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Le Covid-19 : un révélateur ?

Par Marc Rosmini, le 5 avril 2020

Agrégé de philosophie

La Cinquième Plaie d'Égypte (The Fifth Plague of Egypt)- Joseph Mallord William Turner -1742

Faire face à l’inconnu – Collectivement, planétairement, universellement, nous voici donc confrontés à un événement inédit. Un virus mal connu et redoutable, des informations parfois contradictoires, une pandémie mondialisée, des millions de personnes contraintes à vivre confinées pour une durée indéterminée : nous serions sans doute restés incrédules si, il y a quelques mois, on nous avait décrit ce qui constitue désormais notre quotidien.

Le Covid-19 : un révélateur ?
Marc Rosmini

Chacun de nous doit donc mobiliser des ressources matérielles, sociales, affectives et cognitives pour faire face à cette situation imprévisible et presque incroyable. Réflexivement, il est intéressant d’observer en soi-même les circonvolutions de sa propre pensée depuis une quinzaine de jours, depuis que l’on a compris que nos vies allaient être profondément impactées. Observer les réactions des autres, via notamment les réseaux sociaux, s’avère également riche en enseignements. Avant de prolonger mon propos sur la pandémie de Covid-19 et les commentaires qu’elle suscite, je vous propose un petit détour, en l’occurrence par un passage célèbre de l’ouvrage Le Crépuscule des idoles (« Les quatre grandes erreurs, § 5 ), de Nietzsche :

 

Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication. Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». (…) On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu. (…) Une évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications.

 

Le penchant qu’évoque Nietzsche dans cet extrait n’est pas sans rapport avec ce que, en psychologie cognitive, on appelle le « biais de confirmation ». Chacun de nous, parmi les multiples éléments qui constituent sa perception de la réalité, a tendance à privilégier ceux qui confirment ses opinions, ses croyances, ses représentations, et à négliger les faits qui conduiraient à mettre en question sa conception du monde. Selon Nietzsche, cette tendance serait encore plus forte lorsque nous faisons face à un événement imprévu, inconnu, et effrayant. Avec la pandémie de Covid19, nous y sommes, ce virus constituant un révélateur très puissant de notre besoin, voire de notre urgence, à donner du sens.

Cet article se propose de questionner un certain nombre d’ « explications » de l’événement, et de les évaluer selon deux critères essentiels. Tout d’abord : peut-on vérifier la valeur de vérité de l’explication ? Par ailleurs, le type d’analyse incite-t-il à la passivité, ou au contraire à l’action ? Ce second critère est aussi important que le premier dans la mesure où nous courrons le risque de demeurer sidérés par le caractère inquiétant, inédit et incompréhensible de ce qui nous arrive depuis quelques jours.

 

Des interprétations hors du champ de l’argumentation et de la recherche de preuves

Après avoir consulté quelques organes de presse et s’être promené sur quelques réseaux sociaux sur Internet, on peut établir une esquisse de typologie (bien sûr non-exhaustive) des différents paradigmes « explicatifs » concernant la pandémie.

Commençons par la grille d’interprétation religieuse. Un article du 18 mars du magazine Jeune Afrique nous apprend par exemple qu’un ministre du Zimbabwe considère que la pandémie actuelle serait une « punition divine ». Le propre des religions est de donner un sens global à l’univers, depuis sa création jusqu’à sa fin en passant par les divers événements qui surviennent entre ces deux termes. Il est donc assez compréhensible que le Covid19 puisse être mis en rapport avec la volonté divine, selon une grille de lecture téléologique (le virus relèverait d’une intention, d’une action finalisée, orientée vers un but – « telos », en grec ancien, désigne le but final). Ce qui est révélé, ici, c’est notre tendance à chercher un sens ultime et transcendant à tout ce qui advient. Or l’affirmation « Le Covid19 est une invention divine destinée à punir certains humains » est irréfutable au sens strict : on ne peut pas imaginer un fait qui soit la confirmerait, soit la réfuterait. Étant donc indécidable, elle  ne peut relever que de la foi (par exemple, on croit ou non à ce qu’affirme ce ministre zimbabwéen). Le fait d’adhérer à cette explication peut avoir des conséquences très pratiques : par exemple, privilégier certains comportements (la piété, la prière, etc.) pour lutter contre la maladie plutôt que des approches médicales. En effet, selon ce paradigme, agir suppose d’infléchir la volonté de Dieu, ce qui n’est jamais évident dans la mesure où le sens des décisions divines est justement censé outrepasser la compréhension humaine.

Abordons la deuxième grille de lecture. Il existe également, aujourd’hui, des prises de position selon lesquelles la pandémie à laquelle nous faisons face constituerait une réaction de la nature aux comportements humains. En utilisant un moteur de recherches sur Internet, on trouve par exemple de nombreuses occurrences de cette citation (sans que soit d’ailleurs précisé son contexte) du prix Nobel de littérature Gao Xingjian : « L’homme pille la nature, mais la nature finit toujours par se venger. » Comme pour l’explication religieuse, l’approche est téléologique : le Covid19 serait en fait un moyen utilisé par un être doté d’une volonté et d’une conscience (ici, « la nature ») pour obtenir un effet. Toutefois, là aussi, comment savoir si de telles affirmations sont vraies ? Comment vérifier ? Quelles raisons sérieuses aurions-nous de penser que la « nature » a des projets, qu’elle produit des actes finalisés, qu’elle souhaite par exemple se « venger » de nous ? Quelle valeur accorder à cet anthropomorphisme qui projette sur les choses (« la nature », le vent, les arbres, les animaux… les virus) des caractéristiques propres à l’être humain, en l’occurrence le désir de vengeance ? Difficile de répondre à ces questions par des faits, par des preuves, et même par des arguments. Enfin, qu’en est-il des conséquences pratiques d’une telle « explication » ? Si c’est la « nature qui se venge », que faire pour lutter contre le virus ? Comment se faire « pardonner » ? Si l’on adhère à cette thèse, il n’est pas facile d’adapter notre conduite, car il n’est pas aisé de deviner ce que la nature nous reproche exactement (L’invention de la technique ? La révolution industrielle ? D’autres choses encore ?), et encore moins si elle est très rancunière (ce qui rendrait tout pardon impossible) ou au contraire indulgente.

Troisième schéma interprétatif : les explications conspirationnistes. Elles sont très diverses, et peuvent relever soit du « complotisme d’événement » (par exemple : le Covid19 a été créé par l’industrie pharmaceutique ou bien par tel laboratoire, pour pouvoir ensuite vendre des médicaments) soit du « mégacomplotisme » : dans ce cas, l’invention du Covid19 ne serait qu’une des multiples manifestations d’une conspiration beaucoup plus vaste ourdie par un groupe puissant cherchant à dominer le monde (les Illuminatis, les reptiliens, etc.). Dans le premier cas (complotisme d’événement), on peut espérer que des investigations puissent, à moyen terme, prouver qu’un accord secret entre des personnes très puissantes pour orienter le cours des événements a effectivement existé : des hypothèses de ce type sont donc en droit réfutables (on peut imaginer les faits qui prouveraient qu’elles sont vraies, voire qui prouveraient qu’elles sont fausses), et incitent par conséquent à l’action. En l’occurrence, l’action prioritaire consiste justement à chercher à prouver l’existence du complot, ce qui permettrait, dans un second temps, de demander des comptes aux instigateurs de la conspiration (dans le cadre d’un procès, par exemple). Par contre, la croyance dans un « mégacomplot » échappe largement à la mise à l’épreuve : on imagine mal une preuve ultime de l’existence (et du pouvoir) des Illuminatis ou des reptiliens. Symétriquement, le conspirationniste dogmatique risque de rester attaché à sa croyance quoi qu’il advienne, puisqu’il est logiquement impossible de prouver que les Illuminatis n’existent pas. Comment en effet apporter une « preuve de non existence » ? Si la confirmation d’un complot précis relève de l’investigation et de la confrontation d’indices (cf le Watergate, l’affaire Dreyfus, etc.), le « mégacomplotisme » ne peut dépasser le stade de la croyance « irréfutable » (au sens qui a été défini précédemment). Et l’on sait que ce type de vision systématiquement complotiste favorise particulièrement le « biais de confirmation ». Il est rationnel de faire l’hypothèse (entre autres hypothèses possibles) qu’un événement singulier s’explique peut-être par un complot. Mais il est irrationnel de croire que tout s’explique par des complots, voire par une immense conspiration mondiale.

 

Une autre approche : la pandémie de Covid19 comme « révélateur »

Le quatrième type d’explication est différent des trois premiers. Il ne cherche pas nécessairement les causes de la pandémie, partant du principe selon lequel ces dernières relèvent de la recherche scientifique, plus précisément de l’épidémiologie, et qu’il convient de laisser travailler les experts de ce domaine. N’ayant rien à dire sur les causes, ces approches envisagent plutôt le Covid19 comme un révélateur. Autrement dit, la crise actuelle aurait pour effet de rendre patents et explicites des aspects de la réalité qui, en temps « normal », existaient déjà mais étaient moins perceptibles. Ce paradigme de la « révélation » se divise lui-même en (au moins) deux catégories.

Tout d’abord, la pandémie et les angoisses qu’elle suscite chez nos contemporains accentueraient des tendances profondes inscrites dans la nature humaine. Cette crise aurait pour intérêt de montrer l’être humain tel qu’il est vraiment. Toutefois, on peut rester dubitatif devant de telles analyses, car pour les uns la pandémie révèlerait l’égoïsme profond de l’être humain (avec de nombreux exemples allant dans ce sens), alors que pour les autres elle rendrait au contraire explicites les tendances, inscrites au plus profond de notre être, à la solidarité et à l’altruisme (avec des exemples tout aussi nombreux). Qui a raison ? Les misanthropes ou les philanthropes ? Il est difficile de choisir son camp, tant les comportements – en période de pandémie ou pas – sont divers et variés. Mais ce qui est commun à leur manière d’aborder le problème, c’est qu’elle incite peu à l’action. En effet, si l’être humain est bon (ou mauvais) par nature, qu’y pouvons-nous ? Par définition, l’essence d’un être, c’est ce qu’il est impossible de modifier : elle relève de la nécessité, au sens où elle ne peut être autrement que ce qu’elle est. Difficilement décidables (eu égard au caractère extrêmement hétérogène des comportements), les discours sur la nature humaine sont donc peu féconds du point de vue de l’action.

La dernière grille d’interprétation est politique, et éthique. La pandémie révèlerait la pertinence ou au contraire l’absurdité de certains choix humains : modèles économiques, organisation des systèmes de santé, partage des richesses et des ressources, structuration de la société, mode de production des médicaments, organisation du travail, etc. Alors que la nature humaine (si elle existe) renvoie au concept de nécessité, tout ce qui relève des choix politiques (et éthiques) est contingent et, le plus souvent, réversible. Si la crise du Covid19 révèle que notre monde est mal organisé et mal gouverné, alors on peut imaginer collectivement des solutions pour l’améliorer – alors qu’il est très difficile de savoir comment agir sur la volonté divine ; ou sur la colère de la nature ; ou sur un groupe de comploteurs très puissants, très discrets et inatteignables ; ou encore sur la nature humaine. Ces lectures politiques n’échappent certes pas complètement au « biais de confirmation ». Selon ses valeurs, selon son idéologie, selon son positionnement sur l’échiquier politique, chacun de nous sera plus ou moins sensible à certains faits, à certaines données, à certaines informations. Toutefois, à la différence de tous les autres types d’ « explications », on peut ici discuter d’arguments, voire de preuves, pour savoir quelles sont les explications les plus pertinentes. À cet égard, l’hypothèse du « complotisme d’événement » relève de ces explications « politiques », puisqu’elle suppose la recherche de preuves, et une réflexion en terme de rapports de force. Il en est de même, par exemple, de la thèse selon laquelle la pandémie de Covid19 constituerait un révélateur de l’ampleur des inégalités, et de leur caractère mortifère : les inégalités sont mesurables, et leur caractère mortifère peut être l’objet d’un débat argumenté (contrairement à la « volonté divine », à la « vengeance de la nature », etc.). L’approche ici n’est pas téléologique. Ni la nature ni le Covid19 ne sont censés avoir des intentions et des projets. Par contre, il n’est pas déraisonnable de penser que les bouleversements impliqués par la pandémie puissent aider à des prises de conscience concernant la précarité des conditions de survie sur terre, sur les causes de la dégradation de l’environnement et du réchauffement climatique, etc.

 

Pour éviter de perdre notre temps

À quelles conditions est-il intéressant de confronter nos « explications » sur la pandémie actuelle ? Pour terminer ce propos, c’est à Aristote que je voudrais me référer, et à ses analyses concernant la délibération (cf Ethique à Nicomaque, III 4 et 5, notamment). Selon lui, il est vain de délibérer sur ce qui est nécessaire, c’est-à-dire sur ce qui ne peut être autrement que ce qu’il est, et qu’on ne peut donc pas modifier. Le destin (si on y croit), la nature humaine (si on pense qu’elle existe), voire la volonté divine (dont certains croyants pensent qu’on peut l’infléchir, alors que d’autres pensent que c’est impossible) relèvent logiquement de la « nécessité ». À l’inverse, Aristote explique qu’une délibération (éthique ou politique) peut être féconde à condition qu’elle implique la confrontation d’arguments ou de preuves (et non de simples croyances), et qu’elle puisse déboucher sur une décision impliquant une action susceptible de transformer la réalité. La délibération et le débat public ont un sens s’ils portent sur des choses qui sont contingentes, qui dépendent de nous, et qui impliquent des choix de valeur. « Le bon délibérateur au sens absolu est l’homme qui s’efforce d’atteindre le meilleur des biens réalisables pour l’homme, et qui le fait par raisonnement. » (Ethique à Nicomaque, VI.5).

Nous traversons une crise sans précédent. Beaucoup d’entre nous pensent que le monde ne sera plus jamais exactement comme avant. Certains espèrent que le monde d’après sera « meilleur » (moins violent, moins inégalitaire, moins pollué…), d’autres redoutent qu’il soit pire. Or, notre avenir dépendra des décisions que nous prendrons (les contours de ce « nous » étant bien sûr problématiques). Il convient donc de nous concentrer sur des débats et des controverses qui puissent satisfaire aux deux critères que nous avons mobilisés dans cette analyse : d’une part, peut-on savoir qui « a raison », peut-on vérifier les propos de chacun ? D’autre part : quel type d’action s’impose si telle ou telle explication est pertinente ? Gloser sans fin sur des interprétations invérifiables peut éventuellement constituer une activité agréable, mais certainement pas féconde en ce qui concerne notre avenir collectif. Étant donné la gravité des crises auxquelles nous faisons face aujourd’hui, nos controverses ne doivent jamais perdre de vue cette question primordiale : que faire ? ♦