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De nouveaux défis pour les architectes de l’humanitaire

Par Paul Molga, le 25 novembre 2022

Journaliste

65,3 millions de personnes ont dû fuir leur pays ces dix dernières années @Pixabay

Les millions de réfugiés ukrainiens fuyant leur pays ravivent les besoins d’accueil dans le monde. Près de 1% de l’humanité est désormais déracinée. Mais la plupart des exilés s’entassent encore dans des camps de fortune. Des architectes engagés s’efforcent de résoudre cette équation.

 

Les Japonais ont trouvé à Shigeru Ban un surnom poétique : l’architecte de papier. En Pologne, où plus de 3 millions de réfugiés ukrainiens ont franchi la frontière pour échapper à la guerre, plusieurs de ces habitats d’urgence ont fleuri ces derniers mois. Comme à Chelm, au sud-est du pays, où une petite ville a pris place dans un hypermarché désaffecté.

 

Une architecture frugale faite de matériaux de récupération

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L’architecte Shigeru Ban monte des campements de l’urgence avec des rouleaux de toile et de simples tubes en carton © Shigeru Ban

Conseiller depuis 1995 du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR) et fondateur de l’ONG Voluntary Architects’ Network, ce bâtisseur connu pour la construction du Louvre Metz y a installé ses structures légères autour d’une « place publique » équipée de chaises et d’espaces collectifs. Leurs locataires transitoires y trouvent une cantine fournie, des sanitaires, une infirmerie, une salle de jeux pour les plus petits et même une garderie pour leurs animaux de compagnies. Autour, 600 lits ont été installés, isolés les uns des autres par des toiles de tissu soutenues par de simples tubes de carton emboîtés les uns dans les autres. C’est l’une des signatures de cet architecte récompensé plusieurs fois pour ses réalisations frugales faites de matériaux de récupération. L’ensemble, monté en seulement trois jours, est sommaire. Il offre toutefois un avantage incontestable pour les malheureux exilés : l’intimité, « un droit humain fondamental », répète à l’envi Shigeru Ban.

 

Un tiers des déplacés dans des camps de réfugiés

Partout dans le monde, le même scénario se répète. Selon le dernier rapport statistique du HCR, le nombre de déplacements forcés de populations a quasiment doublé cette dernière décennie. Il a ainsi atteint l’an passé 65 millions de personnes, soit 1% de l’humanité. Désormais, un humain sur 113 est un déraciné forcé de quitter la terre où il vit en raison de persécutions, de conflits, de violences, de violations des droits humains ou de catastrophes climatiques et naturelles, note encore l’agence onusienne.

Beaucoup parviennent à trouver asile dans d’autres pays. Pour plus de 20 millions d’entre eux cependant, le chemin de l’exil se termine dans un camp de réfugiés. Ce que les chercheurs qualifient de « villes accidentelles ».

 

♦ Lire aussi l’article : L’hébergement solidaire n’est pas un délit

 

Plus de 400 « villes accidentelles »

De nouveaux défis pour les architectes de l’urgence 5Combien sont-elles ? Officiellement, au moins 460, installés principalement au Moyen-Orient, en Afrique de l’Est et au Pakistan, selon le décompte réalisé par l’anthropologue Michel Agier dans une monographie consacrée au sujet (Un monde de camps, Éditions la Découverte). S’y ajoutent plus de 1500 camps de déplacés internes à leur pays. Et des milliers d’autres clandestins, installés le long des frontières ou dans les interstices urbains – friches, rives de fleuves et autres bâtiments à l’abandon. Mis bout à bout, ils représenteraient un pays, avec une population proche de celle de la France… Michel Agier a un nom pour qualifier ce phénomène : « l’encampement du monde ».

Y faciliter le quotidien de leurs habitants est devenu une priorité pour toutes les ONG impliquées. Depuis la conception des « maisons Murondins » (lire bonus), imaginées en 1940 par Le Corbusier pour loger dans l’urgence les sinistrés de la première débâcle avec des matériaux de fortune, peu d’architectes se sont en effet emparés de la question. « Leur expertise est pourtant indispensable pour créer les conditions dignes d’une reconstruction personnelle », milite Alexander Betts, directeur du Centre d’études sur les réfugiés à l’Université d’Oxford.

 

Au nom de l’urgence, des pratiques architecturales dépassées 

On est loin du compte, de l’aveu même de Patrick Coulombel, co-fondateur des Architectes de l’urgence. Dans une tribune acerbe faisant le bilan de dix ans de reconstruction après le séisme qui avait frappé Haïti en janvier 2010, il pointait « des pratiques architecturales et humanitaires dépassées au nom de l’urgence ». « J’ai observé la création de bidonvilles dangereux malgré les sommes colossales qui ont été dépensées pendant plusieurs années pour des abris temporaires. Les 200 000 morts d’Haïti sont consécutifs à la mauvaise conception des constructions, à la mauvaise qualité de mise en œuvre, à l’absence de professionnels qualifiés et à la mauvaise qualité du béton, de résistance trop faible. C’est cela qui a tué. Et on recommence aujourd’hui les mêmes erreurs », dénonçait-il alors.

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Selon l’ONU, la moyenne de séjour dans un camp atteint désormais 17 ans ©DR

Le constat est d’autant plus cinglant que nombre de villes accidentelles s’installent dans la durée. Selon l’ONU, la moyenne de séjour dans un camp atteint désormais 17 ans !

Outre les architectes, d’autres corps de métiers réfléchissent à la meilleure façon d’agencer ces villes en kit : logisticiens, experts en génie civil, spécialistes de la mobilité, informaticiens, prospectivistes… Depuis 2009, le HCR – doté d’un budget de 8,5 milliards d’euros – dispose ainsi de sa propre division en charge de l’innovation pour imaginer de nouvelles solutions technologiques pouvant répondre aux besoins des réfugiés.

 

L’internet des objets pour gérer l’eau potable

L’agence a par exemple conçu un système de supervision de l’eau potable basé sur l’Internet des objets pour mieux gérer l’approvisionnement des cités les plus arides. Le dispositif utilise une série de capteurs ultrason connectés en réseau pour relever le niveau d’eau des cuves de camions-citernes et de réservoirs dans les camps. Il peut ainsi collecter des données en temps réel sur la consommation et les réserves disponibles auprès de 20 000 points d’enregistrement. Les relevés sont captés par des mâts de téléphonie mobile opérant jusqu’à 30 kilomètres de rayon.

« Ici, en Ouganda, ce système a permis de remédier aux pénuries d’approvisionnement que nous avions du mal à anticiper. En conséquence, la paix et la sécurité sont revenues dans bon nombre d’endroits conflictuels », apprécie David Githiri qui supervise l’équipe technique du HCR dans ce pays débordé par l’afflux massif de réfugiés fuyant le conflit au Soudan du Sud.

 

♦ (re)lire : Contre le mal logement, les Ch’tites Maisons Solidaires

 

L’Ouganda expérimente l’impact des nouvelles technologies

Dans ce lieu d’expérimentation, l’agence onusienne utilise déjà des images satellite, des cartes interactives, et des enregistrements biométriques pour renforcer la protection des réfugiés, aider les plus vulnérables, porter assistance aux réfugiés en milieu urbain. Cela lui permet aussi d’éviter les enregistrements multiples, cibler ses services et planifier des distributions plus efficaces.

L’application la plus spectaculaire de ces technologies est la mise en place de distributeurs bancaires mobiles à identification biométrique. Exit les coupons alimentaires : avec leur empreinte rétinienne, les exilés peuvent facilement retirer le montant de leurs aides en cash pour les utiliser comme bon leur semble. « Un pas de plus pour regagner de la dignité », témoigne David Githiri.

 

S’engager pour reconstruire des vies

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Une tiny house pour héberger des réfugiés dans sa cour ou son jardin © Quatorze

Avoir un toit ne suffit pas aux réfugiés pour reprendre pied dans leurs nouveaux pays d’accueil. Pour les aider à s’émanciper, associations et ONG tentent de nouvelles approches solidaires. Installée depuis 2015 à proximité du camp d’exilés de Katsikas dans le nord de la Grèce, l’association Soup and Socks développe « des plateformes d’éducation, d’autonomisation et de rencontres ». Parmi ses actions figure cet Habibi.Works, un tiers lieu équipé d’ateliers de menuiserie, de métallurgie, de couture, d’un espace numérique, d’une bibliothèque. Y sont proposés des cours d’anglais et, plus récemment, des cours de yoga et de sport « pour favoriser leur intégration et leur bien-être ». Jusqu’à 150 migrants y sont accueillis quotidiennement.

En France, l’association Quatorze développe et promeut depuis 2007 « des architectures sociales et solidaires pour des territoires agiles et résilients ». Elle a lancé le projet In My Backyard pour installer chez les particuliers volontaires une tiny house destinée à l’accueil durable des réfugiés. « Pour les personnes migrantes, le parcours résidentiel chaotique qui peut mettre fin de l’exil est fait d’alternance entre la rue, les campements de fortune, les centres d’hébergement, les nuits d’hôtel, explique l’association. Nos toits leur offrent la stabilité nécessaire pour obtenir leur statut de réfugié et se poser pour se dessiner un nouveau futur ». ♦

* Le Groupe Constructa parraine la rubrique « Société » et partage avec vous la lecture de cet article*

 

Bonus

[pour les abonnés] – Des chiffres sur les réfugiés dans le monde – La maison Murondins du Corbusier – De nouveaux défis pour les architectes de l’urgence 1 Une maison Murondins ©DR[/caption]

* La maison Murondins by Le Corbusier.

Ces constructions « Murondins » furent imaginées au mois d’avril 1940, quand commença la première débâcle, celle des Belges et des gens du Nord. Il s’agissait de donner aux sinistrés l’unique possibilité de s’abriter. Prendre de la terre et des branches d’arbre pour constituer, sans main-d’œuvre spécialisée, des abris. À la manière des bûcherons dans la forêt.

Plan et coupe s’y prêtaient, constituant un élément architecturale capable de répondre au but proposé. Et capable aussi d’assurer des réussites architecturales indiscutables …
Passée la débâcle, fin 1940, ce procédé fut offert à la jeunesse. Afin qu’elle constitue elle-même ses clubs. Qu’elle arrive ainsi à décliner l’offre démoralisante des vieilles résidences poussiéreuses que chacun mettait à sa disposition à cette époque.
À la libération le modèle fut repris pour Saint-Dié afin de loger une masse de sinistrés. L’entreprise échoua faute de trouver l’argile nécessaire à la constitution du pisé. L’enthousiasme, aussi, faisait défaut chez beaucoup.