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L’éclap veut changer le monde par le jeu

Par Maëva Danton, le 21 octobre 2020

Journaliste

Planète Déconnexion, un jeu sur l'addiction aux écrans, à destination des enfants @Nelly-Kim-Chi

À Marseille, cette toute jeune association conçoit des jeux pour créer du lien et sensibiliser à divers sujets de société. S’adressant à un public d’une grande diversité (détenus, enfants, ingénieurs …), elle est convaincue que le jeu de société peut libérer la parole, rapprocher les personnes et interpeller. Tout en apportant à nos vies un peu de légèreté.

« Tu t’es cru sur Tripadvisor pour me donner une note ? » « Tu dirais la même chose à ta mère ? » « Oui j’ai mes règles. D’ailleurs je vais vider ma cup, tu en veux un verre ? » Voilà un petit florilège des répliques proposées par Moi c’est madame, un jeu qui veut vous apprendre à riposter aux remarques sexistes.

Le principe est simple : à chaque tour, un joueur adresse une attaque sexiste à un ou à l’ensemble des joueurs. La ou les personnes visées peuvent répondre, soit en improvisant, soit en utilisant une des cartes entre leurs mains. À la fin, ni gagnant ni perdant. Mais chaque joueur se voit attribuer un profil de warrior féministe.

Avec son esthétique très « girl power » et ses couleurs aussi tranchantes que ses ripostes, le jeu a rencontré un fort succès dans le cadre de sa campagne de lancement sur Ulule, avec 2 354 préventes pour un objectif de 500.

L’éclap, la petite association qui veut changer le monde par le jeu 1
De haut en bas, de gauche à droite Mathilde Gardien, Elsa Miské, Axelle Gay et Sophie Ventola

« Pour les femmes, c’est l’occasion de raconter des choses qui leur sont arrivées car c’est parfois difficile de parler de cela de but en blanc », constate Axelle Gay, co-créatrice du jeu et directrice de l’éclap qui l’a édité. « Cela leur permet aussi de s’entraîner et de gagner en répartie. Quant aux hommes, ils prennent davantage conscience du sexisme et veulent s’allier pour faire bouger les choses. Mais ce n’est pas un jeu qui entend faire la morale, les gens sont surtout contents de passer un bon moment ».

Sensibiliser et créer du lien, c’est l’essence même de l’éclap qui signe avec Moi c’est madame sa toute première édition. Créée en mai 2020, cette association installée à Coco Velten est née des parcours de trois femmes. Axelle Gay, qui coordonne le projet, est graphiste didactique, game-designer et illustratrice. Elle a travaillé plusieurs années dans la création de jeux pour la formation (bonus). Mathilde Gardien, la présidente, est une fine connaisseuse du milieu associatif puisqu’elle a co-dirigé Marseille Solutions. Quant à la troisième fondatrice, il s’agit de Sophie Ventola, une professeure des écoles convaincue des vertus pédagogiques du jeu.

 

Le jeu : un outil tout public

Ensemble, elles veulent développer « des outils ludiques, des ateliers et des formations participatives qui valorisent le lien social, la tolérance et la créativité », auprès d’un public le plus diversifié possible.

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Dans le quartier de la Porte d’Aix, une installation ludique pour aider les habitants à s’approprier leur quartier @atelier Aïno

« Nous organisons chaque semaine des animations à la prison des Baumettes », explique ainsi Axelle Gay. « On leur fait découvrir de nouveaux jeux pour travailler ensemble, on stimule leur créativité en leur proposant de créer leur propre jeu de cartes … ». Les jeux sont aussi parfois le support de débats, complétés par une vidéo sur le sujet. Mais l’essentiel est de « passer un bon moment, de leur permettre de s’évader un peu. Dans les prisons, le jeu est un moyen de dépasser les barrières. Par exemple, avec Dixit (jeu de cartes censé susciter l’imagination, ndlr), ils en viennent à parler d’eux sans trop en dire. Le jeu permet de voir l’autre sous un jour différent ».

L’éclap travaille également avec une entreprise spécialiste de la formation pour qui elle a conçu un jeu sur l’empreinte carbone, ou encore avec des habitants et acteurs du quartier de la Porte d’Aix, s’invitant dans la vie démocratique : « Avec l’agence d’architecture Aïno, on a mis en place une installation ludique avec les enfants de la maison pour tous Kléber. Le but était de remettre de l’interaction sur la place, de permettre aux habitants de se l’approprier, mais aussi de motiver les institutions à enfin ouvrir le parc », celui-ci ayant été fermé deux mois après son ouverture en raison de rixes.

 

Après Moi c’est madame, place à Planète déconnexion

Et c’est à des enfants que s’adresse le prochain jeu qu’espère éditer l’association : Planète déconnexion. Il s’agit d’un memory dans lequel il faut retrouver deux situations similaires (dîner en amoureux, bébé en poussette …), à ceci près que sur l’une d’entre elles, un écran a été ajouté aux dépens de la convivialité et/ou de la santé. Attention cependant à ne pas dévoiler les trois cartes « data centers », au risque de faire surchauffer la planète, signifiant la fin de la partie. « On a choisi le format du memory car on sait que les écrans ont un gros impact sur la mémoire ». L’association espère mettre ce jeu en production d’ici la fin d’année grâce à un nouveau crowdfunding prévu en novembre.

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Moi c’est madame, le premier jeu édité par l’éclap, pour s’entraîner à riposter aux attaques sexistes @MoiC’estMadame

Sexisme, addiction aux écrans, empreinte environnementale… Les sujets d’inspiration ne manquent pas. L’éclap envisage notamment de créer des extensions de Moi c’est Madame pour l’adapter aux plus jeunes et aux personnes LGBTI+. « J’aimerais aussi traiter de l’agriculture urbaine et des handicaps invisibles : les maladies psychiatriques et auto-immunes, la dyslexie… Cela a un impact important sur le quotidien des gens mais on les traite comme n’importe qui. L’idée serait de penser à la manière de mieux les intégrer dans le monde du travail ».

Dans tous les cas, l’éclap fait le choix de la coopération en s’appuyant sur des associations expertes de chaque domaine. Moi c’est madame a ainsi été conçu avec Elsa Miské du podcast Yesss (bonus). Quant à Planète déconnexion, il a été réalisé avec l’association marseillaise Lève les yeux, qui alerte sur les effets néfastes des écrans. « Ce que l’on apporte à ces partenaires, c’est notre compétence en ludification de sujets pour les rendre inclusifs et accessibles ».

 

Une dimension humaine essentielle

Car si le jeu ne se substitue pas à une formation, il a la vertu de titiller la curiosité et de faciliter la pédagogie, tout en tissant du lien entre les personnes. Une vertu chère à Axelle Gay. « On me demande parfois : ‘à quand une version numérique de Moi c’est madame ?’ Peut-être qu’on le fera étant donné le contexte sanitaire, mais la dimension humaine et sociale me semble essentielle. C’est dans l’échange que l’on apprend et que l’on évolue ».

Ce n’est pas un hasard si le jeu de société a rencontré un certain succès pendant le confinement, notamment les versions digitales qui ont permis de faire jouer ensemble des membres d’une famille ou des amis tenus à distance. « On a tendance à penser que le jeu est réservé aux enfants. Mais quand on travaille beaucoup, on se ferme sur soi et notre vie est régie par une liste de tâches à accomplir. Le jeu permet de prendre du recul et de mettre un peu de légèreté dans notre vie ». Et les Français en ont bien conscience puisque le pays est le premier consommateur de jeux de société en Europe, avec un chiffre d’affaires de 578 millions d’euros annuels et une croissance de 10% par an depuis six ans. « Malheureusement, quand on parle de jeux à message comme ceux que l’on propose, les maisons d’édition sont assez frileuses », de peur qu’ils ne soient pas assez divertissants.

Qu’à cela ne tienne, la petite association entend bien se faire entendre, quitte à sortir des circuits classiques de distribution. Alors qu’elle s’attelle actuellement à la commercialisation de Moi c’est madame, elle cible les magasins de jeux et les librairies. « On pourrait très bien le trouver dans le rayon sciences humaines où l’on trouve de plus en plus de coins féministes. Ce serait un bon complément aux livres sur ce sujet car ce n’est pas qu’un jeu. Il porte un message fort et est complémentaire à un podcast. C’est un outil hybride ».

L’éclap espère ainsi le voir en bonne place sur les étals d’ici la fin d’année. Bien déterminée à rebattre les cartes du jeu de société. ♦

 

* Le FRAC Provence parraine la rubrique société et vous offre la lecture de cet article *

 

Bonus [pour les abonnés] Qui est Axelle Gay ? – Quels financements publics ? – Moi c’est madame et le podcast YESSS

  • Qui est Axelle Gay ? – Arrivée à Marseille en 2016, cette graphiste didactique a une ambition, celle de transmettre des messages par le jeu. Elle rencontre Eludi Productions, une Scop hébergée à la Ruche, qui utilise le jeu pour faciliter les apprentissages. Elle y travaille deux ans durant. En 2018, la Scop s’éteint mais Axelle Gay ne veut pas s’arrêter là et planche sur un projet qui lui permettrait de transmettre les messages auxquels elle tient. En 2019, elle devient formatrice en milieu carcéral pour l’association Urban Prod. C’est ensuite qu’elle met sur pied l’éclap, accompagnée par ses deux acolytes.

 

  • Cap sur les financements publics – L’association étant très jeune, elle se finance pour l’heure par financements participatifs pour éditer ses jeux. Le crowdfunding lancé pour Moi c’est madame a par ailleurs permis d’offrir le jeu à diverses associations, mais l’ambition est à terme de toquer aux portes des institutions publiques. « Nous ne l’avons pas encore fait car elles font peu confiance aux associations naissantes. Mais on déposera peut-être un dossier pour l’extension de Moi c’est madame puisqu’il existe des budgets dédiés aux actions en faveur des LGBTI+ ».

 

  • Moi c’est madame, un jeu inspiré du podcast YESSS – Conçu en 2018 par trois Marseillaises, ce podcast « de warriors » comme elles le définissent, diffuse les témoignages de femmes qui ont réussi à répliquer à des attaques sexistes. Ces répliques, comme les attaques qui les ont provoquées, sont celles que l’on retrouve dans « Moi c’est madame ». Le jeu a également adopté la même identité visuelle que le podcast.

 

  • (Re)lire notre article du 19 novembre 2019 sur cette émission féministe de webradio qui donne la parole à des femmes ordinaires qui racontent leurs petites victoires du quotidien contre le sexisme. Yesss !

Balance ton Yesss !