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Quand l’art sert le vivant

Par Marie Le Marois, le 7 juin 2023

Journaliste

Jenny Kendler, Sculpture--->Garden (Venus XII). Matériaux entièrement biodégradables incluant de la terre et des graines de fleurs et d'herbes de prairies natives de la région de Chicago, septembre 2017 - extrait du livre Férale

Dans ‘’Férale’’, un livre disruptif pour le milieu artistique, Charlotte Cosson dénonce les œuvres de la société moderne, déconnectées de la nature. Elle met en exergue ceux qui, au contraire, la restaurent. En les offrant à notre regard, cette autrice-paysanne amène à repenser l’art et, à travers lui, notre rapport au vivant.

 

Cette jeune femme, qui nous reçoit pieds nus dans son jardin foisonnant à Cavaillon, dans le Vaucluse, était auparavant historienne de l’art et commissaire d’exposition indépendante. Si elle garde de fait ces titres, Charlotte Cosson en a délaissé le costume pour celui de cultivatrice-autrice. Elle met les mains dans la terre et de la terre dans ses écrits. Elle s’est donnée pour mission, et c’est une grande première dans l’histoire de l’art, de rassembler dans un corpus les artistes contemporains ‘’restauratifs’’ de la nature. Tout en effectuant un parallèle passionnant avec l’écologie et tout particulièrement la permaculture, domaine qu’elle maîtrise bien pour s’y être formée. 

On ne peut en effet comprendre son livre ‘’Férale, Réensauvager l’art pour mieux cultiver la terre’’ (Actes Sud,mai 2023), sans parler de son parcours de vie. Les deux sont intimement liés. Charlotte et son livre ont pris racine ensemble, dans son nouveau refuge. Une ferme de 2,5 hectares appelée également Férale (bonus).

 

« Historiquement, on appelle féral un animal domestiqué qui retrouve la vie sauvage. Pour moi, c’était avant tout mon itinéraire : celle d’une citadine, d’une domestiquée qui se détourne du béton. Cet itinéraire forme aussi le trajet de ma ferme : de l’agriculture conventionnelle à l’agroforesterie. Et celui de l’art dompté à l’art ensauvagé », Charlotte Cosson.

Dénoncer l’art déconnecté du vivant

Charlotte Cosson
Charlotte Cosson est historienne de l’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle est également enseignante à Sciences-Po Aix et autrice. Férale est son premier livre. @Marcelle

Lorsqu’elle s’y est installée, en 2021, Charlotte ne pensait pas revenir un jour dans le milieu artistique. Elle l’avait quitté deux ans auparavant, lassée, car il ne correspondait plus à son éthique. Le problème ? L’art est « déconnecté [du vivant] et anthropocentré » – conception moderne qui considère l’homme comme entité centrale. 

Cette vision originelle a conduit, selon toute une lignée de philosophes, anthropologues et théoriciens, à la dualité entre nature et culture, entre sauvage et cultivé. Cette pensée, accentuée à la Renaissance, oppose les humains aux non humains – animaux, végétaux, objets. La société s’est construite « autour de ce cadre séparatiste » qui s’est développé à l’échelle du globe. 

Même les artistes qui se veulent écologiques tombent dans cette vision du monde. Tout en jouant avec ses trois chiens, cette ancienne Marseillaise évoque Ólafur Elíasson. Il s’est approprié une partie d’un glacier « avec une violence non négligeable » pour dénoncer la fonte glaciaire. Dix ans plus tard, l’artiste a réitéré l’opération pour la COP21, cette fois-ci devant le Panthéon. « La stratégie employée ici est celle du choc. De celle qui rapporte plus à l’aura médiatique qu’à l’accroissement d’une conscience commune. Rajouter aux destructions pour les dévoiler ne peut plus être une option », écrit Charlotte dans son livre. Ces bouts d’iceberg devenant flaques sur le bitume sont le point de départ de sa rupture avec l’art.

 

Nous faisons partie de la nature

Ines Panizzi pain
Ines Panizzi, pain estampé (détail), 2021. Extrait du livre Férale. Le pain est sculpté avec les micro-organisme du levain.

Cette petite-fille d’agriculteurs, dont les parents étaient des « citadins embourgeoisés », cite un de ses penseurs favoris, Philippe Descola. Cet anthropologue a remis en cause ce dualisme nature/culture dès les années 1970.

Il a démontré qu’il n’était pas partagé par toutes les sociétés humaines. C’est le cas notamment chez les Jivaros Achuar, tribu de la forêt amazonienne et premier sujet d’étude : ils ne se sentent pas séparés de la nature car ils en font partie. 

Que serait alors un art non anthroprocentré ? « Un art qui ne mettrait pas l’Homme au centre ou un art réalisé par des non-humains », poursuit cette femme qu’émerveillent les capacités artistiques de la faune et la flore. La fleur qui s’ouvre, l’araignée qui tisse sa toile ou le bois qui marque ses circonvolutions.

 

« On a été élevés pour détruire. Enfant, on m’a expliqué qu’un arbre servait à fabriquer tables et chaises. Pas qu’il nous permettait de respirer, qu’il communiquait avec les champignons mycorhiziens et qu’il abritait la faune », Charlotte Cosson.

Un art permacole

Côme Di Meglio
Côme Di Meglio, MycoTemple, 2021 / Photographie : Baptiste Lombardo, 2022. Extrait du livre Férale. Dôme tissé par les racines d’un être vivant: le mycelium.

Les pratiques des artistes cités dans Férale ne sont pas délétères pour l’environnement. Mais, en plus, soutiennent tous les êtres vivants et leur écosystème. Ce que Charlotte appelle l’art permacole. Suzanne Husky semble en être la référence. En 2013, invitée à intervenir dans le jardin à la française du domaine de Chamarande, dans l’Essonne, l’artiste n’a pas dompté le paysage. Mais choisi au contraire des espèces plantées en fonction des besoins de l’écosystème dans lequel elle intervenait. Les variétés ont permis d’amender le sol avec leurs racines. Et d’offrir une nourriture variée à la faune, même en hiver. Elle a également réalisé une jolie bibliothèque de semences anciennes en bois de récupération dans une ferme urbaine au cœur de San Francisco. Il est possible d’y choisir des graines non produites ni contrôlées par l’agro-industrie, si on s’engage à en rapporter quelques mois plus tard – une fois que celles-ci auraient poussé et donné de nouvelles graines.

Les sculptures de Lynne Hull soutiennent, de leur côté, la faune. Elle a installé des perchoirs pour rapaces dans le désert rouge du Wyoming, aux États-Unis, pour qu’ils puissent y nicher. Mais aussi des plateformes de nidification pour canards et oies sauvages en Angleterre. L’artiste se documente en amont et collabore souvent avec des biologistes pour que ses projets in situ soient les plus appropriés aux animaux à qui elle destine ses œuvres – la couleur du perchoir par exemple. 

 

Et qui favorise le retour de la vie

Lois Weinberger
Lois Weinberger, Cut, 1999. Université d’Innsbruck (Autriche), Végétation spontanée, 100m, commissaire : Christoph Bertsch / Photographie : studio Lois Weinberger, 2022. Extrait du livre Férale.

Ces œuvres sont ‘’aggradantes’’ – l’inverse de dégrader. Elles reconstituent ou régénèrent la terre et la biodiversité. Dans son livre, Charlotte décrit les textes de Chia Lee, sérigraphiés sur un papier fait main contenant des graines de galinsoga. Elle invite à replanter ses sérigraphies ensemencées pour, d’un seul geste, enterrer les oppressions évoquées dans le texte et faire fleurir cette plante incroyable, pourtant classée ‘’mauvaise herbe’’. Les mains façonnées en agar-agar par Charlotte-Gautier Van Tour renferment elles des écorces d’agrumes, de la spiruline, de l’encre et des graines. Dégradées par le temps, ces sculptures sont non seulement compostables, mais très fertiles pour les sols. Comme la dernière version de la Vénus de Milo de Jenny Keller en terre et liants biodégradables. Le canon féminin grec se craquelle, retourne à la terre, pour refleurir dans une beauté bien vivante. 

À la question de savoir comment une société traite ses plantes, Lois Weinberger répond par une prison inversée avec CUT, réalisée en 1999 à Innsbruck. L’artiste a découpé une large ligne droite sur les pavés de la ville pour mettre à jour la terre. Avec le temps, la végétation a poussé et l’œuvre est devenue jardinière de plantes endémiques au milieu du bitume. En creux, elle interroge nos vies hors-sol et appelle à faire proliférer les espèces libres.

 

Un art ‘’d’empuissancement’’

eva-galtier
Eva Galtier, Chouette effraie, série des  »Enfleurissements », 2022. Extrait du livre Férale.

Certains artistes ont choisi de créer des refuges non pour la faune sauvage, mais pour les humains désireux de s’en approcher. Andy Goldsworthy, en partenariat avec le Musée Gassendi et l’UNESCO Géoparc de Haute-Provence, a produit Refuge d’art. Une randonnée de 150 kilomètres ponctués de six refuges, d’anciens habitats en ruine appartenant au petit patrimoine rural non protégé (chapelles, fermes, jas…). L’artiste anglais se sent appartenir à cette nature dont son éducation l’avait coupé. En proposant cette connexion avec elle, Andy Goldsworthy nous offre le cadeau le plus précieux : la connexion avec nous-même. « Ces œuvres qui auraient pu devenir des espaces de repli deviennent ceux d’ouverture du cœur », conclut Charlotte.

Quand l’art sert le vivantLes connaître toutes a donné la force à cette trentenaire d’acheter cette ferme, loin d’être idyllique, en vue de protéger la nature abîmée. Son objet avec ce livre est de faire connaître les gestes de l’art ‘’féral’’ pour pouvoir les généraliser : danser pour les arbres, jeter des bombes à graines, nommer nos plantes. Un art qui a le pouvoir de déclencher en chacun cet amour pour le vivant (bonus) et le pousser à le préserver.

Tout en louant la pluie abreuvant, enfin, ses plantations de légumes et ses arbres fruitiers, cette végétarienne confie que son livre fait déjà des émules dans le milieu de l’art (bonus). À commencer par ses amis réfractaires à toutes démarches écologiques : ils ont depuis rejoint le mouvement. ♦

 

* Le La Villa Médicis de Cassis accompagne la rubrique « Culture » et vous offre la lecture de cet article *

 

Bonus

[pour les abonnés] – La ferme Férale – Ni land art ni art écologique – Les dates de ses conférences – Le concept du « Vivant » –

  • La ferme Férale. Ce domaine de 2,6 hectares est peuplé d’arbres fruitiers cultivés jusqu’à présent en agriculture conventionnelle, bordé d’une ligne ferroviaire et classé zone inondable. La démarche de Charlotte est moins de prendre possession de sa terre que de se laisser adopter par elle. Cette petite-fille d’agriculteurs considère en effet, pour reprendre la citation promulguée par le pionnier de l’agroécologie Pierre Rhabi, et attribuée au chef amérindien Seattle, que ‘’la terre ne nous appartient pas, nous appartenons à la terre’’. Ainsi, elle tâche d’appliquer le premier précepte de la permaculture : observer et imiter la nature. Son objet reste de ‘’réensauvager’’ ses terres.

 

  • Ni land art, ni art écologique. « Non, tous ceux qui travaillent avec la ‘’nature’’ ne sont pas forcément dans des dynamiques respectueuses », rappelle Charlotte Cosson lorsqu’on évoque le land art. Ce courant artistique né aux États-Unis dans les années 1960 utilise pourtant la nature comme matériau. Il révèle, pour l’autrice, l’esprit du temps de la modernité : « celle de la domination assumée d’une nature considérée comme morte ». En effet, les installations gigantesques de ce mouvement exigent de dompter la nature et d’avoir recours à des machines. Michael Heizer a réalisé par exemple Double Negative dans le désert du Nevada qui a entraîné le déplacement de 240 000 tonnes de roches. 

Les installations traitant d’écologie, comme celles de Ólafur Eliasson, artiste cité plus haut, ne sont pas plus respectueuses. Elles « cristallisent pour la plupart une dissonance contemporaine ». Car elles font prendre conscience, sans changer leurs modes de production délétères.

 

 

  • Son agenda bien rempli depuis la parution du livre 

30 juin, rencontre et table ronde au Frac Alsace, Sélestat

1er juillet, conférence sous un chêne centenaire durant « Back To The Tree », Besançon

11 juillet, rencontre à La Traverse, Marseille

30 juillet, table-ronde au festival du Haut-Calavon, Domaine des Davids, Viens (84)

7 septembre, librairie L’Harmattan, Paris

 

  • Le concept du ‘’Vivant’’ convient de plus en plus à la plupart des écologistes. Ils trouvent en effet dans ce mot « une impulsion, sinon une pulsion de vie », analyse le philosophe Jean-Philippe Pierron dans Le Monde. À l’inverse, évoquer notre entrée dans la sixième extinction de masse par des mots ou vidéos choc entraîne stress et repli.