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Des Justes parmi les Nations encore distingués aujourd’hui

Par Nathania Cahen, le 23 novembre 2022

Journaliste

Les fils d'Yvonne Herszbaum, Daniel et René, ont échappé aux rafles nazies grâce à deux femmes exemplaires ©DR

De la famille du tailleur Gadel Herszbaum, seuls ses petits garçons, René et Daniel, ont survécu à l’horreur nazie grâce à la compassion et au courage de deux femmes qui les ont sauvés d’une mort certaine. En 2022, Mathilde Gauthier et Léontine Bracchi ont été décorées à titre posthume du magnifique titre de « Juste parmi les Nations ». Retrouver leur trace n’a pas forcément été simple, mais pour les descendants Herszbaum, c’était plus qu’un devoir.

 

En France et depuis 1964, 4150 personnes ont à ce jour été distinguées comme Justes parmi les Nations par le comité Yad Vashem. Parmi elles, Mathilde Gauthier et Léontine Bracchi. « Nous avons encore une vingtaine de Justes nommés chaque année, précise Viviane Lumbroso, vice-présidente du Comité français de Yad Vashem. Beaucoup attendent très longtemps avant de se poser les questions. Éprouvent sur le tard l’envie d’officialiser leur reconnaissance. »

Mais quelque 80 années plus tard, retrouver survivants, descendants ou témoins relève parfois de la véritable quête.

 

Qu’avez-vous fait pour celle qui vous a sauvé la vie ?

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Léontine « Mémé » Bracchi ©DR

Nous sommes en 2019. Daniel Herszbaum vit en Israël, où il a migré dans les années 60 et adopté le patronyme de Bar-Ilan. Il raconte son histoire, son enfance tragique, ses derniers moments avec sa mère, sa survie miraculeuse grâce à celle que son frère et lui surnomment Mémé Bracchi. Après l’arrestation de leur mère en 1944, elle les a habillés en filles et cachés de ferme en ferme aux alentours de Beaufay, un petit village de la Sarthe. Ils échapperont ainsi à la traque de l’occupant.

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Une planche de « Ne revenez jamais « , un album de Caroline Stone qui raconte l’histoire de René et Daniel Herszbaum, dont elle est une parente. Ici les frères sont recueillis par Mémé Bracchi.

Une voix s’élève dans l’auditoire : « Qu’avez-vous fait pour cette personne qui vous a sauvé la vie ? » Silence. En dépit des liens qui s’étaient noués, rien n’a jamais été entrepris. Les années de l’après-guerre ont été terribles, les frères ont été séparés, il a fallu grandir sans parents, survivre pour vivre.

René étant décédé en 2012, c’est à Dominique Peignoux, une petite-cousine parisienne, que la famille israélienne confie la tâche de monter le dossier, de rassembler pièces et documents requis pour une reconnaissance de Juste parmi les Nations. Mais la mémoire de Daniel, né en 1939, est approximative car il était bien jeune.

 

♦ (re)lire l’article : Camp des Milles, se souvenir pour résister

 

Retrouver Madame Bracchi

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Daniel Bar-Ilan au Mémorial des Déportés de la Sarthe ©DR

Heureusement, dans la Sarthe et à Beaufay, Dominique Peignoux va obtenir des aides précieuses. Un Mémorial des déportés de la Sarthe est justement inauguré au Mans, en 2019. Y sont gravés les noms de Gadel et Yvonne Herszbaum. Yves Moreau, un historien amateur qui a fait des recherches et travaillé sur la liste des noms, lui fournit les documents historiques et administratifs en sa possession. Notamment un rapport de police indiquant que les deux garçonnets recherchés ont disparu – le mystère est ainsi dissipé sur cette question.

Dans le village de Mémé Bracchi, l’association de Georges Bigot, Regard sur Beaufay permet de recueillir des témoignages. Par ici, la mémoire collective n’a pas oublié les deux enfants juifs. Il n’est pas très difficile de retrouver les petits-enfants de Léontine Bracchi. C’est ainsi qu’à l’automne 2019, la requête peut être déposée à Yad Vashem-Israël. Elle sera validée en 2021.

Très vite cependant, suite à la lecture du dossier, une question est retournée aux requérants : et pour Mathilde Gauthier, qui a caché toute la famille Herszbaum pendant les rafles du Vel d’Hiv, qu’avez-vous fait ?

 

Mais aussi celle qui les a sauvés du Vel d’Hiv

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Mathilde Gauthier ©DR

Il nous faut donc remonter en 1941. En mai de cette année-là, les Juifs étrangers avaient été recensés à l’occasion de la « rafle du billet vert » (des convocations prenant la forme d’un papier vert qui ont permis des arrestations et des déportations) ; Polonais, Gadel est interné au camp de Pithiviers, parvient à s’échapper. Plus d’un an plus tard, à la veille de la rafle du Vel d’Hiv, le tailleur et sa famille sont avertis de l’imminence de ces arrestations. La voisine d’en face, rue Saint Simon (VIIe arr), Mathilde Gauthier va les cacher chez elle tandis que l’atelier et l’appartement désertés sont fouillés par les gendarmes français.

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Les Herszbaum ont occupé un appartement dans l’aile droite du château de Chesnay ©DR

Les Herszbaum qui ont des amis dans la Sarthe décident alors de les rejoindre et entament une vie de reclus dans un logement du Château du Chesnay, à Torcé-en-Vallée. Mais Gadel est dénoncé, arrêté le 18 avril 1943, interné (Drancy) puis déporté (Auschwitz). Yvonne et les enfants se pensent protégés par leur nationalité française mais en février 1944, les Allemands débarquent à l’aube. Yvonne a juste le temps d’ordonner à ses enfants de sauter le mur pour leur échapper. Elle sera déportée et gazée à son arrivée au camp d’Auschwitz.

 

♦ « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier » – Talmud

 

Localiser Mathilde Gaut(h)ier ou sa descendance

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Gadel, Yvonne et leurs enfants © DR

Il faut donc maintenant retrouver une Mathilde Gauthier (longtemps écrit Gautier) à Paris. Ce n’est pas comme si Gauthier était un patronyme rare et Paris un village ! L’infatigable Dominique Peignoux se lance : « Je prends un rendez-vous à la bibliothèque historique des PTT pour éplucher les annuaires. Grâce à l’adresse, je découvre ainsi qu’en 1962, Mathilde a le téléphone et vit avec Jehan-Charles Louis Gauthier, journaliste ».

Mais remonter le fil est d’autant plus laborieux que le couple n’a pas eu d’enfant. « C’est alors qu’une amie historienne me parle de l’un de ses anciens thésards, au profil inhabituel, devenu généalogiste successoral », raconte celle qui a pris à cœur et à bras le corps la quête des descendants Herszbaum.

 

Le recours à la généalogie successorale

Romain Dupré travaille à l’Étude Généalogique Guénifey, spécialisée notamment dans la recherche des héritiers pour le règlement de successions. Son enthousiasme contagieux va permettre de remonter aux ayants droit de Mathilde Gauthier. Hasard des démarches, les petits-cousins israéliens avaient de leur côté sollicité l’émission de télé-réalité Secrets de Famille. Quand les sources se sont croisées, Dominique Peignoux a confié aux réalisateurs les documents et preuves collectés. C’est ainsi que la famille Bar-Ilan ex-Herszbaum a appris sur le plateau de télé que la piste de Mathilde Gauthier et de sa descendance avait été retrouvée !

 

♦ « Après la guerre, je saluais Marguerite Gauthier dans la rue sans rien savoir de ce qu’elle avait fait pour ma famille. J’avais deux ans à l’époque du Vel d’Hiv. Mais je me souviens de Mémé Bracchi comme si c’était hier.Le soir de notre arrivée chez elle, une carriole attelée à un cheval nous a conduits dans une ferme » – Daniel Bar Ilan – Herszbaum

 

Épilogue

Des Justes parmi les Nations encore distingués aujourd'hui
La médaille de Mathilde Gauthier remise à son arrière-petit-neveu le 24 novembre 2022

La première cérémonie officielle s’est tenue jeudi 24 septembre à la mairie du VII à Paris, pour honorer la mémoire de Mathilde Gauthier. Étaient présents ses arrière-petits-neveux, Daniel Herszbaum, ses enfants et petits-enfants, et des personnalités politiques de France et d’Israël. Dimanche 27 novembre, ce sera au tour de Léontine Bracchi, à Beaufay, avec sa petite-fille et ses arrière-petits-enfants.

Le point final d’une quête de trois ans. Une joie teintée de mélancolie pour Dominique Peignoux : « Je regrette que mes proches ne soient pas là pour partager ce moment, à commencer par René, mais aussi maman et mes grands-parents. C’est trop tard pour eux. Mais j’ai la fierté d’avoir participé à l’écriture de cette histoire universelle, qui va servir à guider d’autres générations. De montrer que ceux qui sont morts ne sont pas oubliés ».

Elle revient toujours avec émotion sur ces enfants de l’école de Beaufay qui, une fleur à la main, ont refait à pied le chemin qui a conduit René et Daniel du château de Torcé à la maison de Mémé Bracchi. Et ont ensuite déposé leurs fleurs sur sa tombe. ♦

 

*La Fondation de France – Méditerranée parraine la rubrique Société et partage avec vous la lecture de cet article*
De nouveaux Justes parmi les Nations encore distingués aujourd'hui
© Caroline Stone

 

Bonus

[pour les abonnés] Justes parmi les Nations, par et pour qui ? – Le Chambon-sur-Lignon, cas particulier –

  • Justes parmi les Nations. En 1963, une Commission présidée par un juge de la Cour Suprême de l’État d’Israël est chargée d’attribuer le titre de Juste parmi les Nations, la plus haute distinction civile décernée par cet état à des personnes non juives qui, au péril de leur vie, ont aidé des Juifs persécutés par l’occupant nazi. Elle prend pour nom Yad Vashem (de Yad, le mémorial, et Shem le nom). Depuis, 27 921 personnes à travers le monde en ont été jugées dignes.

Les personnes ainsi distinguées doivent avoir procuré, au risque conscient de leur vie, de celle de leurs proches, et sans demande de contrepartie, une aide véritable à une ou plusieurs personnes juives en situation de danger.

Les critères de Yad Vashem sont très stricts. Les témoignages doivent être aussi précis et détaillés que possible quant aux dates, aux lieux et aux circonstances. Dans la mesure du possible, il est préférable que soient réunis les témoignages d’au moins deux personnes juives sauvées, mais cela est devenu difficile.

Le dossier est étudié à Paris, puis transmis à Yad Vashem où « la Commission des Justes » statue.

 

♦ Relire l’article : L’incroyable voyage des archives yéménites restées coincées dans un garde-meuble

 

  • Le cas du Chambon-sur-Lignon. Exceptionnellement, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem a décerné en 1990 un diplôme d’honneur collectivement aux habitants du Chambon-sur-Lignon et des communes voisines qui se sont portés à l’aide des Juifs durant l’occupation allemande, et les ont sauvés de la déportation et de la mort.

Le village se situe sur le plateau du Vivarais-Lignon, aux confins de la Haute-Loire, de l’Ardèche et des Cévennes. Comme les 17 localités du Plateau, sa population est marquée par le protestantisme depuis le XVIe siècle. Avant-guerre, le tourisme se développe grâce à une petite ligne ferroviaire, plusieurs hôtels et des maisons d’enfants. C’est dans ce milieu géographique et humain que près de 3500 juifs persécutés, dont un tiers d’enfants, trouveront refuge jusqu’en 1944. Cet article du site The Conversation revient sur l’incroyable élan de solidarité qui s’était mis en place sur ce territoire.

 

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