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Deux ans au Cambodge avec Enfants du Mékong

Par Nathania Cahen, le 1 décembre 2022

Journaliste

« La première et grande leçon à tirer d cette épopée humanitaire est d’avoir osé » ©DR

D’août 2019 à août 2021, la famille Dérot – les parents et deux fillettes – a vécu dans un centre scolaire de Battambang. Une mission pour l’ONG Enfants du Mékong vécue intensément, traversée de doutes et d’écueils, mais surtout de grands bonheurs. Ils racontent.

 

À l’origine est la promesse d’un tout jeune couple. Ils ne sont pas encore mariés, mais dans leur correspondance, évoquent l’envie d’associer à leur bonheur celui des autres.
Unis par les liens du mariage, désormais parents, catholiques engagés, Caroline et Christophe Dérot ne perdent pas de vue ce projet de « consacrer un temps long aux autres ». « Nous avions déjà des engagements, moi à la Jeune Chambre Économique d’Aix, Christophe dans une municipalité, nous soutenions des associations de jeunes. Mais tout cela constituait un puzzle. Nous avions envie d’un projet global et humanitaire ».

 

Aider oui, mais qui et où ?

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La famille Dérot devant le centre scolaire ©DR

En 2018, leurs filles ont 2 et 6 ans quand ils réitèrent leur vœu, prêts à se lancer dans deux ans de bénévolat à l’étranger. À abandonner, pour elle, ses postes de déléguée générale du fonds de dotation Maranatha et d’enseignante au master « Affaires culturelles internationales et mécénat » qu’elle a cofondé à l’IEP d’Aix. Pour lui, mettre entre parenthèses ses fonctions de directeur adjoint d’un bureau d’études.

Démarre la quête de la mission idéale : recenser les associations qui font du VSI (volontariat de solidarité internationale) et leurs attentes, d’Asmae à Sœur Emmanuelle, en passant par les MEP (Missions étrangères de Paris). Jauger la compatibilité.

Bientôt leur short list ne compte plus que deux ONG, Fidesco, organisation catholique de solidarité internationale, et Enfants du Mékong, areligieux et apolitique. Des entretiens et formations permettent de mieux les appréhender.

Contre toute attente, c’est EDM qui les séduit ! Guillaume d’Aboville qui en est le directeur général les reçoit et, d’emblée, leur annonce : « J’ai une mission pour vous au Cambodge ! » – en dépit d’une épidémie de dengue virulente qui bouleverse les plans de l’organisme. Deux postes correspondent, un profil pédagogique et un autre d’ingénieur.

« On visionne la vidéo consacrée à Martin Maindiaux par Le Projet Imagine et Frédérique Bedos, raconte Caroline. Mon mari est extrêmement ému. On est tellement heureux qu’on en a mal aux zygomatiques, le désir de participer allumé comme une torche ».

 

Cap sur un centre scolaire de Battambang

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La réussite scolaire, pour échapper à la pauvreté ©DR

C’est ainsi qu’en août 2019, jeunes quadragénaires, les Derot s’envolent avec leurs filles pour le Cambodge et s’installent à Battambang, deuxième ville du pays avec ses 40 000 habitants, à dix heures de bus de Phnom Penh.

Ils prennent leurs quartiers dans un centre scolaire qui accueille en pension des enfants pauvres des rizières et leur dispense gratuitement les cours complémentaires, incontournables pour réussir dans ce pays. Il y a là 80 collégiens et lycéens, dont des parrains et marraines en France financent la scolarité et l’uniforme, 10 salariés et 20 enseignants.

Premier apprentissage, la langue khmère, en 28 heures de cours. « Super dur ! » mais indispensable. Puis quelques semaines pour « trouver sa place ».

Caroline a la charge du « développement humain ». Cela passe en grande partie par des soft kills compilés dans une « charte des 15 pas », comprenant le soin de son propre corps, la confiance en soi, le goût de l’engagement…, souvent enseignés à travers le jeu. « Je me voyais parfois en animatrice BAFA », en sourit-elle aujourd’hui.

 

Encadrer les enfants et ados, les émanciper de leur statut de pauvres

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Chanthorn (tee-shirt noir), orpheline de mère, père handicapé travaillant dans les rizières, est entrée dans la plus grande école d’ingénieur de Phnom Penh, NPIC ©DR

Dans la charte, on trouve aussi le projet « cookies », conçu pour émanciper les jeunes de l’étiquette de la pauvreté en les mettant en capacité d’aider à leur tour. Les enfants cuisinaient donc des cookies, joliment empaquetés puis se rendaient dans un slum (bidonville) pour les offrir à plus pauvre qu’eux. « Un changement de paradigme à même de générer une fierté incroyable et de susciter la compassion ».

La volonté du courage selon les mots d’Yves Meaudre, vice-président d’Enfants du Mékong – quand le courage vient à manquer, la volonté prend le relais. Or du courage et de la volonté, il en faut à ces enfants pour étudier quelque 70 heures par semaine, sous 40° la plupart du temps. Mais le travail est récompensés : le  taux de réussite au bac des élèves soutenus par Enfants du Mekong frôle les 99%. « Cependant, ce qui compte n’est pas tant d’entrer à l’université ou dans les grandes écoles d’ingénieur que de réussir son orientation en formation professionnelle, qui convient très bien à certains jeunes tout en offrant de beaux débouchés », relève Caroline.

 

Gap culturel, problèmes de santé

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Se débrouiller en langue khmère DR

Pendant ce temps, Christophe Dérot remplit ses deux missions ; construire des écoles, coordonner les bénévoles et volontaires. « Le plus compliqué a été le décalage lié à des repères culturels différents, débriefe l’ingénieur. Les choses ne sont pas interprétées de la même manière. Il faut beaucoup observer, écouter, peser, comprendre le dit, mais plus encore le non-dit. Les gens disent toujours oui parce qu’ils ont à cœur de faire plaisir. Mais c’est loin d’être toujours suivi d’actes ».

Car il serait exagéré de dire que tout a été idyllique. La première année surtout sera compliquée. Il y a d’abord les problèmes de santé petits et grands des uns et des autres. Christophe se casse la clavicule lors d’un accident de moto. Pour l’appendicite de la petite Anaëlle, c’est dix heures de taxi pour la faire opérer à Phnom Penh. Caroline sera hospitalisée aussi, somatisant de manière aussi inattendue qu’inflammatoire un différent de management culturel… « Ce qui a sans doute été le plus dur, c’est la nécessité de se projeter : et s’il arrive ceci ou cela, quoi faire, où aller. Puis notre regard d’Européen s’estompe, on prend peu à peu du recul », confesse le père de famille.

 

♦ Lire aussi : Un pont de solidarité entre Var et Congo

 

Les mois Covid

Comme ailleurs dans le monde, le Covid infléchit brutalement le cours des choses. Casse les routines. En moins de 48 heures, les Derot (comme la plupart des autres expats) sont exfiltrés à Bangkok où ils vont vivre quatre mois et demi dans un petit appartement. Puis ils reviennent.

Dans la région de Battambang, collégiens et lycéens ont été renvoyés dans leurs familles. « Alors, pour lutter contre le décrochage scolaire, nous sommes allés les voir en moto. De village en village, nous avons distribué des devoirs et du riz. Et nous avons créé une Google classroom pour les élèves de 3e et de Terminale qui avaient des examens à venir », se souvient avec plaisir Caroline. Une vraie découverte du pays, de ses habitants et de la vie des paysans.

 

La plus grande leçon : oser

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80 élèves ont agrandi la famille Derot ©DR

Les bons souvenirs et le bonheur l’emportent largement.  « La première et grande leçon est d’avoir osé dire oui. Puis d’être allés au bout – de nos valeurs et de la mission, rembobine Caroline. On ne s’est pas laissés décourager même si dans les moments les plus durs, certains proches nous enjoignaient de rentrer ».

Le retour, en août 2021, se fait dans un torrent de larmes et le cœur serré. La parenthèse humanitaire se referme. Retour à Pertuis, au nord des Bouches-du-Rhône où il faut renouer avec la vie d’avant, ou tout au moins avec une vie à l’occidentale.

La démission de Christophe avait été refusée par ses supérieurs. À son retour dans l’entreprise Pellenc, il a non seulement retrouvé son poste, mais s’est retrouvé au comité de direction et a vu son périmètre d’action doublé. « Ils ont choisi de valoriser mon expérience, jugée comme très profitable pour le management », résume-t-il. Pour ce dernier, la grande leçon de ce séjour humanitaire est la nécessaire relativisation du modèle de culture européen. Il n’a rien d’universel, mais est « un biais qui fausse souvent la communication. S’en défaire permet de s’enrichir dans les relations à l’autre. »

 

L’expérience d’une sobriété heureuse

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©DR

Pour Caroline, les choses ont été différentes. Aucune obligation professionnelle ne l’attendait. « Je me suis posée, sans culpabiliser. Je ressors aujourd’hui de ma grotte », confie-t-elle. La petite Léonie, qui a passé la moitié de sa vie au Cambodge, parle khmer, et râlait quand il lui fallait porter de chaussures. Anaëlle a gagné en adaptabilité, en curiosité, en confiance… « On a moins peur quand on a vécu dans la sobriété heureuse : deux pantalons pour deux ans et deux yaourts par semaine », glisse Caroline.

Repartiraient-ils ? « Oui bien sûr, mais peut-être pas tout de suite, répond son mari. Dans d’autres conditions. Cette expérience était déracinante, nourrie de peu de vie sociale. Ce que compensait une vie familiale élargie à tous les élèves sous notre responsabilité. Dont nous gérions bobos, stress, peurs de l’orage ou organisation lors des pannes de courant ».

Et pour prouver à cette grande famille qu’elle n’était pas juste un caprice ou « un shoot d’utilité sociale », les Derot ont passé l’été dernier… au Cambodge. ♦

 

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Bonus

  • Les Soieries du Mékong. Ce projet de l’ONG Enfants du Mékong ne compte pas d’actionnaires privés. 100% des bénéfices sont reversés pour des projets éducatifs de l’ONG.

Depuis sa création en 2001, Soieries du Mékong a formé plus de 100 femmes cambodgiennes à l’art du tissage traditionnel. Aujourd’hui, une trentaine de tisserandes travaillent dans l’atelier du village de Banteay Chmar ou à leur domicile. Au-delà du tissage, une trentaine de personnes sont employées dans les équipes de préparation des métiers à tisser et de finition. Soieries du Mékong s’engage auprès de ces artisanes et employés en leur assurant une couverture santé, prévoyance et accident pour elles et leur famille. Par répercussion, 350 personnes en profitent dans ce village de 2000 personnes.

 

  • Enfants du Mékong en chiffres –

63 ans d’existence
65 000 enfants soutenus
23227 enfants parrainés

6 pays concernés : Vietnam, Birmanie, Cambodge, Thaïlande, Philippines et Laos
993 programmes de parrainages
181 programmes de développement soutenus en 2020 (dont 4 en France)
1300 bénévoles environ
89 délégations françaises et bureaux internationaux
100 salariés localement en Asie
Entre 63 volontaires de solidarité internationale (avant Covid).
36 salariés (34 en France et 2 en Asie) et 5 apprentis

Concernant les dépenses : 85,3% affectées aux missions sociales, 9,1% aux frais de recherche et traitement de fonds, 5,6% de frais de fonctionnement, 2,2% pour les Soieries du Mékong