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Pourquoi développer l’empathie chez l’enfant

Par Marie Le Marois, le 31 mai 2023

Journaliste

Classes de CP et CE1 jumelées dans le cadre du projet du Grand Bain : écoles Révolution à La Friche Belle de Mai et Roucas Blanc du quartier éponyme.

Si l’empathie est une capacité innée, nous ne sommes pas tous égaux devant elle. Certains savent employer mieux que d’autres cette ressource essentielle. À Marseille, CitizenCorps sème des petites graines d’empathie chez des élèves de primaire issus de réalités sociales diverses, à travers des ateliers sur les émotions.  

 

Grand Bain
Arbre avec les empreintes des enfants des 10 écoles ayant participé au Grand Bain cette année.

Une petite trentaine d’enfants de CP et CE1 sont assis sagement dans la classe. Ils s’appellent par leurs prénoms, s’interpellent, papotent. Et participent ensemble au débat philosophique ‘’À quoi sert-il de se moquer ?’’ animé par Sophie Le Millour, fondatrice de La Bulle des Émotions. Il y a un an, à peine, Yahya, Alice, Mattéo, Kyanyra, Sofia, Camélia et Jenny ne se connaissaient pas. Et peu de chance qu’ils se croisent. Les uns vivent en effet à la Belle de Mai, les autres au Roucas Blanc. La première école a « l’indice IPS le plus bas de Marseille et la seconde, l’un des plus haut », résume Nathalie Gatellier, cofondatrice de la Fabrique du Nous – Fabrique de projets et d’idées pour une société plus fraternelle à l’origine de ce jumelage. Son nom ? Le Grand Bain. Pour la deuxième édition, ce projet – porté par CitizenCorps et mené par les enseignants – englobe 10 classes de CP à CM2 de 10 écoles.

L’idée est de rassembler sur une année des enfants de milieux sociaux différents, à travers des correspondances, des jeux et des ateliers communs (magnifique documentaire de Valérie Simonet en fin d’article). L’objectif est de « favoriser dès le plus jeune âge la rencontre de l’Autre, celui qui est différent. Et développer ainsi les compétences clés du XXIème siècle, dont l’empathie », étaye Nathalie Gatellier.

 

 

Une ressource essentielle mais malmenée

Développer l’empathie chez l’enfant 4
Sophie Le Millour débute et termine toujours ses ateliers avec le son du bol tibétain. @Marcelle

L’empathie est en effet une ressource essentielle. De nombreuses études démontrent qu’elle facilite les relations humaines. Apporte la sérénité dans le couple, le leadership au travail et la paix dans la cour de récré. Serge Tisseron, auteur de ‘’L’empathie au cœur du jeu social’’ et ‘’Empathie et manipulation’’, explique que son développement est un bon moyen pour prévenir la violence « car elle est une force qui s’oppose ». Il estime cependant que « les menaces qui pèsent sur elle sont de plus en plus graves ». 

Le docteur en psychologie évoque la surexposition des enfants aux écrans, de plus en plus précoce. Et le manque d’interactions avec les adultes qui perturbe la construction de leur empathie affective. « Il en résulte des comportements inappropriés. Par exemple, un élève en attaque un autre, qui ne lui a rien fait, parce qu’il a interprété son anxiété comme une attitude agressive ».

Les médias constituent, selon lui, un autre danger. Particulièrement les infos et les médias qui privilégient les informations sensationnelles, pour lesquelles nous sommes dépourvus de moyen d’agir. « Or l’action est un élément important pour réguler la capacité d’empathie ».

 

Se mettre à la place de l’autre

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La pratique de l’attention permet de se connecter intérieurement. Tous les enfants jouent le jeu, même les adultes (ici Nathalie Gatellier) @Marcelle

Bien qu’essentielle, cette notion reste souvent floue, parfois confondue avec sympathie, compassion ou altruisme (différences dans Bonus). L’empathie est la capacité à se mettre à la place de l’autre et à éprouver ce qu’il ressent. La souffrance comme la joie. Sophie Le Millour parle, elle, de « la capacité à comprendre les émotions des autres et d’y réagir de manière appropriée ». La sophrologue explique que l’empathie se manifeste chez les enfants par leur attention envers les autres et leur volonté naturelle d’aider.

Le moine bouddhiste Matthieu Ricard en distingue deux formes. L’empathie affective survient lorsque nous entrons en résonance avec la situation et les sentiments d’une autre personne, avec les émotions qui se manifestent par le biais de ses expressions faciales, son regard, le ton de sa voix et son comportement. L’empathie cognitive, elle, naît en évoquant mentalement une expérience vécue par autrui. En imaginant ce qu’il ressent et la manière dont son expérience l’affecte, ou ce que nous ressentirions à sa place. 

Cette aptitude conduit à une motivation altruiste, si la personne parvient à se décentrer. À entrer dans le cadre de référence de l’autre, « c’est-à-dire l’ensemble de ses codes et de ses schémas de pensées », précise Aurore Bevalot dans un article sur la toile. Mais aussi être en accord avec ses émotions, « laisser paraître ce que l’on ressent à l’intérieur de soi et non le réprimer », poursuit la psychologue. 

 

Pourquoi les enfants peuvent-ils être méchants ?

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Pour le débat philo, Yaya distribue la parole symbolisée par le coussin des émotions @Marcelle

Si l’empathie est une capacité naturelle, pourquoi des enfants prennent-ils plaisir à se moquer d’autrui ? À faire souffrir ? À ne pas percevoir que le garçon en face d’eux est triste ou blessé ? Pourquoi le harcèlement scolaire sévit-il dans la cour de récré, dès le primaire ? Sophie Le Millour note, parmi les facteurs les plus souvent observés (voir les autres bonus), la sphère émotionnelle. Les enfants peuvent utiliser la moquerie ou la méchanceté comme moyen de se sentir plus puissants ou de gérer leurs propres frustrations et insécurités. « Ceux qui se moquent des autres ou causent de la souffrance peuvent le faire pour se sentir mieux dans leur propre estime de soi. En rabaissant ou en blessant les autres, ils peuvent essayer de masquer leurs propres insécurités et d’éviter de faire face à leurs propres difficultés émotionnelles ».

 

L’importance de l’environnement 

débat philo
Les élèves parlent à tour de rôle. Ils livrent sans gène leur pensée car Sophie Le Millour l’a précisé :  »on s’écoute et on ne se moque pas ». @Marcelle

L’environnement dans lequel l’enfant évolue joue également un rôle important : parents, enseignants, amis. « Dès ses premiers mois, il commence à imiter les expressions émotionnelles de son entourage. Tout au long de son enfance, il sera influencé par le comportement des adultes qui l’entourent. Il est donc essentiel de lui donner l’exemple pour l’aider à développer son empathie », poursuit celle qui anime des ateliers sur les émotions dans un centre social et à l’école. Serge Tisseron invite les parents, outre se montrer empathiques, à « s’intéresser à ce que leurs enfants font, à jouer avec eux, à ne pas les abandonner à leurs écrans.

Il est également important de les aider à reconnaître et à exprimer leurs propres émotions. Pour leur bien-être, mais aussi celui de leur entourage. Plus leur intelligence émotionnelle est développée, « mieux ils peuvent se comprendre, et ainsi mieux comprendre les autres », conclut Sophie Le Millour. 

 

Les aider à comprendre leurs émotions

La couleur des émotions
Le livre  »la couleur des émotions » permet d’identifier les principales émotions. Les élèves du CP du Roucas Blanc l’ont étudié en grande section dont Alice. @Marcelle

Pour toutes les classes du Grand Bain, la sophrologue a permis aux enfants d’accueillir leurs émotions par une pratique de l’attention (bonus), puis de les identifier. Les enfants ont évoqué tristesse, joie, colère, amour, peur et même sérénité – émotion que les enfants ne connaissaient pas. Elle porte la couleur verte, tandis que les cinq autres sont respectivement bleue, jaune, rouge, rose et violette. Même si Megan trouve la peur plutôt grise. 

Classer les émotions leur permet de les clarifier, comme dans l’album ‘’La couleur des émotions’’. « Car parfois, tout est mélangé dans ma tête », ajoute la petite fille.

La deuxième séance est consacrée au débat philosophique ‘’à quoi sert-il de se moquer ?’’, choisi par les enfants parmi une liste de propositions. Pour appuyer la question, la sophrologue a accroché au tableau une image montrant un lapin bleu raillé et exclu d’un groupe.

Les enfants parlent à tour de rôle. « Ça ne sert à rien, juste à faire du mal à un autre », dit l’un. « Et à faire de la peine », renchérit un second. « On croit que c’est drôle, mais pour la personne moquée, ce n’est pas drôle », pique un troisième. « Surtout quand ça se passe derrière notre dos, moi une fois on m’a traité de ‘’zinzin’’ », confie un quatrième. En même temps, « se moquer, ça sert pour se sentir plus fort ou se venger », soulève un dernier avec justesse.  

 

 

Rigoler et se moquer, est-ce pareil ?

débat philo
Deux élèves ont restitué le débat philo ‘’à quoi sert-il de se moquer ?’’ en dessins. @Marcelle

Pour pousser plus loin le débat, Sophie pose une seconde question : ‘’Rigoler et se moquer, est-ce pareil ? Quelle est la limite ?’’ Les enfants comprennent bien que se moquer « c’est méchant ». Alors que « rigoler des blagues, c’est gentil ». Une petite fille réservée chuchote que « ce n’est pas bien de rire quand on ne sait pas nager, car chacun a son rythme ». 

Tout en rappelant la règle d’or – ‘’ne pas faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent’’, Sophie demande si quelqu’un a déjà été auteur, victime ou témoin d’une plaisanterie. Puis elle évoque les mots pierres « qui font mal et laissent des traces », et les mots plumes « tout doux ». Enfin, pour répondre à une élève qui remarque que le lapin de l’image, mis à l’écart, est bleu à la différence des autres, Sophie demande à l’assemblée si la différence « est bien ou pas bien ». Là encore, la controverse est encouragée. Une élève avance que « quand on est comme tout le monde, on n’a pas de problème ». Une autre assure que lorsqu’on est identiques, « on s’ennuie, on n’apprend rien ».

Favoriser l’accueil des émotions, encourager l’adoption de différents points de vue, promouvoir la coopération et le partage sont les trois axes du programme du Grand Bain et des ateliers de La bulle des émotions. Ils développent l’empathie, mais aussi le ‘’vivre ensemble’’. À observer Yahya, Alice, Mattéo, Kyanyra, Sofia et Camélia, mission réussie. ♦

 

*La Fondation de France – Méditerranée parraine la rubrique Société et partage avec vous la lecture de cet article*

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Besoins 

10 écoles de quartiers privilégiés pour la 3e édition qui débute en septembre 2023, l’objectif étant dix binômes, donc 20 classes. Des mécènes. Un parrain ou une marraine.

 

Bonus

[pour les abonnés] – L’empathie négative – Sympathie et compassion – Moquerie ou harcèlement  – La pratique de l’attention – Financements

  • L’empathie négative : L’empathie peut conduire à une motivation altruiste, mais engendrer aussi « un sentiment de détresse et d’évitement qui incite à se replier sur soi-même ou à se détourner des souffrances dont on est témoin », précise Matthieu Ricard.
    Le moine bouddhiste tibétain met en garde sur le risque de manipulation. « L’empathie cognitive, dénuée d’altruisme, peut conduire à l’instrumentalisation d’autrui en tirant avantage des informations qu’elle nous procure sur l’état d’esprit et la situation de l’autre ».

 

  • Différence avec sympathie et compassion. L’empathie vient du latin ‘’in, à l’intérieur’’ et du grec ‘’pathos, ce qu’on éprouve’’. La sympathie, elle, vient du grec ‘’syn, avec’’ et de pathos. Dans un article sur la toile, la psychologue Aurore Bevalot explique : « Avec l’empathie, je comprends les émotions de l’autre, j’arrive à me mettre à sa place. Avec la sympathie je souffre avec la personne, ce qui n’est pas du tout pareil ».

Et la compassion ? Elle est plus tournée vers l’action. « Je souffre avec l’autre et je tente de trouver des moyens d’action pour l’aider concrètement ». Aurore Bevalot illustre ses propos avec trois exemples. Empathie : « je sens que tu es triste et je comprends pourquoi. Sympathie : « je vois que tu es triste, je suis désolée pour toi ». Compassion : « je vois que tu es triste, comment puis-je t’aider ? »

 

 

  • Autre facteurs de moqueries ou de harcèlement : Sophie Le Meilleur évoque l’environnement familial – « pas de modèle d’empathie à la maison avec des systèmes punitifs ». Mais aussi les expériences traumatisantes : « on remarque très souvent que l’enfant qui harcèle est lui-même violenté à la maison ou dans son environnement proche ». Elle cite également les fréquentations scolaires : « Certains enfants, influençables, suivent les comportements du groupe pour s’intégrer. Ils se sentent encouragés ou poussés à adopter des comportements négatifs qu’ils n’auraient peut-être pas adoptés seuls. Ils cherchent à gagner l’approbation des copains en se moquant des autres ou en adoptant des comportements harcelants ».

Enfin, les écrans ont une influence : « Les médias, y compris la télévision, les films, les jeux vidéo et les réseaux sociaux, peuvent véhiculer des comportements agressifs ou de harcèlement, normalisant ainsi ces attitudes chez les enfants. Une surconsommation de médias violents peut influencer négativement leur perception des relations interpersonnelles ».

 

  • La pratique de l’attention permet de se connecter intérieurement. Sophie Le Millour propose aux enfants, les yeux fermés, d’écouter les sons extérieurs – ici, le cri des enfants dans la cour. Puis les sons dans la classe, la respiration du voisin, sa propre respiration. Enfin d’observer le mouvement de son ventre, de sa poitrine de ses épaules. Tout en laissant traverser ses pensées, « comme les nuages dans le ciel ».

La sophrologue a formé les enseignants participant au Grand Bain, pour qu’ils prodiguent 2 minutes de sophrologie à leurs élèves. « Une respiration, une visualisation, une méditation… » au service des apprentissages. En effet, « cette séance travaille la confiance, la concentration, la mémorisation et les émotions ». La professeure des écoles de la Belle de Mai projette d’instituer ce temps chaque matin à 8h30 et 11h30.

  • Financements : Mairie de Marseille et Fonds privés. CitizenCorps est toujours en recherche de financements.