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La cuisine pour changer le regard sur les réfugiés

 

Les réfugiés nous évoquent traversées périlleuses, embarcations bondées et nombreuses tragédies… Mais quels visages derrière ces personnes en détresse ? Des hommes et des femmes aux parcours singuliers et aux richesses insoupçonnées, que Le Refugee Food Festival (RFF) veut mettre en lumière. Cet événement se déroule toute la semaine dans 15 villes du monde entier, dont Marseille, où neuf restaurants confient leurs fourneaux à des cuisiniers réfugiés venus de Syrie, d’Éthiopie, d’Afghanistan, du Soudan, de Côte d’Ivoire et de Sierra Leone.

Chaque collaboration a un triple objectif : faire découvrir des saveurs venues d’ailleurs, faire évoluer le regard sur les personnes réfugiées, et offrir un tremplin professionnel à ces cuisiniers venus de loin. Nous vous emmenons au Café Borély, à la rencontre d’Aschakkulah qui teste ses recettes avant le jour J. 

 

Les marmites bouillonnent, le mixeur vrombit, les fours ronflent, les couteaux claquent et les mains pétrissent. Ce concert s’accompagne d’un véritable ballet : Djamila, Thérèse et Abdu – la brigade du Café Borély, menée par Thierry, le chef – virevoltent entre leurs plans de travail respectifs en une danse rythmée et calculée. Ils se croisent et s’évitent sans se percuter tout en jetant un regard bienveillant sur le travail d’Aschakkulah. Le jeune homme est en train de préparer des plats typiques de son pays. Le geste précis, il roule la viande dans ses paumes, ajuste la sauce tomate dans la casserole, vérifie la cuisson des aubergines et aplatit le pain déjà levé.

 

Chaque bénévole est responsable d’un couple réfugié/chef
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Théo, bénévole de RFF, accompagne Aschakkulah, réfugié afghan. @Fanny Bailly

À ses côtés, Théo, l’un des huit bénévoles de Refugee Food Festival Marseille. Chacun s’occupe d’un couple réfugié/chef et les assiste lors des trois rencontres habituelles avant l’événement. « Notre rôle est surtout de mettre du lien dans la relation et de faciliter les échanges », précise cet ingénieur de 31 ans, le regard profond et la voix sereine. Il a accompagné pas à pas Aschakkulah pour trouver ses produits au marché de Noailles (dont du lait fermenté), l’aider en cuisine ou même acheter les produits manquants. Pas question pour lui de poser des questions intimes à son binôme. Tout juste sait-il qu’il a 29 ans, qu’il habitait à trois heures de Kaboul, qu’il était chauffeur de taxi et ramassait les pommes de terre, qu’il est arrivé en France il y a deux ans après un long parcours à pied et en bus à travers l’Iran, la Turquie, les pays d’Europe de l’Est et l’Allemagne.

 

Ce sont des réfugiés statutaires ayant déjà un lien avec la cuisine

Aschakkulah a été contacté en janvier par les bénévoles de RFF via le CADA (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile) du groupe SOS. Mais ce peuvent être d’autres centres d’hébergements, comme France Terre d’Asile ou Un Toit pour toi (lire notre article ici). Ces structures ont l’avantage d’être en contact direct avec les réfugiés et de connaître à peu près leur profil. Car deux impératifs sont nécessaires pour participer à l’événement : être réfugié statutaire (voir bonus) et lié à la cuisine : soit en ayant été chef, commis ou cuisinier dans son pays, soit en maîtrisant une cuisine familiale. C’était le cas pour Aschakkulah : « je cuisinais pour papa… maman… », tente t-il d’expliquer par bribes. Difficile de poursuivre la conversation. Ce jeune homme au large sourire ne parle pas anglais et très peu français.

 

La barrière de la langue
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Théo tente de trouver sur Google ce que veut Aschakkulah. @Fanny Bailly

La langue est l’un des premiers obstacles. « Il y a parfois de gros problèmes de compréhension. On pense qu’il a besoin de tomates, puis de jus de tomates, on cherche, on se concerte jusqu’à trouver l’ingrédient parfait qu’il demande, en l’occurrence du double concentré de tomate ! », sourit Théo, le bénévole RFF qui se sert beaucoup de Google image et parfois de Google traduction. Quand la personne réfugiée ne parle pas du tout français, un interprète est mis à disposition, comme ce fut le cas l’année dernière à La Mercerie avec Durai, réfugié Irakien. Pareil pour les freins liés à la mobilité ou aux enfants, RFF trouve une solution. « Cela va de payer des tickets de métro à prendre en charge une baby-sitter. Beaucoup de réfugiés sont des femmes isolées avec des enfants », souligne Fanny Borrot, coordinatrice RFF pour cinq villes (Marseille, Lyon, Lille, Bruxelles et Madrid). Elle évoque également le frein du logement : « Nous avons parfois des cuisiniers expérimentés mais qui se retrouvent à la rue ». Car une fois le sésame de la carte de séjour obtenu, ils ne peuvent plus rester dans les centres d’hébergement réservés aux demandeurs d’asile.

 

Des concessions entre le réfugié et le chef

La communication entre le réfugié et le chef, exacerbée par les différences culturelles, n’est pas toujours évidente. La façon de cuisinier, le temps de préparation, etc… « Rien que le matériel peut être source d’incompréhension, comme les plaques à induction au lieu de la gazinière. Ils ne maîtrisent pas non plus le vocabulaire de cuisine. Quant à la quantité, c’est souvent compliqué car ils ne connaissent principalement que la cuisine familiale. Heureusement,Thierry, notre chef, sait absorber ces données et débiter du volume », observe Ariel Lorin, le boss du Café Borély. Et Fanny Borrot d’ajouter : « Les bénévoles ont un vrai rôle de médiation pour trouver un terrain d’entente ». Aschakkulah a accepté de fourrer ses beignets avec un légume de saison plutôt qu’avec de la courge (davantage Café Borély compatible), et d’y ajouter du Pecorino pour les rendre plus goûteux. Quant au chef, à cause de la méthode de cuisson, il a accepté le riz basmati jaune de Noailles sélectionné par Aschakkulah, plutôt qu’un des riz bio du restaurant.

 

La différence est une richesse
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Aschakkulah avec Thérèse du Café Borely. @Fanny Bailly

Comme toute différence, celle offerte par le RFF est d’une grande richesse. Thérèse, de la brigade du Café Borély, trouve passionnant de découvrir d’autres recettes et « de savoir qu’on a les mêmes produits mais qu’on les cuisine différemment ». Elle utilise encore chez elle les épices de Bellane, réfugiée érythréenne venue l’année dernière. Ariel Lorin, qui lui signe sa troisième édition, est toujours aussi enthousiaste : « accueillir l’autre autour d’une assiette, c’est le truc le plus banal mais aussi le plus fort. C’est une découverte d’autres saveurs et une aventure humaine extraordinaire ». Théo lui, relativise ses petits problèmes : « Je les trouve tous incroyables ces gens-là, alors qu’ils ont tout perdu ». Il envisage même de quitter son métier d’ingénieur pour ouvrir un restaurant avec Tibin, un soudanais extraordinaire, « un modèle de générosité et de joie de vivre ».

 

Et après ?

Tibin, justement, participe au RFF pour la troisième année, à l’Arrosoir et au Frac. Le reste du temps, il travaille en cuisine dans un Ephad à Belsunce, après avoir bossé pour le traiteur engagé La Table de Cana. Veronica, vénézuélienne, comble ses lacunes avec une formation à l’Afpa en cuisine. Quand à Joseph, Syrien, et Mohamed, Soudanais, ils ont été sélectionnés pour intégrer la formation expérimentale Mixeaty (voir bonus). 59% des cuisiniers réfugiés ont eu accès à au moins une opportunité professionnelle grâce au festival (voir bonus). « Mais c’est trop peu au regard de ce qui pourrait être fait, estime la coordonnatrice Fanny Borrot. C’est pourquoi nous renforçons notre volet Insertion pour cette nouvelle édition », ajoute-t-elle. Au lieu du ‘’one shot’’ habituel, elle aimerait que les chefs volontaires deviennent des mentors pour leur cuisinier réfugié : « pour les préparer aux entretiens d’embauche, retravailler leur CV… ». Quant aux bénévoles, leur job serait d’affiner les besoins et les envies des réfugiés – bosser pour un traiteur ? Une cuisine collective ? Opter plutôt pour le service en salle ? – avec le réseau de partenaires locaux et nationaux (notamment la restauration collective Elior et l’hôtellerie Relais &Châteaux).

 

91% des réfugiés participants ont repris confiance en eux
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Dégustation des plats d’Aschakkulah par l’équipe du Café Borély (à droite : Ariel Lorin, Djamila, Thérèse. A gauche : Aschakkulah, le chef et Abdu). @Théo

La fin de matinée approche. Aschakkulah s’active. Ses boulettes de viande et ses aubergines vont être testées par la brigade du Café Borely. Verdict de Théo ? « Super bon ! » Il les proposera toute la semaine, en plus d’un plat veggie. Sa prestation sera rémunérée par le restaurant, « au même salaire qu’un cuisinier » précise Ariel Lorin. « Être payé participe à leur reconstruction », ajoute Fanny Borrot. 91 % des réfugiés participants ont repris confiance en eux, 91 % des clients ont envie de s’engager pour la cause des personnes réfugiées depuis le festival. ♦

 

*— Le Fonds Épicurien, parrain de la rubrique « Alimentation durable », vous offre la lecture de l’article dans son intégralité, mais n’a en rien influencé le choix ou le traitement de ce sujet. Il espère que cela vous donnera envie de vous abonner et soutenir l’engagement de Marcelle – le Média de Solutions —

 

Bonus
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    L’équipe des bénévoles RFF Marseille avec Théo à gauche et Iris à droite.

    L’origine du projet. Le Refugee Food Festival est le fruit d’un voyage autour du monde : après avoir traversé 10 pays et partagé les cuisines et tables de dizaines d’hommes et de femmes à travers le monde (expérience retracée dans la web série Very Food Trip), Marine Mandrila et Louis Martin ont pris conscience que la cuisine et la table sont une incroyable arme de découverte et de liens culturels. En pleine “crise des réfugiés”, ils ont voulu mobiliser les valeurs de la cuisine et la scène culinaire française pour prendre le contre-pied des discours misérabilistes à l’égard des réfugiés, et toucher les citoyens en s’adressant directement à leurs papilles. Dès la première édition du RFF en 2016, le projet a rencontré un réel engouement : une centaine de citoyens du monde entier les ont appelés pour développer le festival dans leur ville. En réponse à cette vague d’initiatives, l’association Food Sweet Food, porteuse du projet, a créé un kit méthodologique pour les accompagner dans leur démarche. À Marseille, la porteuse de projet est Iris Liberty qui encadre 8 bénévoles. Le projet est soutenu par le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, et le Fonds Epicurien à Marseille.

  • Différence entre réfugié statutaire et demandeur d’asile : Le réfugié statutaire est un demandeur d’asile qui a obtenu le statut de réfugié par l’OFPRAH. Il dispose donc d’une carte de séjour pour une durée de 10 ans. Il est autorisé en France à travailler, à se loger et ouvrir un compte en banque. Le demandeur d’asile est un migrant dont la demande d’asile en France n’a pas encore abouti. Le temps d’attente pour le traitement du dossier est très long. Il peut varier de 3 semaines à 2 ans. Durant cette période, le demandeur d’asile ne peut pas travailler.

 

  • La formation Mixeaty mixe l’apprentissage de la langue française et les cours de cuisine. La première promotion a démarré en février et démarre une alternance fin août jusqu’à fin décembre. « 100 000 postes étaient vacants dans la restauration et l’hôtellerie en 2017. L’idée de Mixeaty est d’offrir un diplôme à des personnes douées, compétentes mais non qualifiées. Et un vocabulaire de cuisine », souligne Fanny Borrot. Cette action est portée par Muse Formation, en partenariat avec les Apprentis d’AuteuilGoJobPôle emploi MarseilleRefugee Food Festival, et Provence Formation.

 

  • L’association Food Sweet Food a travaillé fin 2018 avec l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (financeur de l’étude) et le cabinet spécialisé (IM)PROVE sur une mesure d’impact social qui permet d’évaluer précisément l’impact du festival annuel sur l’insertion socioprofessionnelle des cuisiniers participants et sur la sensibilisation du public. Le rapport complet est consultable ici.

Le refugee Food Festival a eu un impact important sur l’assurance de 91% des chefs participants, et a donc constitué un événement qui leur a permis de reprendre confiance en eux.

59% des chefs ont eu accès à au moins une opportunité professionnelle grâce au festival. Formation, embauche, lancement de leur propre service traiteur-restaurant…

70% des personnes participantes considèrent que le refugee Food Festival a fait évoluer positivement le regard qu’ils portent sur les personnes réfugiées

91% Des citoyens qui n’étaient pas déjà engagés avant le festival déclarent ainsi que le festival a provoqué un désir d’engagement pour la cause des personnes réfugiées