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Le défi du recyclage des navires en l’absence de lois…

Par Adeline Descamps, le 13 novembre 2018

Journaliste

À deux mois de l’entrée en vigueur du règlement européen qui rend obligatoire le recyclage des navires en fin de vie dans l’UE, les questions fusent et les relations se tendent. L’Europe est-elle en mesure de relancer une industrie disparue ? Pourquoi l’UE réussirait-elle, là où l’OMI (Organisation maritime internationale) patine depuis des années ? Et surtout, les armateurs sont-ils prêts à « payer » le prix fort pour verdir leur démolition ?

 

Les images choquantes ressortent chroniquement dans les médias, à vrai dire dès qu’une ONG publie ses statistiques sur cette pratique qu’on nomme « beaching ». Une expression qui fleure bon la plage mais qui convoque en réalité un cimetière, faisant référence aux nombreux « pavillons corbillards » échoués le long des côtes d’Alang en Inde ou de Chittagong au Bangladesh en attente d’une démolition réalisée sans égards pour les règles minimales de sécurité et de protection de l’environnement, voire parfois sans les autorisations requises.

Le défi du recyclage des navires en l’absence de lois… 1

 

Si pratique, le démantèlement sauvage

Selon l’ONG Shipbreaking Platform, qui a fait du démantèlement « sauvage » de navires une spécialité, 2 725 navires de propriété européenne ont ainsi été envoyés à la casse entre 2010 et 2017. 1 % a été désossé directement sur des plages en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, en Chine ou en Turquie.

Depuis le début de l’année, ces pratiques ont à nouveau coûté la vie à 24 personnes et blessé 9 autres alors qu’ils s’affairaient sur le paquebot de croisière Océan Gala (anciennement connu sous le nom de MS Scandinavie et MS Island Escape), exploité par des sociétés bien connues telles que DFDS, Royal Caribbean Cruises et Thomson Cruises au cours de ses 36 années de vie.

Ce troisième trimestre a vu, sur les 113 navires mis au rebut, 79 navires envoyés sur les « plages » indiennes.

 

Le changement de pavillon, spécialité européenne

Les Européens, allemands et grecs en tête, portent une lourde responsabilité puisqu’ils fournissent chaque année peu ou prou 40% des quelque 1 000 navires mis au rebut. Européens ou presque… car il n’est pas rare — autant dire il arrive souvent — que ces bâtiments changent de pavillon au cours de leur dernière traversée (la base de données Equasis est éclairante à cet égard), le dépavillonnement étant fort utile pour échapper aux conventions internationales de contrôle des navires et vendre à des chantiers peu regardants. En 2017, 181 navires appartenant à l’Europe se sont retrouvés échoués en Asie et seuls 18 naviguaient encore sous pavillon européen…

 

Une législation hésitante

Depuis des années, la problématique est prise en compte mais aucune législation en vigueur n’existe pour réguler ce marché. Un règlement international visant « un recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires » existe pourtant. La convention de Hong Kong a été adoptée en 2009 mais reste lettres mortes, faute du quorum de ratification atteint, fixé à 15 États représentant au moins 40 % de la flotte mondiale de navires de commerce. La France*, qui venait alors d’être jetée en pâture à la vindicte populaire par les ONG pour avoir envoyé son vieux porte-avions Clémenceau bourré d’amiante à l’autre bout du monde, fait partie des six premiers signataires**.

 

Six sites agréés en Europe

Par ailleurs, un règlement européen de novembre 2013, qui doit s’appliquer au plus tard le 31 décembre 2018, vise aussi à garantir le recyclage des navires ressortissants d’un État membre européen dans des installations dites « sûres » car agréées. Cette liste se limite pour l’heure à 21 sites (dont 4 en France***) parmi lesquels on trouve les références du secteur, tels Galloo (Gand), Harland and Wolff (Belfast), Able UK (Hartlepool) ou Keppel Verolme (Rotterdam). Une petite trentaine de candidats attendent encore de connaître leur sort. Or voilà, si l’Europe possède des infrastructures respectant les conventions internationales, elles absorbent tout au plus 3 % des bateaux en fin de vie. Concurrence tarifaire oblige, les pays asiatiques restent les destinations les plus compétitives, avec 80 à 90 % de parts du marché de la démolition.

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La question qui dérange…

Dans ces contrées, les armateurs et/ou propriétaires des navires de commerce à désosser (les grands navires d’État sont démantelés en Europe) peuvent espérer récupérer entre 350 et 400 € par tonne de fer, contre à peine 100 € sur les rares chantiers européens, soit un différentiel qui peut aller jusqu’à 3 M€ sur un navire.

Les propriétaires sont-ils prêts à utiliser les sites agréés (et à payer !) pour verdir leur démolition ? Il suffit de compter le nombre d’armateurs européens parmi les clients des chantiers navals basés en Asie du Sud qui se sont mis en conformité avec la convention de Hong Kong (ils seraient 70 en Inde).

 

Qui paiera le surcoût ?

Bruxelles a un temps pensé (puis remis à plus tard) à soumettre les navires commerciaux de plus de 500 t, quel que soit leur pavillon, à un prélèvement de 0,05 €/t à chaque escale dans un port européen, ou à une taxe annuelle de 2,5 euros /t pour les bateaux qui accostent régulièrement. Taxe qui serait remboursée au dernier propriétaire à condition que son recyclage soit réalisé dans une installation approuvée par l’UE.

L’approche de l’échéance, qui rend obligatoire le recyclage des navires en fin de vie dans l’UE, tend de plus en plus les relations. Un nouveau rapport des ONG Shipbreaking Platform et Transport & Environment (T&E) a relancé récemment les hostilités, ses auteurs dénonçant notamment « faux-fuyant », et « déclarations fallacieuses » sur les capacités, jusqu’à sous-entendre que les armateurs font pression pour retarder la mise en œuvre du règlement ou « ajouter à la liste de l’UE des installations inférieures aux normes ».

Les armateurs européens indiquent en effet un problème de disponibilité des installations agréés par l’Europe qui ont par ailleurs une forte activité dans la réparation navale et les travaux en mer. Selon les derniers chiffres publiés par l’Association des armateurs de la Communauté européenne (ECSA), la liste communautaire des installations de recyclage de navires agréées aurait une capacité d’environ 300 000 tonnes.

Craignant un manque de capacité, les armateurs demandent une extension de la liste des chantiers à agréer voire de continuer à envoyer des navires le long des côtes d’Alang en Inde ou de Chittagong au Bangladesh : « Lorsque des installations non communautaire, telles que les installations indiennes, sont jugées conformes aux exigences, elles devraient être incluses dans la liste de l’UE », indique-t-elle.

 

L’effet Chine ?

En attendant, cela bouge… ailleurs. La Chine a rejoint les partisans de l’ « écologisation » de la démolition des navires. À en croire les déclarations du président Xi Jinping lors du 19e congrès quinquennal du Parti communiste chinois,

stigmatisant l’industrie polluante du démantèlement des navires. Les licences d’exploitation de tous les chantiers, à l’exception de 2 ou 3, ont d’ores et déjà été suspendues.

Reste l’enjeu : relancer une industrie (européenne) à la peine. Le Conseil économique et social (Cese) préconisait, dans un rapport sur « La Politique européenne de transport maritime au regard des engagements climat », de s’« adosser au Plan Juncker pour promouvoir les investissements privés dans ce secteur ». Le retour sur expérience montrerait que les pays possédant un plus grand nombre de chantiers sont les plus vertueux. Le Danemark, qui compte trois grands chantiers de recyclage, aurait permis le recyclage de 56 navires au cours des trois dernières années contre 11 en Belgique qui n’en compte qu’un seul…

Pas assez de chantiers agréés
C’est du moins ce que soutiennent les chantiers asiatiques et l’association européenne des propriétaires de navires. L’augmentation en flèche du nombre de bateaux démontés interpelle en effet. Il est par nature variable car directement lié à la santé économique mondiale : ainsi l’inventaire des bateaux démolis dans le monde réalisé par Shipbreaking Platform recensait 1 254 navires en 2012 soit 20 à 30 % de plus qu’en 2011 (effet du retrait progressif des pétroliers à simple coque) contre 1 026 en 2014 et seulement 835 en 2017. Mais la crise de surcapacité, la concentration des armements, l’élargissement du canal de Panama qui a rendu obsolète une partie des navires…, sont autant de facteurs ayant accéléré la « mise à la casse ». En 2006, la moyenne d’âge des porte-conteneurs démolis était d’environ 28 ans. Il n’était plus que de 20 ans en 2016. Cette année-là, 27 % du tonnage mondial ont été mis au rebut. La réglementation 2020 sur les carburants à faible teneur en soufre (lire l’article consacré à ce sujet le mois passé) risque de condamner prématurément un certain nombre de navires. De même, tous les analystes prévoient une année 2018 record de navires pétroliers en démolition, en raison de la mauvaise passe du transport pétrolier, avec des prix et des marges en berne.

 

* Dans sa loi de Transition énergétique, la France impose aux propriétaires d’un navire battant pavillon français d’avertir les autorités des modalités de démolition de ses navires.
**Norvège (2013), République du Congo (mai 2014), France (juillet 2014), Belgique (mars 2016), Panama (septembre 2016) et Danemark (juin 2017).
*** Démonaval Recycling (76), Gardet & de Bezenac Recycling (76), Grand Port maritime de Bordeaux (33) et Les Recycleurs bretons (29).