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En Balagne, la deuxième chance des oubliés de l’emploi

Par Raphaëlle Duchemin, le 20 mai 2021

Journaliste

Sans voiture, en Corse la recherche d'emploi tourne vite court @ CMS

CMS : trois lettres qui en sept ans sont devenues incontournables dans le paysage de l’économie sociale et solidaire en Corse. La structure située en Balagne, entre Calvi et Île Rousse, a su détecter très tôt les besoins de la micro-région, en matière de déplacements notamment. Dans une île qui compte 20 900 demandeurs d’emploi toutes catégories confondues pour 330 000 habitants, chaque initiative compte. D’où le développement à vitesse grand V de Corse Mobilités Solidaire.

 

Jordan a 28 ans, il pousse la porte du petit bureau un peu gêné, ne sait pas trop quoi faire de ses mains quand il s’assied. Mais il est là car il tient à témoigner. C’est sa manière à lui de remercier l’équipe de CMS. « Ici, je peux enfin repartir sur de bonnes bases, sourit-il. Parce qu’avant… – le regard se perd dans le vague, il hésite avant de finir sa phrase – si j’étais resté à Bordeaux j’aurais mal fini ».

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« J’aurais fini en prison, c’est sûr »


Il n’en dira pas davantage. Cela fait trois ans que le jeune homme est arrivé en Balagne au hasard d’une rencontre. Loin de chez lui, il panse ses blessures et se reconstruit. « J’arrive de loin, confie-t-il, mais ici je travaille, je vais passer mon permis et je vais faire une immersion dans une ferme exotique. Je vais faire un truc que je n’aurais jamais cru faire ». Ses yeux bleus s’allument. Et c’est vrai que quand il se raconte (l’emprise familiale, le boulot de peintre à 16 ans, la restauration, les vendanges et les « conneries »), on comprend que Jordan s’est beaucoup cherché. Même si par pudeur il ne le dit pas. Aujourd’hui, avec l’insertion chez CMS, il réapprend à se faire confiance. « En restant chez moi, j’aurais fini en prison, c’est sûr. Aujourd’hui je suis fier de moi », avoue-t-il.

Cette fierté, toute l’équipe la partage, à commencer par Pascale qui le suit et l’aiguille. « Il a fallu remonter loin, jusqu’à l’enfance, pour déceler cette envie chez lui de travailler avec les animaux », reconnaît-elle… Comme pour Jordan, l’association a aidé de nombreux adultes à la dérive à retrouver le chemin de l’emploi.

 

La voiture, indispensable en Corse
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Le premier garage social de Haute-Corse © RD

En 2014, c’est d’abord un garage qui est inauguré, l’Attellu Mubilità. Car ne pas avoir de voiture en Corse quand on habite dans les villages ou ne pas pouvoir payer les réparations de son véhicule, c’est être condamné à refuser des postes. Alors Philippe Andréani se penche sur la question. Il est mécanicien et, comme son épouse qui dirige la couveuse d’entreprise de Calvi, il voit tous les jours des porteurs de projet ou des chômeurs jeter l’éponge faute de voiture. À l’époque, il n’existe pas de garage social en Haute-Corse ; il n’en faut pas davantage pour les convaincre. En s’inspirant de ce qui se fait déjà dans le nord, à Denain, ils créent alors une structure. Pour que ceux qui n’ont pas de gros moyens puissent être dépannés et se déplacer.

 

 

Une recyclerie et un fablab
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La recyclerie est adossée au garage solidaire © RD

En même temps, ils font signer cinq premiers contrats, sans se douter que c’est le début d’une grande aventure. Car sept ans plus tard, une recyclerie s’adosse au garage solidaire. Un bric-à-brac de meubles et d’objets s’entremêlent joyeusement dans les allées d’un hangar dont il faudrait encore pousser les murs pour pouvoir tout accueillir. Ici, on repeint, on répare, on rénove et on revend à petits prix. Et comme il faut aussi s’adapter à l’air du temps, Corse Mobilités Solidaire a rajouté un étage à la fusée avec le fablab. Même certains artistes peintres de Calvi ont accepté de venir initier les bénéficiaires.

Bref la structure a grossi. Elle a déjà vu passer 144 CDDI (contrats à durée déterminée d’insertion de 6 mois renouvelables trois fois) et fait aujourd’hui travailler dix permanents. Si le site principal est situé dans la zone industrielle de Calvi, CMS a su aussi se rapprocher de son public : elle a ouvert des locaux à Corbara près d’Île Rousse. Et s’étend également en dehors de la Balagne, jusqu’à Francardo, autre territoire insulaire oublié.

 

Retour à l’emploi pour 91% des CDDI

« Ce n’est pas toujours facile, reconnaît Marie-Florence Dabrin, la coordinatrice régionale. Mais un chiffre nous encourage : 91% de tous ceux qui sont passés chez nous ont opéré un retour à l’emploi ». Ce sera bientôt le cas pour Cathy, 57 ans qui a tenu un pub pendant onze ans, puis travaillé dans la comptabilité 15 années durant avant de voir sa vie basculer.

Sa voix se brise quand on lui demande ce qui s’est passé. « Je ne veux pas en parler, dit-elle – les yeux rougis et des sanglots dans la voix. Ce que je peux dire en revanche, c’est qu’être ici m’a sauvé la vie ». Aujourd’hui, Cathy sait ce qu’elle veut faire : elle sera très bientôt agricultrice. Les démarches sont en cours pour qu’elle obtienne sa parcelle de terre.

 

 

Réapprendre la politesse, le vivre ensemble
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Philippe Andréani et une partie de son équipe © RD

À côté d’elle, Pascale joue à la fois les redresseuses de tort quand c’est nécessaire mais aussi les grandes sœurs ou les psy quand il le faut. Elle reconnaît qu’au quotidien, la gestion de ces parcours chaotiques est compliquée : « Il faut parfois tout réapprendre, y compris la politesse, la régularité, le vivre ensemble… Mais quelle victoire lorsqu’au bout il y a la réalisation d’un projet professionnel ! »

Aujourd’hui, pour laisser encore moins de monde sur le bord du chemin, Corse Mobilités Solidaire ambitionne de devenir un tiers lieu. En juin, l’association répondra à l’appel à projet lancé par le gouvernement. Car si les besoins sont là, les idées le sont également… En interne, Marie-Florence et Philippe sont déjà en train d’imaginer la suite : ils viennent d’ouvrir une conciergerie rurale et solidaire. Et comme ils ne s’arrêtent jamais, ils ont déjà d’autres envies. Devenir une vraie structure d’accompagnement pour les projets des jeunes tournés, bien sûr, vers l’innovation sociale. ♦