peu pour se mettre à l’abri ».

Certains hésitent avant de se jeter à l’eau. Les moniteurs les encouragent. « T’inquiète pas, tu flottes ! ». Puis ils finissent par laisser la peur sur le rebord et se lancent. Après, c’est chacun sa technique, chacun son attitude. Il y a ceux qui s’agitent façon petit chien. Ceux qui s’engagent dans un crawl. Ceux qui avancent à tâtons, le regard vacillant de droite à gauche. Ou encore les déterminés qui fixent un point à l’horizon et ne le lâcheront pas avant d’arriver à bon port.

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Pendant que les plus jeunes apprennent à nager, d’autres s’apprêtent à naviguer en kayak ou en paddle. @MGP
Au bord de la mer et pourtant si loin

On a beau être à Marseille, l’aisance aquatique est loin d’être acquise pour tous. C’est bien ce qui a motivé Brahim, passionné de mer depuis sa tendre enfance, à fonder l’association. « On a 57 km de littoral. Un patrimoine naturel magnifique. Tellement que des gens font mille kilomètres pour venir ici. Mais pour les Marseillais, la plage c’est juillet-août ».

Parce que l’offre de transport est limitée et que la baignade est impossible de Corbières aux Catalans. Parce que dans certaines familles, on a peur de l’eau. Ou simplement parce qu’il ne fait pas assez beau. Pas assez chaud. Trop de vent. « Regardez aujourd’hui : l’air est à 27°C, l’eau à 23°C. Mais il y a trois nuages qui se courent après alors les plages ne sont pas bondées. En Bretagne, toute l’année ils enfilent leur parka, leurs bottes et ils prennent leur planche de surf ! »

Son ambition, c’est de rappeler aux Marseillais combien la mer est une ressource pour eux. Que ce soit en mettant à leur disposition une large gamme de loisirs nautiques, ou en offrant des emplois à un territoire marqué par un fort taux de chômage. « Dans cette ville, un tiers des gens devraient travailler dans les métiers de la mer. Pour les jeunes qui recherchent un job d’été, ils peuvent faire surveillant de baignade, nageur-sauveteur… ça c’est trois mois de boulot à 1600 euros ! »

 

 

Au départ : des bouts de ficelle et beaucoup d’énergie

En mai 2000, il crée l’association avec des bouts de ficelle. Pas de subvention. Pas d’accès aux piscines municipales. Qu’à cela ne tienne. On s’équipe de frites, de ceintures de flottaison, et on donne cours dans la mer. « On était bénévoles, on faisait ça sur nos temps de repos ».

Mais peu à peu, la structure fait parler d’elle. Et reçoit le soutien des pouvoirs publics. « Il y a 14 ans, quand on fermait à 16h30, il y avait plein de jeunes qui traînaient autour. Une fois, ils sont rentrés. Ils ont dégradé le grillage et sont partis avec un de nos kayaks. Mais plutôt que d’appeler la police, on a voulu régler le problème nous-mêmes. Un jour, à 17h, on a décidé de leur ouvrir le portail et de leur proposer nos activités. C’était un truc de fou. On dirait qu’on avait changé le monde. En tout cas, on avait changé leur monde à eux ».
La première année, une centaine de jeunes sont accueillis durant ce créneau de fin d’après-midi. La seconde année, l’association est sollicitée par la Politique de la ville. L’opération est baptisée « Une alternative pour les jeunes ». En 2020, elle bénéficie à 1400 gamins.

Autre coup de projecteur – et d’accélérateur : un documentaire Thalassa qui, en 2015, parle du Grand Bleu. L’association est repérée par le Préfet à l’égalité des chances et par la Mairie. Elle obtient des financements et un accès à quelques piscines publiques de la ville pour assurer ses cours d’apprentissage de la nage à plus large échelle.

 

Un public venu de tout Marseille, petit ou grand, valide ou non

« Notre force, c’est notre public », assure Brahim qui n’a eu de cesse, pour l’attirer ici, « d’arpenter le bitume », comme il dit. Un public qui comprend des minots de toute la ville, mais aussi des personnes âgées, des mères de famille à qui l’on apprend à affronter la peur de l’eau et qu’on forme aux gestes de premiers secours. Des personnes en situation de handicap, physique, sensoriel, moteur que l’association peut accueillir grâce à ses moniteurs spécialisés.

Michel est éducateur sportif au sein d’un IME aixois. Aujourd’hui, il accompagne des jeunes déficients intellectuels. « Avec le covid, on n’a pas pu sortir jusqu’en mai dernier. Là, ça va être le grand bol d’air de l’année ». Ce qu’il apprécie ici, c’est de les voir prendre confiance en eux en réalisant des choses qu’ils ne pensaient pas possibles. « J’aime aussi la capacité d’adaptation de l’association vis-à-vis de ces jeunes, et sa tolérance… Mais ce n’est même pas vraiment de la tolérance. C’est plutôt qu’ici, ils sont comme les autres et puis voilà ! ».

 

  • Informations et inscriptions – Pour en savoir plus, pour contacter l’équipe ou pour faire un don, rendez-vous sur le site de l’association.

 

En 2020, 1700 enfants ont appris à nager

Aujourd’hui, l’association compte 7 salariés à l’année et jusqu’à 24 l’été. Elle dispense des cours de natation gratuits en mer (ici et au Prado) et au sein de quatre piscines du nord de la ville. En 2020, 1700 enfants ont appris à nager. Et elle a fait naviguer en kayak 8000 enfants.
L’association a également beaucoup agi sur le levier de l’insertion. « En six ans, on a formé 250 surveillants de baignade, 62 nageurs sauveteurs (BNSSA) et 5 maîtres-nageurs ». Dont certains travaillent désormais pour la Ville ou dans d’autres régions.
Et pas question de s’arrêter là. D’autant que les Jeux olympiques de 2024 en France sont une occasion d’être plus visible encore.

« On aimerait booster notre club de kayak à l’année pour emmener des jeunes sur des courses régionales. Et pourquoi pas aussi en natation. Mais pour ça, il nous faudrait des créneaux de piscine supplémentaires », espère Brahim.

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Retour de balade @MGP

 

« On peut faire de cette ville une grande ville »

Également dans les tuyaux : la création d’un pôle de formation aux métiers aquatiques. « Pour le moment on passe par des prestataires. Là, l’idée ce serait de délivrer nous-mêmes les diplômes. Il y avait un centre de formation à Marseille mais il a implosé il y a cinq ans ». Il laisse échapper un soupir. « On pourrait faire tellement de choses ici mais certains ont baissé les bras. Pourtant on n’est pas plus bêtes que les autres. On peut faire de cette ville une grande ville », soupire-t-il, les yeux rivés vers cette mer qui berce ses rêves.

Une mer qui, au-delà des opportunités qu’elle offre, recèle un gisement de valeurs. « Les jeunes qu’on a vu partir en paddle géant tout à l’heure, ils vont devoir se mettre debout. Et le truc c’est que s’ils ne pagaient pas ensemble, ils n’avancent pas. On ne leur dit rien. Ça va se faire tout seul », sourit-il.

« On fait aussi des sortes de régates. Le challenge Corbières. On crée des binômes qui ne se connaissent pas. Parfois ils râlent et nous disent : mais monsieur, je le connais pas. Je leur réponds : tu n’as qu’à en profiter pour lui demander comment il s’appelle, d’où il vient, combien de frères et sœurs il a… Les gens ne se calculent plus. Chacun regarde son nombril ». À deux sur la mer, on est bien obligé de se regarder. Et de coopérer.

 

« Je peux me baigner encore un peu ? »

Il est midi. Le soleil est à son zénith. Les premiers kayaks et paddles sont de retour. « C’était ME-GA BIEN ! », lance une adolescente encore trempée à sa camarade d’équipage. Très vite, d’autres les rejoignent, inondant la base d’un enthousiaste brouhaha. « On a fait du paddle, on a fait la course, on s’est baigné, on a sauté, on a nagé… », débite une jeune fille tout en s’agitant de gauche à droite, emmitouflée dans sa serviette de bain orange. Elle ne connaissait pas ce lieu. Elle le trouve finalement plus joli que la plage du Prado où elle a ses habitudes.
« C’était trop cool ». « J’aime trop ! » se réjouit un groupe de filles d’Air Bel. « Oui mais c’est fatigant aussi ! J’ai mal au bras » « Surtout quand on te donne un coup de pagaie dans la bouche ! », rient-elles.
Quand les plus sérieux s’attellent à ranger les pagaies et à rincer les gilets, d’autres jouent, crient, s’éclaboussent. « Je peux me baigner encore un peu ? », demande un garçon à une monitrice.

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Un groupe venu d’Air Bel @MGP

Pour certains, l’expédition Corbières s’arrête ici. Un bus les attendra d’ici peu. D’autres ne partiront qu’en fin d’après-midi. Quelques-uns reviendront au cours de l’été. Et qui sait, peut-être qu’une poignée se sera découvert une appétence pour les sports nautiques et souhaitera s’y adonner toute l’année. Quoiqu’il en soit, tous ont expérimenté des activités nouvelles et perçu différemment la mer. Faisant grandir en eux le sentiment que cette Grande bleue leur appartient aussi un peu. ♦

 

*Tempo One, parrain de la rubrique « Solidarité », partage avec vous la lecture de cet article dans son intégralité *

 

Bonus

[pour les abonnés] – les opérations de ramassage de déchets – Les financements –

  • Chaque année, une opération de ramassage de déchets – La mer offre de nombreuses opportunités, à condition de la préserver. C’est pour cette raison que l’association organise chaque année une vaste opération de nettoyage sur le site de Corbières. « On nettoie tout. Les plages, sur l’eau, sous l’eau, le chemin… Cette année, c’était la 17ème édition », explique Brahim. 360 personnes ont répondu présent. L’opération réunit des écoles et centres sociaux, ainsi que des scientifiques et des associations spécialisées dans l’environnement. Le but : sensibiliser. Et ce, dès le plus jeune âge. « On a des enfants de 3 ans. Quand on fait ça petit, ensuite on n’oublie pas ». Et pour que ce moment reste gravé dans leur esprit, Le Grand Bleu sort les grands moyens. « Une fois qu’on a ramassé et trié les déchets, on déjeune ensemble et on propose des activités ». Au choix : escalade, maquillage, palme-masque-tuba, art plastique à partir des déchets… Puis un goûter pour clôturer la journée. « Avec les dons que l’on a eus, on a acheté des gourdes en aluminium réutilisables à vie. On en a distribué 400. Et maintenant quand on les voit ramener leur gourde ici, on se dit que le message est passé. C’est comme ça qu’on ira vers le zéro plastique ».
  • Financements – L’association s’appuie sur divers financements publics en provenance de l’État (préfecture à l’égalité des chances), du Département, de la Métropole et des bailleurs sociaux. Elle reçoit également des dons privés (Fondations Soprano et Marseille pour ne citer qu’elles).