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Films documentaires : des outils pour questionner les certitudes

Par Marc Rosmini, le 8 avril 2023

Agrégé de philosophie

Les étudiants de la CPES du lycée Artaud devant la prison des Baumettes, à Marseille ©DR

Le cinéma documentaire est un outil majeur de conscientisation et de politisation, et plus encore lorsque les films font l’objet d’une discussion collective. Le 2 mars 2023, j’ai pu une fois encore le constater, et ce d’autant plus que l’expérience a eu lieu dans une salle de cinéma pas comme les autres, puisqu’elle est située au cœur de la SAS des Baumettes (bonus). Les spectateurs étaient majoritairement des détenus (une douzaine), auxquels s’ajoutaient une surveillante, quelques intervenants, et des étudiants de la CPES (bonus) du lycée Artaud. Cette expérience a été d’une telle richesse intellectuelle et humaine qu’il m’aurait semblé regrettable de ne pas la faire connaître. C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire ce texte.

 

Depuis quelques années, le festival de films documentaires « La première fois » se déploie dans plusieurs salles de Marseille et notamment, donc, au Studio Image des Baumettes, grâce à un partenariat avec l’association Lieux Fictifs. Or, cette année, les étudiants de CPES et moi-même menons une enquête sur la prison, plus précisément sur ses effets en terme d’autonomisation des personnes détenues, sur ce qu’elle est réellement, et sur ce qu’elle devrait et pourrait être. Depuis octobre 2022, ce projet nous a conduits à recevoir en classe un certain nombre d’invité.e.s passionnant.e.s, notamment mon ami Redwane Rajel.

 

♦ Relire la tribune Par-delà les barreaux, s’écrire pour conserver le lien

 

Ces recherches conduiront les étudiants de cette classe à proposer des débats publics sur cette question (le 15 mai à Aix, dans le cadre des AREJ, dont le thème général cette année est justement l’ « autonomie », et un peu plus tard à Marseille, au Lycée Artaud).

Lorsque j’ai su que je pouvais amener mes élèves à la SAS des Baumettes dans le cadre de ce festival de cinéma, j’y au vu une formidable occasion de « tester » un certain nombres des hypothèses sur lesquelles nous travaillons depuis le début de l’année. Nos rencontres et lectures nous ont notamment conduit à penser que trop de dispositifs, en prison, ont tendance à infantiliser les détenus, à contribuer à les déstructurer psychiquement, et à les enfermer dans une forme d’assignation identitaire. À l’inverse, les activités qui créent du commun, par exemple du débat, seraient de nature à favoriser la construction d’une subjectivité plus autonome. Le « auto » d’autonomie ne renvoie pas ici à une individualité autarcique et enfermée sur elle-même, mais à une capacité à réfléchir sur les normes (nomos, en grec ancien) dans le cadre d’une discussion égalitaire.

 

Des échanges assez passionnés

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Aldebaran, de Emma Danion ©DR

Ce jour-là, nous avons donc eu la chance de regarder trois films, chacun étant présenté et commenté par sa réalisatrice. Le matin : Sans frapper, de Alexe Poukine. Puis, l’après-midi : Aldebaran, de Emma Danion, et Faire le bois, de Lola Peuch. Après chaque projection, nous avons eu un temps suffisant pour discuter et aborder beaucoup de questions. Le débat le moins vif est celui qui a eu lieu à propos d’Aldebaran, œuvre consacrée aux essais nucléaires français dans l’océan Pacifique – personne n’ayant défendu lesdits essais, le débat s’est plutôt focalisé sur des questions esthétiques – questions intéressantes, mais peu conflictuelles.

Les deux autres films ont par contre suscité des échanges assez passionnés. En effet, Sans frapper raconte l’histoire vraie de Ada, une femme de dix-neuf ans, qui accepte l’invitation à dîner d’un homme qu’elle connaît. Elle subit un viol et ne parvient pas à se défendre. Durant les jours qui suivent, elle retourne seule, à deux reprises, se confronter à cet homme – la deuxième fois, elle subit de nouveau des violences sexuelles. Son récit est alternativement porté à l’écran par des comédiennes, des personnes victimes d’agressions sexuelles ou de viols, et même par deux hommes qui pensent avoir, à un moment de leur vie, et sans nécessairement en avoir été conscients à l’époque, été auteurs de violences sexuelles. Quant au court-métrage Faire le bois, il donne la parole à trois travailleuses du sexe transgenre du Bois de Boulogne, qui manifestent toutes les trois de très fortes personnalités.

En regardant ces films, je pensais à la fois que la complexité et la force de leurs propos étaient idéales pour donner à penser mais, dans le même temps, je me demandais comment le public – essentiellement, donc, les détenus et les étudiants de CPES – allait réagir…

Or les débats ont été particulièrement riches et denses. Il m’est impossible de les résumer ici, mais je voudrais tout de même insister sur quelques points.

 

L’archétype « le détenu » n’existe pas

Films documentaires : des outils pour questionner les certitudes
L’affiche de « Sans frapper », d’Alexe Poukine

Tout d’abord, mes élèves ont pu constater concrètement que « le détenu » n’existe pas, en tant qu’essence ou que figure archétypale. Or l’un des objectifs de ce genre de projets pédagogiques est précisément de lutter contre toute forme d’essentialisation, et d’explorer au contraire la complexité, la singularité des êtres et des situations, ainsi que le caractère mobile des identités. Alors même que les détenus se ressemblaient par plusieurs aspects, comme l’âge ou les habitus de classe, leurs prises de parole ont prouvé qu’ils étaient des êtres singuliers, porteurs de valeurs et d’un regard sur la réalité qui n’étaient pas substituables.

Plus encore, le débat a montré que c’est justement le commun qui, paradoxalement, produit de l’individualisation, et fait prendre conscience à l’individu de sa capacité à forger un jugement, et à s’arracher à ses représentations immédiates. L’exemple le plus frappant est celui d’un détenu qui, juste après la projection de Sans Frapper, a pris la parole pour s’adresser ainsi à la réalisatrice : « Madame, votre film, il est trop compliqué. J’ai rien compris. » Suite à cette première intervention, l’échange s’instaure. Ce détenu prend la parole plusieurs fois, et fait preuve d’une remarquable capacité d’analyse. À la pause, je lui fais remarquer que ses interprétations du film contredisaient sa toute première prise de parole. Il me répond : « C’est vrai ! C’est incroyable ! En écoutant les autres, et en parlant, je me suis aperçu qu’en fait j’avais compris plein de trucs ! »

Je tiens à signaler, au passage, l’habileté de la réalisatrice Alexe Poukine, qui a su avec beaucoup de tact réagir aux prises de paroles des spectateurs, sans tomber dans le relativisme (selon lequel « tout le monde aurait raison ») tout en sachant accueillir la diversité des points de vue. L’après-midi, nous avons également pu constater que certains jugement abrupts sur le genre, sur les personnes transgenres et sur ce qu’est un « vrai » homme ou une « vraie » femme avaient pu gagner en nuance et en complexité grâce à la diversité des points de vue exprimés.

 

De la norme au témoignage personnel

Autre point remarquable : ces débats ont permis de naviguer entre des considérations très abstraites et conceptuelles et d’autres très intimes. On sait que beaucoup des question proposées par Socrate, et qui sont à l’origine de notre tradition philosophique, le sont sous la forme : « Qu’est-ce que x ? » Les films proposés le 2 mars à la SAS ont pour leur part soulevé de nombreuses questions de ce type : « Qu’est-ce qu’un viol ? », « Qu’est-ce que le consentement ? », « Qu’est-ce que l’autonomie ? », « Qu’est-ce qu’un genre ? », « Qu’est-ce qu’une sexualité « normale » ? », « Qu’est-ce que la dignité ? » Etc. Nous avons ainsi eu le temps, collectivement, de travailler des définitions, et de proposer des normes à visée universelle.

Mais ce travail abstrait, conceptuel, s’est entrecroisé avec des témoignages personnels qui leur donnaient une signification existentielle. Le film Sans frapper, par exemple, interroge la frontière parfois incertaine entre une relation sexuelle consentie ou non consentie. A ce propos, un détenu s’est exprimé ainsi : « Après avoir vu votre film, je réalise un truc… Selon la définition d’aujourd’hui, j’ai l’impression que, ce qu’a vécu ma mère toute sa vie avec mon père, c’est peut-être de la violence sexuelle… Parce que mon père, il était pas trop du genre à faire des câlins, à inviter ma mère au resto, ou à lui demander son avis… ». Je ne cite que celui-ci, mais la journée a été émaillée de remarques de ce type, comme autant de prises de conscience permises à la fois par la qualité des films et par la richesse des débats.

Et comme souvent, en prison, les thèmes du débat ont résonné avec le lieu lui-même et sa fonction si particulière. J’avais écrit à ce propos une autre tribune.

 

♦ Relire la tribune Peut-on philosopher en prison ?

 

Faire un point sur le libre-arbitre

Par exemple, concernant ce qu’avait vécu Ada et qui est raconté dans le film Sans frapper, un détenu s’est exprimé ainsi : « Mais ça, c’est pas un viol. Un viol c’est quand on subit, quand on est agressé dans la rue, dans un parking. Elle, elle est retournée chez le mec. Elle a choisi, il faut qu’elle assume, il faut pas qu’elle se plaigne. Dans la vie, on a le choix, on est libre, après, il faut assumer. » De façon très abrupte, ses paroles exprimaient ce que beaucoup de spectateurs se demandaient sans doute (mes étudiants me l’ont, a posteriori, confirmé) : mais si elle a été violée la première fois, pourquoi donc y est-elle retournée ?

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Doucmentaire Faire le bois, de Lola Peuch ©DR

Il m’a alors semblé que c’était le moment opportun pour faire un point sur le libre-arbitre, en réfléchissant selon une perspective visant l’universel (car il s’agit, me semble-t-il, d’une exigence essentielle d’un point de vue philosophique) tout en prenant en compte la singularité de la situation – à savoir : un débat en prison, avec, notamment, des détenus. J’ai donc répondu ainsi à ce jeune homme : « Monsieur, vous semblez penser que, à chaque moment de notre vie, nos actes sont le résultats de choix autonomes, souverains, parfaitement réfléchis et, donc, totalement responsables. Je voudrais pour ma part évoquer deux ou trois idées. Tout d’abord, pour revenir au film, Ada n’a que 19 ans lorsque les événements surviennent, et elle traverse une période de troubles liés à une rupture affective : elle est donc fragilisée. Par ailleurs, d’un point de vue personnel, j’ai l’impression que pas mal des choses que j’ai faites dans ma vie, et plus spécialement lorsque j’étais jeune, ont été le résultat de causes multiples, d’influences diverses, de circonstances, d’états psychologiques mal maîtrisés… Et il me semble que c’est le cas pour tout le monde. D’ailleurs, ici même, dans cette salle de projection de la SAS, il est possible que certains d’entre nous ont eux aussi fait des choses non pas parce qu’ils auraient usé d’un libre-arbitre absolu pour en décider, mais parce que, comme Ada dans le film, ils ont été emportés par des concours de circonstances qui les ont en quelque sorte dépassés. Peut-être alors faut-il être plus prudents lorsque nous jugeons. »

Lorsque j’ai rendu le micro, plusieurs détenus ont applaudi, ce qui prouve qu’ils avaient bien saisi en quoi mon propos avait à la fois une portée universelle tout en s’adressant à chacun d’eux – sans que je sache quoi que ce soit sur le détail de leur existence. Cette question a ressurgi l’après-midi, lorsque nous nous sommes demandé – sans trancher le débat – si l’on pouvait décider de manière « autonome » de se prostituer plutôt que de faire un autre travail.

 

Un moment exceptionnel

Lorsqu’en fin d’après-midi nous sommes ressortis de la SAS, avec mes élèves, nous avions tous le sentiment d’avoir vécu un moment exceptionnel, dont il serait difficile de rendre compte. Nous avons constaté également une intéressante résonance entre le thème de notre enquête (Qu’est-ce que l’autonome ? La prison peut-elle aider à l’autonomisation ?) et le sujet des films, surtout de Faire le bois et Sans frapper. Ce dernier, en raison de l’ambiguïté du récit qu’il relate, a suscité chez les spectateurs des troubles profonds à propos des questions suivantes : comment, dans une relation sexuelle, savoir si l’autre est consentant.e et autonome, ou bien victime d’une forme d’emprise ou d’aliénation ?

Il nous a semblé, en en rediscutant par la suite, et en repensant à la remarque du détenu sur ses parents, que les conditions du consentement relevaient avant tout de l’égalité, de la qualité de la relation communicationnelle, de l’attention à l’autre, du tact, de la capacité à s’interroger sur soi-même… Conditions qui ressemblent assez, au fond, à celles qui permettent un débat public constructif et respectueux, comme l’ont été les discussions inspirées par les films regardés ensemble en ce 2 mars 2023 aux Baumettes. ♦

 

Bonus
  • Les classes CPES. Les Cycles pluridisciplinaires d’études supérieures sont de nouveaux cursus d’excellence en 3 ans, créés à la rentrée 2022. Ils visent à favoriser l’égalité des chances, notamment par l’accueil privilégié de candidats boursiers. Ils débouchent sur un niveau licence et ouvrent un large accès aux 2e cycles universitaires ou d’écoles.

 

  • La Structure d’Accompagnement vers la Sortie. Lorsqu’elle présente en octobre 2018 son « plan prisons », la ministre de la Justice de l’époque, Nicole Belloubet, annonce la création de Structures d’accompagnement vers la sortie (Sas). Elle prévoit pour ce faire d’ouvrir 2000 nouvelles places dans des bâtiments construits ad hoc, et de reconvertir 500 places d’actuels quartiers de détention. Début 2022, seules quatre de ces Sas avaient ouvert leurs portes : à Marseille, Poitiers, Longuenesse et Bordeaux. La livraison des autres structures devrait s’étaler jusqu’en 2025. Avant tout destinées aux personnes sans projet de sortie et éloignées des structures d’insertion, la Sas vise à les autonomiser et à préparer leur réinsertion par le biais d’un accompagnement pluridisciplinaire soutenu.