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Karim Mokhtari, l’art pour « perpète »

Par Paul Molga, le 20 octobre 2022

Journaliste

Karim Mokhtari a créé l’association 100murs pour aider à la réinsertion des délinquants et la prévention de la récidive © Carcéropolis

À la tête de l’association 100murs, cet ancien « tôlard » voue désormais son existence à la réinsertion et à la lutte contre la récidive. Il est parrain d’une exposition d’œuvres réalisées par des détenus du monde entier, présentée à Marseille jusqu’au 7 novembre. Il m’a confié son parcours déchirant et sa croyance en l’art comme moyen de transcender la violence.

 

Délinquant à 9 ans, petit caïd à 12, brigand à 18, la prison puis l’amour et désormais une certitude : « On est celui qu’on devient, pas celui qu’on a été ». Directeur de l’association 100murs et vice-président de Carcéropolis, Karim Mokhtari partage en ce moment cette conviction à Marseille, à l’occasion de l’exposition « Un demi-mètre carré de liberté » dont il est le parrain (jusqu’au 7 novembre chez Carré d’Artistes, cours Estienne d’Orves). Près de 2000 œuvres de détenus du monde entier ont été rassemblées par l’association berlinoise Art et Prison à l’origine de cette initiative visant à changer notre regard sur l’univers carcéral.

Karim Mokhtari, l’art pour « perpète »
Une des oeuvres exposées

Un demi mètre carré ? C’est la taille moyenne des peintures, dessins, collages, sculptures qui se sont échappés de des prisons de quelque 40 pays. « Ils y racontent des histoires d’abysses humains, de souffrance, de culpabilité, de punition, de liens brisés, mais aussi de rédemption, d’espoir et de liberté. Ils racontent des morceaux de vie entre ombre et soleil, des morceaux d’humanité », décrit le repenti. On ne peut que s’interroger devant ces regards tantôt naïfs, tantôt fantasmagoriques, tantôt figuratifs mais toujours d’une rare puissance : que se passe-t-il réellement dans les prisons ? Leurs pensionnaires sont-ils foncièrement mauvais ? Sont-ils condamnés à n’être que ce qu’ils ont fait ?…

 

♦ (re)lire : Alternative à la prison, une ferme pour les femmes en fin de peine

 

Une enfance infernale

Karim Mokhtari, l’art à « perpet »Le parcours de Karim Mokhtari – qu’il raconte dans « Rédemption, itinéraire d’un enfant cassé » – fournit une réponse cinglante. « Ma mère m’a eu à 16 ans et demi dans des conditions qui ne lui permettaient pas de m’éduquer », l’excuse-t-il. Il vit deux ans chez sa tante, « ma parenthèse heureuse chez une maman de cœur », puis tombe dans l’enfer d’un quotidien de maltraitance quand il découvre son beau-père. « Les arabes n’ont besoin ni d’éducation, ni d’habits », le prévient-il dès son arrivée dans cette famille pauvre de la banlieue parisienne.

On l’appelle David, son deuxième prénom plus acceptable. Il dort à même le sol, subit les coups, multiplie les fugues sans vraiment comprendre ce qu’il fuit. « J’avais mal », explique-t-il en exhibant le tatouage estampillé Halliday, la deuxième égérie de son tortionnaire après Mesrine. Il a 7 ans quand il tente de tuer sa famille avec de l’eau de Javel et de s’infliger le même sort. L’administration ne réagit pas. Il patiente 6 ans de plus avant d’espérer son salut d’une arrestation programmée. « Le juge pour enfants a sans doute sauvé la vie de mes parents ».

Mais il n’a pas calmé sa détestation du monde des adultes : envoyé en foyer, « un ghetto de malfrats », il muscle ses compétences de bandit, est renvoyé de foyer en foyer (sept entre ses 12 et 17 ans), tombe dans les addictions. Avant sa majorité, il est émancipé et s’engage dans l’armée de l’air, « un passeport pour la violence qui m’habitait ». Quand quelques mois plus tard il regagne le domicile familial alors que son beau-père croupit en prison, il ne pense qu’à nourrir ses frère et sœur, lui qui est l’aîné. Il braque un grossiste de stupéfiants en pleine transaction. L’homme meurt, tué par ses complices.

 

♦ (re)lire la tribune : Peut-on philosopher en prison ?

 

Dix ans derrière les barreaux

Karim Mokhtari, l’art pour « perpète » 1
Un autre tableau de l’expo

L’expertise balistique prouvera plus tard qu’il n’est pas responsable, mais il écope de dix ans. « La colère m’a suivi en prison ». Il en parcourt 15 adresses, le régime réservé à ceux qu’on considère comme des meneurs dangereux. Sa quête d’identité suit le même chemin. Il parvient à s’extirper du prosélytisme islamique, broie du noir en comptant la mosaïque au sol et les insectes qui grouillent dans sa cellule. Rencontre enfin ces adultes si longtemps haïs qui vont lui ouvrir les yeux. D’abord ce détenu, Gérard, condamné à perpétuité, gracié par Mitterrand. « La seule chose qu’on a de précieux dans la vie, c’est le temps, et c’est ce qu’on nous enlève ici. La seule différence entre une minute et la suivante, c’est ce qu’on en fait », lui glisse-t-il. « J’ai compris que je pouvais en devenir le maître ». Il reprend ses études : CAP, Bac littéraire puis éducateur sportif. Sa colère trouve un nouveau canal.

Lui « l’Arabe » qui a repris son vrai nom de baptême, trouve ensuite un nouveau sens à sa vie avec un aumônier entré par erreur dans sa cellule. « Je me suis trompé », lui dit-il. « Moi aussi », répond Karim. « J’ai compris que j’étais un prince habillé en mendiant depuis 20 ans »… C’est l’amour d’une femme qui va achever de l’en convaincre : Ilkay est alors serveuse dans un restaurant de La Rochelle. Ils correspondent régulièrement, trois fois par semaine, tombent amoureux, lui devient père… et homme.

 

La renaissance

Quand il sort de prison en 2002, il entre chez Ateliers sans Frontières, puis rejoint Unis-Cité, le tremplin tricolore du service civique, dont il devient le coordinateur national en 2015. Sa colère est passée mais il se souvient de ces années de douleur et crée l’association100murs pour aider à la réinsertion des délinquants et la prévention de la récidive. « Je vis avec la culpabilité de la mort d’un homme et l’obsession de réparer. Je ne suis pas un exemple, mais j’essaie d’être exemplaire et citoyen ».

Et l’art dans tout ça ? Ses certitudes fusent au détour de pensées fortes : « J’avais mes crocs et mes griffes. J’ai maintenant des mots pour canaliser mon repli », « l’art réanime l’humanité », « l’art regarde le potentiel plutôt que la carence », « l’art transcende la violence », « l’art expose la souffrance au regard de l’autre ». Et cette évidence qui s’impose à tous, emprisonnés pour leurs fautes ou laissés en liberté : « Le geste d’un jour ne détermine pas un homme pour toujours. Nous ne sommes pas ce que nous avons fait ». À parcourir l’exposition qui explose ces évidences à ma face, je pense à cette phrase d’Oscar Wilde : « Aucun homme n’est assez riche pour racheter son propre passé ». Et s’il avait eu tort ? ♦