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Inceste : « Témoigner pour les victimes, leurs compagnes et compagnons »

Par Lorraine Duval, le 2 juin 2021

Journaliste

Photo @ Manfred Antranias Zimmer / Pixabay

Sophie Chauveau a grandi au sein d’une famille incestueuse. Après des années d’amnésie puis une longue psychanalyse, elle a raconté son histoire en 2016 dans « La fabrique des pervers »*, qui vient d’être réédité en format poche. Dans ce récit-choc, elle mène l’enquête sur sa propre famille, quatre générations de prédateurs ayant érigé l’inceste en système, en mode de vie. Écrivaine et journaliste, elle-même abusée dans son enfance, Sophie Chauveau souhaitait de cette façon prévenir sa descendance et enrayer la mécanique.

 

Écrire et raconter ont-ils constitué un moyen de vous libérer ?

Quand j’ai enquêté et raconté l’histoire de ma famille, je n’avais plus besoin de me libérer. J’avais derrière moi douze années de psychanalyse, entamées à l’âge de 45 ans après une longue amnésie. J’avais alors recouvré ma sérénité, je n’éprouvais plus ni haine ni ressentiment. Comme la romancière Christiane Rochefort dans « La porte du fond », la littérature m’a surtout permis de témoigner. Je ne voulais ni accabler ni faire de mon livre un tribunal. Juste dire et démonter certains mécanismes psychologiques.

 

  • J’aime la dernière strophe d’« Une saison en enfer » de Rimbaud : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ».

 

La psychanalyse a été déterminante pour dépasser le traumatisme ?
Inceste : « Témoigner pour les autres, les victimes, leurs compagnes et compagnons » 1
Sophie Chauveau @ C.Hélie Gallimard 2013

Vous savez, quand ça arrive, ça saccage l’âme, ça amoche profondément. Quand j’ai tout réalisé, à 45 ans, j’ai parlé avec ma mère et mon père, mais n’en ai pas tiré grand-chose. J’ai pris mes distances avec la famille, protégé mes enfants. Puis j’ai contacté des amis de mes parents, de la bonne vieille bourgeoisie catholique, pour avoir confirmation. Ils avaient vu des adultes de la famille m’embrasser sur la bouche, me peloter devant eux. Pouvez-vous imaginer ce que j’ai entendu ? « C’était affreux, on était jaloux, on avait envie d’en faire autant » …

Grâce à la psychanalyse, les choses se sont dénouées et j’ai su que je pouvais en guérir.

 

Quel élément a déclenché cette enquête et le besoin d’écrire ?

Après la publication en 2013 de mon roman « Noces de Charbon » – qui parlait d’un autre prisme de ma famille, mais sous l’angle d’une saga en région minière -, une cousine m’a écrit une lettre dans laquelle elle évoquait des événements qui trouvaient un écho en moi. Une sorte de gémellité dans nos vies, nos accidents de vie, nos ressentiments… J’ai découvert que nous étions nombreux à avoir enduré des choses comparables.

 

« Cela semble romanesque », dîtes-vous…

Inceste : « Témoigner pour les autres, les victimes, leurs compagnes et compagnons » 2Oui, car cela dépasse l’entendement. C’est pour vérifier que je me suis emparée de mon téléphone, que j’ai pris le parti d’appeler les différents membres de ma famille. Pour m’assurer que cette généalogie effroyable avait bel et bien existé. J’ai considéré que les faits étaient avérés dès lors qu’ils étaient corroborés à trois reprises.

J’ai découvert des faits étonnants. À toutes les fêtes de famille – baptêmes, communions, mariages… la plupart des hommes de la famille finissaient nus ! Un grand-oncle avait violé la fille d’un voisin dans les années 1930. Son père a acheté le silence de la victime et envoyé son fils à la Légion étrangère. L’inceste était de rigueur dans la famille mais ne devait pas en sortir ! On considérait comme normal de « déniaiser » les enfants et de pratiquer l’exhibitionnisme dans le huis clos familial…

 

Comme souvent, on découvre des mères silencieuses ou complices…

Bien sûr, il est impossible qu’elles ne sachent rien, ne sentent rien, ne devinent rien… Sans quoi, on prend ses enfants sous son bras et on prend le large !

Mais toutes trouvaient des bénéfices secondaires à rester. Les hommes de la famille ont souvent épousé des femmes de classe sociale inférieure, pour les tenir sous leur coupe. La fortune, la culture étaient le miroir aux alouettes.

Je suis la première à en avoir fait état publiquement. Quelques-unes, rares avaient révélé et rompu plus discrètement.

 

 

Comment vos proches ont-ils réagi à la sortie de votre livre ?

Ma mère était alors déjà morte. Mon père et ma sœur ne l’ont pas lu. Cette dernière m’a même traitée de mythomane. Il y a peut-être eu quelques petits drames, mais les noms étaient modifiés. J’ai reçu un message d’une inconnue mariée à un lointain cousin qui me remerciait et assurait comprendre enfin pourquoi son conjoint faisait des cauchemars.

Mes filles m’ont demandé d’y ajouter, entre autres choses, une lettre à mes descendants, pour les avertir, pour qu’ils ne puissent pas dire qu’ils ne savaient pas…

J’ai surtout écrit ce livre pour les victimes, leurs compagnes et compagnons. Pour les aider à comprendre ce qui leur semblait incompréhensible. Ce qui se passe dans le corps et dans la tête. La honte de ces anciens enfants qui se sont crus coupables alors qu’ils étaient des victimes.

 

En l’absence de solution miracle, que peut-on mettre en place ?

Il faut dénoncer, faire des signalements, quel que soit le milieu concerné – quand c’est Outreau, c’est horrible mais quand cela arrive dans la bourgeoisie, ce n’est pas possible…

Éduquer les enfants très tôt, dès 2-3 ans. Leur répéter que leur corps est à eux, qu’il ne faut pas accepter de chatouilles s’ils n’en veulent pas. Mettre entre leurs mains les petits livres formidables et efficaces d’Andrea Bescond : « Et si on se parlait ». Malheureusement il n’existe pas d’école des parents et l’éducation d’une société entière reste à faire ! ♦

* La Fabrique des pervers, Sophie Chaveau. Gallimard 2016. En poche chez Folio en mai 2021.

 

Bonus 
  • L’AREVI ouvre une antenne à Marseille. Une ancienne adhérente et participante des groupes de parole d’AREVI Paris (Association d’action/recherche et échange entre les victimes d’inceste) a déménagé et décidé avec d’autres victimes d’inceste de proposer des groupes de parole à Marseille sur le même modèle. Le projet a démarré en ce début d’année 2021 et les premiers groupes auront lieu avant l’été, avec l’idée de proposer dès septembre des groupes de parole réguliers, à date fixe et aussi, à terme, des ateliers et activités supplémentaires pour les adhérents.

Prochaine date : dimanche 20 juin 2021 de 16h à 18h00. L’accueil se fait entre 15h30 et 16h00 au planning familial, 106 boulevard national, Marseille 3e. Accès libre, gratuit et anonyme. Informations : groupeparoleinceste13@gmail.com