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Aux Baumettes, le premier restaurant dans une prison ouvert au public

Par Marie Le Marois, le 7 décembre 2022

Journaliste

Le restaurant des Beaux Mets au cœur du centre pénitentiaire des Baumettes.

Seulement 31% des personnes détenues ont accès à un travail en détention, contre près de 50% au début des années 2000. Leur permettre de travailler dans des conditions proches de celles qu’elles connaîtront une fois libérées favorise la réinsertion et, par ricochet, limite la récidive. C’est l’objet des Beaux Mets, un restaurant bistronomique ouvert depuis le 15 novembre 2022 au sein du centre pénitentiaire des Baumettes, à Marseille.

 

Elles sont une bande de copines venues déjeuner aux Beaux Mets. Sylvie, Chantal, Sandrine, Mireille et Dany l’avouent, « surtout par curiosité ». Et « un peu pour soutenir le projet », lance une voix au-dessus du brouhaha. Ces habitantes du quartier n’ont même pas consulté la carte, les plats, le prix.

Elles passent gaiement la lourde porte des Baumettes, patientent dans l’Algeco gardé par un surveillant. Confient leur pièce d’identité, rangent leurs effets personnels dans un casier, ne conservent que leur carte bleue. Escortées par une surveillante lestée d’un trousseau de clés, elles passent le portique de sécurité, puis une porte verrouillée, montent enfin un escalier. Les voici au restaurant situé au deuxième étage de ce qui reste des Baumettes historiques, l’ancienne prison des femmes.

 

Aucun signe extérieur de détention

Les Beaux Mets 44 couverts
Le restaurant peut accueillir 44 couverts @cdutrey

Le contraste dehors/dedans est saisissant. Les bâtiments gris laissent place à une salle lumineuse. Parquet en chêne, canapés velours rouille et déco feutrée signée du cabinet d’architecture Rougerie + Tangram. Le maître d’hôtel apporte la carte et nous remercie d’être là. Les serveurs enchaînent avec les amuse-bouche (rillettes au lieu noir), puis la commande. Le barman élabore des cocktails (sans alcool) derrière le bar, les cuisiniers s’affairent dans la cuisine ajourée.

Tous portent chemise blanche, pantalon et tablier noirs. Le geste est policé, le verbe professionnel. Les voyeuristes seront déçus : rien ne montre que nous demeurons dans l’enceinte d’une prison, si ce n’est le passage régulier d’une surveillante. Et, plus tard, de la capitaine venue encourager les salariés : « J’ai eu de très bons retours sur vous, continuez comme ça ».

 

 

Cuisine bistronomique

les Beaux Mets
Les desserts ? Pommes renversantes, Tout chocolat ou Pain perdue

Le deuxième effet surprise est la qualité des plats. Maquereau aux champignons, brisures de châtaignes et céleri rave. Ou encore effiloché d’agneau, choux de Bruxelles, butternut et citron confit. Alléchant, non ? Le résultat est concluant, nos papilles se régalent. La cheffe de cuisine, Sandrine Sollier, passée par le triple étoilé Passédat, a élaboré la carte avec le Marseillais doublement étoilé Michel Portos. La jeune femme a à cœur de montrer que les détenus peuvent « faire de l’excellence malgré les erreurs parcours ». 

Proposer une cuisine bistronomique est un choix de Festin qui gère le chantier d’insertion des Beaux Mets. Cette association utilise le pouvoir de la cuisine comme vecteur d’insertion sociale pour les personnes éloignées de l’emploi. « La qualité culinaire est l’ADN de Festin. Elle suscite l’implication des équipes, un sentiment de fierté, une cohésion. Travailler dans ces conditions est motivant. Et la motivation fait beaucoup dans le processus de réinsertion », souligne Carole Guillerm, la responsable de ce dispositif.

 

♦ Selon le ministère de la Justice, 59% des personnes sortant de prison sont recondamnées dans les cinq ans qui suivent leur sortie. ‘’On sait que l’insertion professionnelle est un facteur déterminant de prévention de la récidive’’, Agence du travail dintérêt général et de linsertion professionnelle (ATIGIP).

 

Changer le regard sur les personnes détenues

Sandrine Sollier
La cheffe Sandrine Sollier, passée notamment par les cuisines étoilées de Passédat

La tenue de l’équipe contribue également à leur engagement. Elle est volontairement classique et élégante, aussi bien pour les commis de salle que de cuisine. « Elle les met en condition. Tout à coup, en la revêtant, ils ne se sentent plus détenus, mais professionnels », poursuit Carole Guillerm. Elle permet également de faire évoluer le regard de la société sur ce public. Et cela commence par celui des surveillants qui « ne les voient plus que comme des serveurs », observe Marc Balthazard, le maître d’hôtel. Lui les a toujours considérés comme tels. Et ne leur a jamais demandé d’ailleurs, la raison de leur détention, « ça ne nous intéresse même pas ». Sa mission reste avant tout de les former et les mettre en valeur.

L’atmosphère est tellement paisible qu’on se croirait dans un restaurant lambda. L’administration pénitentiaire nous apprendra plus tard par que, par mesure de sécurité, des caméras surveillent la salle. Et les couteaux sont comptés tous les soirs et mis sous clé. 

 

CDI de quatre mois minimum

Les Beaux Mets Maquerau et céleri rave
Maquereau aux champignons, brisures de châtaignes et céleri rave @MB

Treize détenus travaillent dans ce restaurant de 44 couverts – trois en cuisine, au moins quatre en salle. Les brigades A et B se partagent la semaine. Les journées ? De 8h15 à 16h45 : mise en place, préparation, service, ménage… Ils bénéficient d’un contrat d’emploi pénitentiaire (CEP) à durée indéterminé, rémunéré à hauteur de 45% du SMIC. Et s’engagent pour au moins quatre mois. C’est « la durée minimale pour effectuer un accompagnement de qualité et, en même temps, monter en compétence en cuisine », insiste Carole Guillerm qui vise quarante personnes accompagnées chaque année.

La durée hebdomadaire est de 26 heures, dont six consacrées à un accompagnement socioprofessionnel individuel « pour lever les freins et construire un projet professionnel ». Et à des ateliers collectifs pour améliorer, par exemple, la posture ou les techniques de recherche d’emploi. L’objectif en effet n’est pas forcément de former des chefs de cuisine – comme c’est le cas pour Des étoiles et des femmes, autre projet porté par Festin. Mais d’aider les détenus à « remettre un pied dans le monde du travail, se remobiliser, acquérir les codes sociaux et professionnels, se projeter, reprendre confiance en soi ».

La prise en charge des détenus est pluridisciplinaire car ils sont également suivis par des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP). Les surveillants eux-mêmes, indique l’administration pénitentiaire, sont dans une démarche d’insertion et d’échange.

 

 

Pallier l’ennui, être en contact avec l’extérieur

Les Beaux Mets cocktails
Les cocktails sont à base de fruits et de légumes. Le prochain ? Autour de la carotte. @cdutrey

Pour intégrer le projet, il faut faire partie d’une SAS – structure d’accompagnement vers la sortie, qui se situe entre le milieu fermé et le milieu ouvert (voir bonus). Son but est de préparer les détenus à leur libération et éviter in fine la récidive. Dans la SAS des Baumettes, qui compte entre 70 et 80 détenus, trente ont postulé aux Beaux Mets. « Sélection, entretien individuel : on a procédé comme n’importe quelle entreprise », insiste Marc Balthazard, fort de plusieurs lancements de restaurants, dont Le République.

Raphi* a tout de suite candidaté lorsqu’il a vu l’annonce sur le tableau. Barbe poivre et sel taillée de près, regard intense, service impeccable. Sa motivation ? « En premier : ne pas rester en cellule. Puis en second la nouveauté du projet. En troisième : travailler avec l’extérieur ». Tout en essuyant les verres, il confie apprécier se sentir utile et être en contact avec des gens, « sinon à notre sortie, on reste fermé ».

Léon, barman ce jour-là, abonde. Il apprécie de quitter sa cellule, voir des gens de l’extérieur et gagner de quoi acheter ses courses. Deux mois en arrière, à la même heure, cet homme, qui ne se dépare jamais de son sourire et de bons mots, était « en promenade ou en train de faire du sport ». Rien de passionnant, sous-entend-il.

 

Maîtriser les codes

Baumettes
La SAS a été mis en place en 2018 aux Baumettes, la première en France. @Marcelle

Marc Balthazard raconte avec humour qu’un restaurant en détention est plus facile à gérer qu’un restaurant classique. Car, comme les salariés vivent sur place, « ils sont à l’heure, n’ont pas l’esprit embrumé de la veille et sont hyper motivés ». Idem pour les clients, impossible de faire « un resto-basket » (partir sans payer) ! Il souligne également « l’esprit d’équipe » des salariés et leurs initiatives dont celle d’offrir les pourboires à une association de lutte contre le cancer.

Pourtant, aux dires de Raphi, « rien n’a été facile au début, il a fallu tout apprendre ». Savoir placer couteau et fourchette, se tenir correctement, accueillir le client, servir les plats. Une multitude d’infos à retenir qui font qu’il voulait « tout arrêter ». Aujourd’hui, « tout roule ». Il confie être porté par le sentiment de « servir à quelque chose » et de « faire plaisir aux clients ». Il va même jusqu’à dire que leurs retours positifs dépassent le salaire.

 

 

Ouvre des horizons

Les Beaux Mets Effiloché d'agneu
Effiloché d’agneau, choux de Bruxelles, butternut et citron confit @MB

Dans quelques jours, Raphi sortira des Baumettes, certes avec un bracelet électronique, mais cet ambulancier pourra reprendre son métier. Léon, lui, n’a pas de travail qui l’attend dehors et ne sait pas s’il poursuivra dans la restauration. Une chose est sûre, ce job lui ouvre des horizons. Il a l’impression d’être « dehors » et envisage de poursuivre son contrat durant les dix-huit mois qui lui reste à purger.

Mylan aimerait rester jusqu’à la fin de sa peine, c’est-à-dire en janvier 2024. Ce serveur discret de 21 ans ne croyait pas que le projet aboutirait. Il pensait que la direction ne donnerait pas le feu vert. Qu’il y aurait des incidents, comme « des détenus qui viendraient corrompre des gens de l’extérieur ». Mais rien de tout ça. Le jeune homme, tout en époussetant la nappe blanche avant d’apporter le dessert, raconte être même « choqué » du résultat.

En cuisine, sur les sept commis, trois souhaitent en faire leur métier.  Tous cuisinent déjà très bien, au dire de la Cheffe. Mais des comportements nécessitent un management plus poussé. Certains détenus, très éloignés de l’emploi, présentent en effet des fragilités, « la gestion des émotions fait partie du travail que nous effectuons », ajoute Carole Guillerm.

 

Des master class avec des chefs

Beaux Mets déjeuner
La bande d’amies venues déjeuner aux Beaux Mets @Marcelle

Elle projette d’organiser des master class d’une journée avec des chefs, « autour d’un plat qui sera proposé au restaurant ». Et de cuisiner une fois par mois les légumes du potager des Baumettes, cultivés par d’autres détenus avec l’association Graines de Soleil. En attendant, cet artisan du goût, qui travaille avec les produits de saison, élabore la nouvelle carte. Indispensable pour fidéliser la clientèle.

Car, si le restaurant affiche pour l’heure complet, qu’adviendra-t-il dans quelques mois une fois la curiosité passée ? Ce partenariat inédit entre l’administration pénitentiaire et Festin vise certes à réinsérer les détenus. Mais aussi à être rentable économiquement. Les clients se déplaceront-ils malgré les contraintes (voir bonus) et le prix ?

Payer 35 euros le menu complet n’est pas un frein pour Sylvie, Chantal, Sandrine, Mireille ou Dany. Car « la cuisine est bonne », « c’est fin » et « le service est sympa ». Avec les mets délicieux et l’absence de téléphone portable (resté dans le casier), le temps s’étire. Les « tatas des écoles », comme elles se présentent (dites aussi Atsem), sont les dernières à quitter Les Beaux Mets. Elles reviendront. Un seul regret : l’absence d’un petit verre de vin rouge.♦

*Les prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat 

 

 

Bonus

  • SAS
    SAS au 11 mars 2022 @Observatoire International des prisons section francaise

    SAS. Les structures d’accompagnement vers la sortie sont destinées aux courtes peines. Les bénéficiaires sont les personnes condamnées à des peines de moins d’un ou deux ans. Mais aussi celles condamnées à de longues peines dont le reliquat de peine est inférieur à deux ans. Sur les 25 structures de ce type programmées en France, cinq sont effectives. Celle de Marseille, ouverte en juin 2018, était la première. La dernière en date est celle de Montpellier inaugurée le 6 décembre 2022.

 

  • Financements. Subventions de la Direction Départementale de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (DDETS) et recettes du restaurant.

 

  • Des contraintes. Les clients doivent remplir un formulaire et réserver minimum quatre jours à l’avance avant – temps nécessaire à l’administration pénitentiaire pour vérifier leur casier judiciaire. Arriver 30 minutes avant les deux services proposés – 12h30 et 13h15 – et déjeuner sans effets personnels. 

 

 

  • Réforme du travail pénitentiaire. La réforme du travail pénitentiaire, entrée en vigueur le 1er mai 2022, a modifié le statut des personnes détenues qui travaillent pour renforcer leurs droits, favoriser leur réinsertion professionnelle à la sortie de détention et ainsi prévenir la récidive. Il s’agit de rapprocher les conditions d’exercice du travail en détention de celles que les détenus connaîtront une fois libérés, et de favoriser ainsi leur réinsertion professionnelle.

Le contrat d’emploi pénitentiaire (CEP) garantit notamment un minimum de rémunération, un emploi du temps stable et précise une durée de travail hebdomadaire. La réforme vise aussi, à terme, l’ouverture de nouveaux droits sociaux pour les détenus travailleurs afin, là encore, de faciliter leur réinsertion : ouverture de droits à la retraite ou au chômage après la détention, droit à la formation, couverture des risques professionnels…

 

  • Un studio de cinéma aux Beaumettes. Caroline Caccavale et Joseph Césarini, fondateurs de Lieux Fictifs, ont créé dans la SAS des Baumettes le studio de cinéma ‘’Image et mouvement’’ pour diffuser des films. Mais également former les détenus aux métiers du 7e Art, produire des films et des programmes audiovisuels.

Durant quatre mois, à raison d’une semaine par mois, le réalisateur Lamine Ammar-Khodja est accueilli en résidence. Il va travailler avec les détenus pour une restitution prévue en mars 2023.

Ponctuellement, le studio s’ouvre au public extérieur sur des événements.