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Contre la précarité alimentaire et paysanne, une ‘’Sécurité sociale de l’alimentation’’
D’un côté, 37% de Français se déclarent en précarité alimentaire, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas accès de manière régulière à une alimentation suffisante et saine. De l’autre, des agriculteurs ne parviennent pas à vivre décemment de leur activité. La ‘’Sécurité sociale de l’alimentation’’ (SSA) peut permettre un accès pour tous, dans la dignité, à une alimentation respectueuse de la santé, de l’environnement et des agriculteurs. Rarement un projet aura connu un tel enthousiasme : une trentaine de caisses locales de SSA sont en constitution ou déjà opérationnelles. Comme à Marseille, Montpellier, Bordeaux et Cadenet.
Les fins de mois sont compliquées pour Nicolas. Ce père célibataire qui a la garde alternée de ses enfants ne bénéficie d’aucune allocation, « car un seul parent y a droit ». Son salaire de vendeur est trop important pour pouvoir prétendre à l’aide alimentaire. Et pas assez pour nourrir correctement ses deux filles de 7 et 11 ans. Les semaines où il les accueille chez lui, à Cadenet, village de plus de 4000 habitants dans le Vaucluse, il essaye de trouver des « combines » pour des légumes à des prix abordables.
« Je vais dans les grandes surfaces et le hard discount », déplore cet homme de 42 ans. Il sait qu’ils sont moins bons que ceux du producteur du coin, « mais ils sont plus chers, je ne peux pas me permettre ». Alors, quand on lui a parlé, à la fête des associations en septembre 2023, du CLAC (Collectif local de l’alimentation de Cadenet), il n’a pas hésité à rejoindre la vingtaine de bénévoles. « Pour l’entraide qu’il y a et l’idée de la SSA ».
♦ Selon l’Observatoire des vulnérabilités alimentaires mis en place par la fondation Nestlé, 37% des Français se déclarent en insécurité alimentaire en 2023. C’est trois fois plus qu’il y a huit ans, dans un contexte d’inflation et de crise du pouvoir d’achat.
Un double constat

La Sécurité sociale de l’alimentation ? Travaillée collectivement depuis 2019 en France (bonus), l’idée est de sécuriser « une alimentation digne, de qualité, respectueuse de l’environnement et des agriculteurs », résume la COMAC (Collective marseillaise pour l’alimentation et les communs) qui travaille sur le projet depuis mai 2023 (bonus). À Cadenet, la SSA est née trois ans auparavant après le double constat de l’association Au Maquis, porteur du projet (bonus). D’abord, l’impossibilité de certains habitants de la vallée de la Durance de s’approvisionner en produits locaux. Puis celle des agriculteurs à vivre décemment. « En accompagnant les paysans à la création d’un magasin de producteurs, on s’est rendu compte qu’ils ne pouvaient pas acheter les produits de leurs collègues, faute de moyens », raconte Eric Gauthier, salarié d’Au Maquis et membre du CLAC.
« On ne peut faire de transformation écologique sans transformation sociale », collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation
33 usagers à Cadenet

33 habitants ont été tirés au sort parmi 70 volontaires de Cadenet. Le CLAC les a approchés au hasard, « à la sortie du stade de foot, de l’école, au marché, etc. », raconte Eric Gauthier. Tous participent activement aux réunions depuis octobre 2023 pour co-construire le fonctionnement de leur caisse. Ils possèdent une ‘’carte vitale” de l’alimentation, en papier. Elle donne accès à des produits conventionnés dans trois lieux – l’épicerie du village, le magasin de producteurs et l’AMAP (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne).
Sans condition de ressource
Le montant de l’allocation ? 150€/mois et par personne. Un coup de pouce extraordinaire et honorable pour Nicolas : « C’est la première fois qu’on ne me demande pas mes revenus ». Si certains vivent des difficultés comme lui, « la grosse majorité sont de la classe moyenne et quelques-uns ont de bons revenus », détaille le salarié d’Au Maquis. Et de préciser : « On veut que ce soit un panel représentatif de la société ». Le plus difficile, cependant, a été de convaincre les personnes aux revenus élevés « qu’ils y avaient aussi droit ». L’universalité de l’accès est en effet un des trois piliers de la Sécurité sociale de l’alimentation.
Conventionnement démocratique

Le second pilier de la SSA est le conventionnement démocratique des produits. Des bénévoles du CLAC, sur des critères d’évaluation bien précis (mode de production, rémunération des producteurs…), ont décidé quel produit était remboursé, dans quel magasin. Ainsi, l’épicerie du village a été sélectionnée, pas la supérette. La première est en effet « indépendante », contrairement à la seconde qui « appartient à l’agro-industrie », décrypte Eric Gauthier. Trois niveaux de prises en charge ont été établis : 30%, 70% et 100%. « 100% pour les produits bruts issus du territoire, respectueux de l’environnement et des travailleurs : la viande de l’éleveur, le fromage du paysan qui transforme le lait, etc. »
Prises en charge différentes
Ainsi, le pain du magasin de producteur est remboursé à 100%, car l’artisan-boulanger produit lui-même son blé à partir de ses farines. Tandis que celui de l’AMAP l’est à 70%, car le boulanger achète ses farines. Même différence entre la charcuterie transformée dans un atelier artisanal local et celle d’un laboratoire d’ailleurs, « dont on ne connaît pas les conditions de travail ». Et 30% ? « C’est lorsqu’on juge que le produit est intéressant pour la vitalité du territoire et la santé. Mais qu’il pourrait être encore plus vertueux », explique-t-il. Et donne l’exemple des légumes issus de l’agriculture locale, mais non bio. Si l’aliment ne correspond à aucun critère, il n’est pas du tout remboursé.
Un formulaire façon sécu

Pour le remboursement, les usagers doivent remplir une feuille préétablie – « comme la feuille de la sécu autrefois » – avec leurs dépenses et les tickets de caisse correspondants. Un exercice fastidieux, mais nécessaire. « Ce sera plus simple pour ceux qui prennent le système d’abonnement de l’AMAP », pointe Eric Gauthier. Et de préciser que « les guichets remboursement seront assurés par des binômes CLAC/usager ». La question du financement sera le sujet des prochaines réunions. Nicolas, très actif dans la caisse, rapporte que, « pour prolonger l’expérimentation et accueillir d’autres personnes », l’une des pistes envisagées est « une cotisation proportionnelle aux ressources de chacun. Peut-être cinq euros minimum par mois ». Pour l’instant, le financement est assuré par une subvention de la Fondation de France de 60 000 euros.
Des caisses gérées localement et démocratiquement

Montpellier, la Gironde, et, dans les mois à venir Saint-Etienne, Lyon, Nantes, Tours, Toulouse, Marseille, etc. Chaque caisse repose sur les trois piliers. Mais fonctionne différemment selon la réalité de son territoire. « Car dupliquer un modèle, ça ne marche pas, il faut le faire partir de la base », insiste la COMAC, qui portera les différentes caisses créées par territoire ou quartier de la ville. À Montpellier, les 400 usagers de la Caisse Alimentaire Commune, lancée en février 2023, versent chaque mois une cotisation à montant libre, complétée par l’argent public et privé. Et reçoivent l’équivalent de 100€ par mois en MonA. La Monnaie Alimentaire à dépenser dans une cinquantaine de points de ventes dont une trentaine de producteurs en vendre directe.
Financement par les cotisations sociales

Le collectif national de la SSA – une quarantaine d’organisations – considère que l’accès à une alimentation saine est un droit, qui doit être financé par les cotisations sociales, troisième pilier de la SSA. Il estime en effet qu’elle permet de « faire des milliards d’économies » à la Sécurité sociale. « L’obésité, le diabète, certaines formes de cancers sont liés à une mauvaise alimentation », appuie Eric Gauthier du CLAC, qui ambitionne d’étendre la SSA à tout le village. En attendant, il constate avec surprise qu’elle est force de changement. Les usagers, en co-construisant cette dynamique, « deviennent acteurs de la transformation des systèmes alimentaires », observe Eric Gauthier.
Création de liens

Et les lieux, qui ont des produits conventionnés à 30 ou 70%, souhaitent s’améliorer. C’est le cas de l’épicerie du village qui veut un accompagnement pour vendre des produits mieux remboursés. « Le changement de pratique est stimulé ainsi par le désir et non la contrainte d’une quelconque directive », se réjouit le militant. Enfin, la SSA nourrit le lien intergénérationnel, grâce à « son équipe de jeunes, de cheveux blancs. Et, génial, de parents qui viennent avec leurs enfants », détaille le militant de 46 ans. « Il y a une belle fluidité entre nous », abonde Annie, 62 ans, qui s’occupe du linge dans un Ehpad. Avec les 150 euros, elle envisage d’acheter « du bon pain, des pâtes en vrac, des œufs bio ». Tout ce qu’elle ne s’autorisait pas. Nicolas, lui, a déjà acheté pour ses filles du jus de pomme issu d’un producteur AB de Cadenet, « avec un vrai goût du fruit ».♦
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Bonus
[pour les abonnés] – Au Maquis – Aux origines de la SSA – La caisse SSA de Cadenet -Financement de celle de Montpellier – Qui est dans la Comac –
- Au Maquis mène des actions qui ont trait à la question de la transformation alimentaire du territoire (vallée de la Durance entre Pertuis, Cavaillon et Art). Sa réflexion sur la précarité alimentaire provient de ses ateliers sur l’alimentation. « On travaillait dans les quartiers populaires de Cavaillon, très délaissés par la politique locale. On sentait bien qu’ils appréciaient les légumes de nos producteurs. Mais cela créait une frustration, car les habitants ne pouvaient pas les acheter », raconte Éric Gauthier, salarié de l’association. Il souligne qu’en quinze ans de pratique, il ne connaît personne qui n’ait pas envie de manger local.
- La caisse SSA du Cadenet est le fruit de trois étapes/trois groupes. En février 2021, création par Au Maquis d’un comité de pilotage. Et ce, avec d’autres professionnels de l’alimentation : paysans, bénévoles de l’aide alimentaire, responsables associatifs, etc. En 2022, création d’un deuxième groupe, le CLAC. Il se réunit chaque mois dans une sorte de « mini convention citoyenne ». En 2024, création d’une caisse avec 33 personnes tirées au sort, dont cinq participants du CLAC. Le temps long, pour Éric Gauthier, est plus que nécessaire pour construire un tel projet. À commencer par apprendre à travailler ensemble et établir une charte des valeurs communes. Plus de détails dans l’article de La Relève et La Peste.
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- Origine de la Sécurité Sociale de l’Alimentation : Depuis 2017, ISF AgriSTA élabore une proposition de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Et a lancé, en 2019, le Collectif national pour une SSA. L’idée est au croisement de trois dynamiques préexistantes. Les deux premières insistent sur la nécessité de penser une socialisation de l’alimentation pour répondre aux enjeux agricoles et alimentaires. La troisième propose la piste du fonctionnement du régime général de Sécurité sociale entre 1946 et 1958. Détails ici. Pour aller plus loin : La sociale, un film sur l’histoire de la sécurité sociale de santé par Gilles Perret.
- Financement de la caisse de Montpellier. Fonds publics : ville, métropole, région et département. Et privés :Fondation de France, Fondation Daniel et Nina Carasso.
- Bientôt à Marseille ? La COMAC (Collective marseillaise pour l’alimentation et les communs) travaille depuis mai 2023 sur la SSA. Elle viendra en appui aux caisses locales créées par territoire ou quartier : Belle de Mai, Frais Vallon, etc. Elle est le fruit de l’école des Communs de l’alimentation, qui travaille sur quatre territoires : Toulon, Autran, Paris et Marseille.
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- Une vingtaine de structures et citoyens locaux composent la Comac. CHO3, Du Beurre dans les épinards, Les Paniers Marseillais. Les AMAP de Provence, En Chantier (La cantine du midi, Drogheria), Le Bouillon de Noailles, La Cité de l’agriculture, Le secours Catholique. Mais aussi Terre de Liens, La confédération paysanne, Supercafoutch, B.A.BALEX, Fabienne Orsi, économiste et chercheuse au LPED, Paroles Vives, Bureau des Guides. Et enfin, Action Contre la Faim, Unipopia, Delphine Frenoux, économiste et élue du 4-5 déléguée à l’ESS, L’Après M, Pain et Partage,Vivres solidaires.