Le point commun entre les personnes souffrant d’autisme, d’Alzheimer et des séquelles d’un AVC ? Des déficiences du langage impactant la communication. Une startup toulousaine utilise l’intelligence artificielle pour traduire le langage en images et vice-versa. Helpicto a déjà séduit une trentaine d’établissements médico-sociaux de l’hexagone.
Parler. Comprendre. Exprimer un besoin paraît simple. En tout cas pour les neurotypiques – ceux qui possèdent un fonctionnement neurologique dans la norme. Mais il existe toute une population pour laquelle ces fonctions sont entravées, comme les personnes autistes sévères. Leurs troubles se manifestent par des difficultés de communication pouvant aller jusqu’à l’impossibilité de communiquer verbalement. S’y ajoutent des troubles de la coordination : enchaîner les actions – du type prendre la brosse à dents, la mettre sous l’eau, y déposer du dentifrice – reste confus. C’est le cas d’Énes.
Depuis ses deux ans, Énes ne parle plus. Son degré de compréhension est élevé mais la communication avec lui est un casse-tête. Lui donner des consignes, un parcours du combattant. À 18 ans, ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt vit dans un monde à part, complexe à décrypter pour son entourage – ses parents mais aussi les éducateurs de l’IME (Institut médico-éducatif). L’utilisation depuis un an de l’application mobile Helpicto, disponible sur smartphone et tablette, a tout changé. « C’est une révolution ! » sourit sa maman, Émilie, une pointe d’excitation dans la voix.
♦ ‘’Il existe 13 000 établissements médico-sociaux – Ehpad, IME, Sessade, MAS. Ce qui représente plus d’un millier de personnes’’- Anthony Allebée, cofondateur de Helpicto.
Faciliter la communication
L’application, concrète et tactile, permet de comprendre et d’être compris. D’exécuter une routine, comme s’habiller. De saisir une demande ou d’en faire une – ‘’Je veux un verre d’eau’’. Enfin de visualiser un événement à venir – ’’Nous partons en vacances’’.
Si Énes souhaite boire un jus d’orange ou manger un kebab, il lui suffit d’appuyer sur le picto correspondant. Si sa maman lui demande ’’veux-tu un goûter ?’’ L’interface, grâce à la reconnaissance vocale, traduit sa phrase en pictogrammes et la retranscrit oralement. Énes n’a plus qu’à cliquer sur un bouton vert ou rouge, pour répondre « oui » ou « non ». Inversement, Helpicto traduit instantanément les suites d’images en phrases parlées.
150 000 images
La compréhension est d’autant plus efficace que le message est porté par une voix neutre. À l’inverse, quand Émilie demande quelque chose à Énes « d’une voix agacée ou fatiguée, le message ne passe pas du tout ». En effet, les personnes autistes étant des bulles d’émotions, ils ressentent la moindre intonation négative.
Cette application, en évolution permanente depuis 2019 (voir bonus), possède une banque de 150 000 images – pictogrammes et dessins. L’utilisateur peut l’enrichir au fur et à mesure en intégrant des photos familières, comme une chambre. Le jeune comprend alors d’autant mieux la consigne ‘’peux-tu ranger ta chambre’’ qu’il voit la sienne à l’écran.
Sortir de l’isolement
Les proches n’ont plus besoin de classeurs d’images pour communiquer, « de passer des soirées à chercher, découper, plastifier, ordonner des picto », raconte Émilie. La digitalisation est non seulement un gain de place, de temps mais aussi de qualité. Car Helpicto est instantané.
Le fait de pouvoir dialoguer – « du tac au tac » – a bouleversé la vie d’Émilie. Elle converse enfin avec son fils. Un exemple ? Le jeune homme lui demande via Helpicto son ordinateur, sa maman lui répond aussitôt – toujours via l’application – de ranger d’abord sa serviette. Il insiste, elle insiste. « Il a finalement éclaté de rire tout en faisant ce que je lui demandais ! »
La fluidité de cette solution permet aux personnes enfermées dans leur communication de sortir de l’isolement et de renforcer les liens avec leur entourage.
Encourager l’autonomie
Grâce au séquentiel ‘’douche’’, elle n’a plus besoin d’assister son fils. Une libération pour elle mais aussi pour lui, « c’est important pour sa vie privée ». Elle a détaillé chaque étape, quinze en tout, permettant à Énes de savoir ce qu’il doit faire à l’instant T, avant et après. Déshabille-toi, pose tes vêtements sur la chaise, mets-toi sous la douche, prends le savon, lave-toi le bras gauche… Jusqu’à fermer le robinet et étendre sa serviette.
Certaines étapes sont couplées avec un minuteur – 30 secondes sous la douche, 20 secondes pour le shampooing. « Énes n’a pas la notion du temps, il peut rester indéfiniment sous l’eau ». Elle a acheté un boîtier waterproof pour qu’il ait l’appli sous les yeux. Rapidement, au bout de deux semaines, il a fermé la porte pour se laver seul. Inenvisageable il y a encore quelques mois.
♦ Les personnes autistes peinent souvent à reconnaître, interpréter, verbaliser et contrôler leurs émotions. Helpicto a pour partenaire Emoface, un outil qui traduit les émotions émises et reçues.
Intégrer les acquis
Les séquences sont coconstruites au maximum avec le jeune pour qu’il y adhère, effectue les routines seul et « soit donc acteur de sa vie », souligne Aurelien Sardella, moniteur spécialisé dans un Sessad (Service d’éducation spéciale et de soins à domicile). Prêtes à l’emploi, elles rassurent et stabilisent. « C’est en plus ludique, très visuel et drôle : ça fait rire Énes d’entendre la femme parler », rapporte sa maman. Un bon cocktail pour le jeune homme qui n’a plus besoin aujourd’hui d’Helpicto pour se laver. Cette tâche est acquise. Un miracle pour Émilie. Aurélien Sardella en évoque un autre : un de ses jeunes patients qui ne parlait pas a, un jour, dit ‘’télécommande’’, après avoir utilisé plusieurs fois le pictogramme sur l’application.
Émilie compte préparer deux autres séquences : la première pour les courses, la seconde pour mettre la table. « J’aimerais aussi lui apprendre à faire le ménage dans sa chambre mais ça, ce n’est pas gagné », conclut-elle en riant. Cette Caennaise projette également de créer un chaînage pour la boulangerie, afin qu’il y aille seul. « Mais il faudrait que je puisse intégrer les sous-catégories ‘’pain’’, ‘’gâteaux, ‘’bonbons’’ ». Elle en a fait la demande à Anthony Allebée, cofondateur de Helpicto avec Carine Mantoulan, docteur en psychologie. C’est avec le précieux retour des parents et des professionnels que l’application évolue.
Améliorer la qualité de vie
Helpicto est d’autant plus précieuse que, en rendant la communication fluide, « elle réduit les troubles du comportement », constate Aurelien Sardella. Elle améliore ainsi la qualité de vie des personnes souffrant de TSA mais aussi de celle de leur entourage. « On a tendance à l’oublier, mais vivre avec des personnes autistes, c’est du sport et parfois violent », insiste le professionnel. En effet, ne pas comprendre ou ne pas se faire comprendre engendre frustration et stress qui génèrent eux-mêmes des crises. Des coups, des jets d’objet, des destructions de l’environnement. Dans un supermarché ou un bus, une telle situation peut s’avérer complexe à dénouer.
Énes n’a jamais été brutal. Il se roule juste par terre en pleurant quand ça ne va pas. Le hic est qu’il pèse 125 kilos. « Le relever est donc problématique ! », souligne sa mère. Depuis Helpicto, ses crises se raréfient. Anthony Allebée raconte de son côté que des parents retournent désormais au restaurant avec leur enfant. La séquence correspondante est à portée de main, avec le détail de chaque étape et ses plats préférés. Plus de stress.
Changer de regard
L’application diminue également les troubles du comportement car elle supprime les classeurs de communication, épais et anxiogènes. « Pour un jeune, voir une séquence de dix images côte à côte, sur une même feuille, peut être source d’angoisse. Pareil s’il en manque une. Et le temps que j’aille la chercher et que je la découpe, la communication est interrompue », explique l’éducateur.
En outre, Helpicto passe inaperçu, d’autant plus qu’il fonctionne en hors connexion. Aurelien Sardella se souvient encore de cette époque où, lors des ‘’sorties sociales’’, il était obligé de sortir les classeurs en plein milieu du bar. « Les jeunes étaient tout de suite stigmatisés alors que ça ne se voit pas sur leur visage qu’ils sont autistes ». La finalité de la solution est aussi de lutter contre l’isolement et impulser du lien.
Profil personnalisé et partagé
Chaque utilisateur a son contenu personnalisé, en fonction du degré de ses troubles et de ses besoins. Aurelien Sardella, qui accompagne six jeunes en Cessa, a ainsi dans son appli Helpicto, six profils. Avec pour chacun différentes séquences. Jérémy a la séquence courses avec la vraie photo de ses dés de jambon préférés. Michel a la séquence cuire des pâtes avec la photo de sa cuisine.
Le profil peut être partagé avec l’entourage – famille comme éducateurs du centre. « Ils possèdent ainsi le même ‘’alphabet’’, ce qui fait gagner du temps à tout le monde et fluidifie le lien avec chacun », détaille Anthony Allebée. Émilie a déjà parlé d’Helpicto à l’IME d’Énes. L’équipe encadrante va prendre un abonnement annuel (voir prix dans bonus) et suivre la formation.
♦ « On est tous à un moment donné en situation de handicap. Par exemple, quand je me retrouve à minuit coincé à l’aéroport de Shanghai sans parler un mot de chinois. Helipcto est utile à toute personne ayant besoin de communiquer ». Anthony Allebée
Outil inclusif
Les professionnels sont rapidement emballés par l’application – même s’il leur faut un peu de temps pour comprendre ses avantages par rapport aux classeurs. La difficulté reste de trouver « le bon modèle économique, gagnant pour tout le monde ». L’entrepreneur multicasquettes, à la fois développeur, formateur et commercial, vise 200 établissements pour parvenir à l’équilibre financier.
Depuis le lancement de la nouvelle version, il s’aperçoit de l’impact de la solution sur un public plus vaste. C’est Olga perdue depuis sa lésion cérébrale. Jean atteint d’aphasie suite à son AVC. Ou encore Lou qui souffre de dysphasie et Solène, porteurs de Trisomie 21. Helpicto vient également en aide à des personnes âgées ou intubées. Anthony Allebée caresse un rêve. Celui qu’un jour, tout le monde puisse communiquer équitablement, handicapé ou non, grâce au seul langage universel : les images.♦
Bonus
- Histoire. Anthony Allebée était auparavant directeur général de la société toulousaine Equadex, une entreprise en sciences numériques qui développe des solutions numériques. Dans le cadre d’un concours interne des innovations, il a développé en 2017 une solution de communication alternative et augmentée pour Carine Mantoulan, docteur en psychologie et directrice de l’association toulousaine InPACTS. Elle souhaitait faciliter la communication entre les personnes autistes et leur entourage.
Les ingénieurs ont alors eu l’idée d’une application, disponible sur tablettes et smartphones, pour que les utilisateurs l’aient toujours à portée de main. Cette première version, développée avec des acteurs de la santé (orthophoniste, psychologue, éducateur, ergothérapeute et psychométricien), a coûté 140 000 euros et été financée par la Fondation John Bost.
Deux ans plus tard, en 2019, Anthony Allebée a quitté son emploi et vendu ses parts pour créer Corpus Solutions avec Equadex et InPACTS. Sa motivation ? La combinaison de trois facteurs : « L’envie de développer Helpicto, l’envie d’entreprendre et le fait d’être papa d’une petite fille dysphasique ».
La dernière interface, créée et déployée courant 2022, a déjà séduit une trentaine d’établissements – situés sur le Bassin d’Arcachon, à Bordeaux, Toulouse, Île de France, Dijon… Et 200 particuliers. La solution est actuellement expérimentée avec des personnes ayant abandonné toute communication dans six établissements dédiés aux polyhandicapés.
♦ (Re)lire : Précieux et anticancéreux, le corail !
- L’intelligence artificielle. Les nouvelles fonctionnalités exigeaient une technologie d’intelligence artificielle (IA) puissante. La solution est venue des API REST Cognitive Services de Microsoft et des outils disponibles sur la plateforme cloud Microsoft Azure, qui rendent possibles les prouesses d’Helpicto : identifier des mots prononcés, les convertir en une phrase puis en images, interpréter le ton pour reconnaître une question, etc. Les développeurs d’Equadex et de Microsoft ont organisé un ‘’hackfest’’, marathon de développement de trois jours, pour ajouter ces dernières fonctionnalités et créer une version internationale d’Helpicto, anglaise, portugaise et espagnole.
- Les financements ? « Il ne faut pas se leurrer, le handicap intéresse peu d’investisseurs », raconte l’entrepreneur. Non pas que le sujet ne « fasse pas rêver », mais il « ne rapporte pas ». Il a cependant réussi à obtenir des financements de la région Occitanie, de banques et d’entreprises. En plus de sa campagne de financement participatif sur Ulule et d’investissements personnels.
- Le prix : 14,99 euros par mois pour un particulier, 24,99 pour un pro libéral (10 profils) et 374,99 euros pour un établissement (profils illimités).