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L’holacratie rend-elle les salariés plus heureux ?

Par Nathania Cahen, le 15 octobre 2018

Journaliste

À Brignoles, la Coopérative d’Estandon a revu sa copie management. C’est la directrice de chai, rencontrée pour un tout autre article, qui m’a mis la puce à l’oreille : « Nous avons la chance d’avoir un directeur très dynamique, qui a introduit certaines pratiques de l’entreprise libérée, dont l’holacratie et l’intelligence collective ».

 

Catherine Huguenin avait poursuivi : « Chacun peut être force de proposition, jouer un nouveau rôle dans un périmètre déterminé et se responsabiliser quelle que soit sa fonction. Cela a généré une émulation saine et beaucoup de mieux-être au travail ! »

Intriguée, j’ai rencontré trois mois plus tard Philippe Brel, directeur général de la Coopérative d’Estandon. Après une vingtaine d’années de régime « classique », il s’est tourné vers les préceptes de l’holacratie et de l’intelligence collective : moins de hiérarchie, plus d’initiative et un mieux général. La Coopérative d’Estandon ? Première entreprise viticole de Provence, elle est installée à Brignoles (Var), produit 10 % des vins de cette région, regroupe huit coopératives représentant 300 viticulteurs (le grand concurrent, les Caves de Provence, est entré dans le groupe en 2005), ainsi que neuf caves particulières, et met chaque année sur le marché l’équivalent de 20 millions de bouteilles (du rosé à 86 %) dont 65 % en AOC. Environ 80 salariés y sont rattachés.

 

Éradiquer la souffrance au travail

On s’est étonnée de cet intérêt pour le management. « Je me suis toujours intéressé à ce qui se faisait dans ce domaine. Plus jeune, quand j’avais découvert comment le Brésilien Ricardo Semler avait mis sens dessus dessous l’organisation de l’usine dont il venait d’hériter, cela m’avait estomaqué et je m’étais alors dit qu’il fallait être un fils à papa dénué de conformisme pour agir ainsi ! Pourtant, j’ai toujours considéré que l’entreprise avait intérêt à compter des collaborateurs épanouis et me suis toujours questionné sur les moyens d’éviter la souffrance au travail. C’est pour cette raison que je me suis formé aux techniques de communication , avant de m’intéresser, en 2012, à l’intelligence collective – comprendre comment, dans un contexte donné, 100 personnes peuvent être bien plus efficaces que 1 000 ? J’ai approfondi cette question au sein de l’association Vision 2021, à Avignon, en recherchant comment transposer ces préceptes dans notre société Estandon, et les décliner au sein de notre organisation. »

En 2015, une enquête sur le bien-être au travail est effectuée en interne au sein de l’équipe dans le cadre de la prévention des risques psycho-sociaux, à partir d’un questionnaire anonyme mais obligatoire. « Les écarts de ressenti étaient énormes, entre une grande souffrance et un franc enthousiasme. Cela m’a interpellé, que cette organisation pensée avec empathie génère malgré tout du mal être. Tous mes points de vue n’étaient pas partagés, ni forcément relayés par la hiérarchie… »

 

L’appétence partagée pour de nouveaux modes d’organisation

L'holacratie rend-elle les salariés plus heureux ?

La même année, Philippe Brel décide de franchir le pas et se rapproche du Mouvement des entreprises libérées – « j’y ai côtoyé des managers charismatiques, parfois très atypiques, mais toujours remarquables, hors normes et audacieux ». Pour inoculer le virus à son équipe, il achalande la salle de réunion en livres spécialisés, lui maile articles et vidéos.

Quelques mois plus tard, une réunion fait émerger l’envie, majoritairement partagée, de tester de nouveaux modes d’organisation et un autre rapport au travail. Le MOM21, Mouvement pour l’organisation et le management du 21e siècle, les met en relation avec une coach qui va accompagner le changement. Le modèle retenu est celui de l’holacratie (du Grec, le pouvoir à tous les niveaux). Version soft. « On peut dire, pour résumer, qu’à la pyramide traditionnelle s’est substitué un grand cercle rempli de sous-cercles au sein desquels chacun occupe un rôle d’égale importance. Le rôle et la personne sont distincts l’un de l’autre et le schéma n’est pas figé. Donc si un rôle perd sa raison d’être, il évolue, sans impacter l’individu ou l’en tenir responsable ». De fait, l’autorégulation et l’intelligence collective permettent de distribuer le leadership dans toute l’organisation.

 

La nouvelle vie de Frédéric Maestracci

Depuis une grosse année, ce salarié de 47 ans a abandonné sa fonction de « magasinier-approvisionneur » pour endosser le rôle de « chargé de l’approvisionnement et mise en place des chaînes matières sèches ». Car les rôles ont supplanté les fonctions. Concrètement, Frédéric Maestracci a gagné en autonomie et en liberté : « Avant, pour régler une livraison par exemple, je devais demander l’autorisation à ma hiérarchie et attendre que la décision soit prise. Moins d’intermédiaires, moins de pression, cela permet de gagner en efficacité ! »

Il travaille à la coopérative d’Estandon depuis une dizaine d’années. Son premier contact avec l’holacratie a d’abord été plutôt méfiant : « Je trouvais ça trop beau pour être vrai. Puis à la réflexion, cela m’a semblé plus juste. Normal. » Des réunions et des séminaires ouverts aux volontaires ont servi de prélude. La mise en place s’est faite en douceur : « C’est cependant un grand pas ! Cela responsabilise tout le monde, chacun peut s’exprimer sans écouter forcément la hiérarchie. Mais en allant dans le sens du bien de l’entreprise ».

De fait c’est certainement pour les managers et les cadres rompus aux règles de l’ancienne école et désormais étiquetés « premiers liens » que le changement a été plus compliqué. « Ce n’est pas simple de se remettre en question, convient Frédéric Maestracci. Mais globalement, c’est plus de bonheur pour chacun et du mieux pour l’entreprise ».

 

L’entreprise bénéficiaire

La libération de l’initiative et de la parole se répercute sur l’équilibre individuel mais aussi sur l’innovation et l’agilité collectives. « Avant de réformer notre management, sortir une nouvelle gamme de vin par exemple, pouvait prendre un an et demi, quand chacun défendait son pré carré et ses prérogatives. Pour notre dernière gamme, Cœur d’Estandon, il a fallu cinq mois, sans crispation et avec une grande fluidité… » En termes de commercialisation et de rentabilité, Philippe Brel n’avait jamais eu d’aussi bons résultats depuis 25 ans ! « Et on ne me dérange plus toutes les trois minutes pour arbitrer telle ou telle décision… »

La suite ? « L’an passé, nous avons de nouveau distribué le questionnaire officiel sur la qualité de vie au travail. Nous avons alors constaté que l’écart qui existait entre les cadres et les ouvriers avait disparu. Le ressenti moyen s’est aussi amélioré. L’objectif est aujourd’hui de permettre à une proportion croissante du personnel de s’impliquer vraiment. Des portes s’ouvrent. Avec, par exemple la possibilité de réaliser son entretien de carrière annuel auprès de la personne de son choix. D’autres étapes sont amorcées, comme l’élection sans candidat des leaders d’équipe. Nous réfléchissons aussi à faire évoluer les pratiques en termes de rémunération… » ♦

 

Bonus

  • Conseil de lecture : Reinventing organizations, de Frédéric Laloux aux éditions Diateino