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L’Enseignement Moral et Civique, un champ de débats

Par Marc Rosmini, le 5 avril 2021

Agrégé de philosophie

Régulièrement, les professionnels de la politique et des médias et, plus globalement beaucoup de Français, semblent se passionner pour l’EMC (Enseignement Moral et Civique, selon la terminologie officielle). La dernière poussée de fièvre (éphémère, comme les autres) a suivi le meurtre de Samuel Paty par un assassin se revendiquant de l’islam.

 

L'Enseignement Moral et Civique, un champ en débat
Marc Rosmini @ DR

Outre la tristesse et le dégoût inspiré par cet acte atroce, les enseignants qui, sur le terrain, travaillent la question de la citoyenneté, ont dû subir un flot de discours particulièrement indigestes. Beaucoup de commentateurs, souvent sans avoir jamais travaillé avec des élèves ni conduit une séquence pédagogique, discouraient très doctement sur ce qu’il convient de faire, en classe, en matière de formation à la citoyenneté. Les cibles étaient en général désignées sans hésitation, et la voie à suivre exposée avec fermeté. Nous avons été nombreux, parmi les enseignants qui pratiquent l’EMC, à ressentir comme une violence symbolique ces discours dogmatiques, non questionnés, prétentieux, et largement déconnectés de la réalité. Au nom des collègues avec lesquels j’ai eu l’occasion d’échanger, et en tant qu’animateur du groupe de formateurs en EMC de l’Académie d’Aix-Marseille, je voudrais aborder dans cette chronique six questions :

  • A-t-on de bonnes raisons de s’interroger sur la sincérité des discours, notamment de beaucoup de discours politiques, prétendant accorder une grande importance à l’EMC ?
  • Les publics ciblés par les discours dominants menacent-ils vraiment la République, et sont-ils les seuls à le faire ?
  • La « République » et les « valeurs républicaines » sont-elles des idées claires ?
  • Existe-t-il un consensus sur ce que doit être l’éducation à la citoyenneté, notamment à la laïcité ?
  • Quels sont les types de formation que les enseignants réclament en matière d’EMC ?
  • Enfin, que convient-il de faire en classe pour éviter d’être contre-productif ?

 

A-t-on de bonnes raisons de s’interroger sur la sincérité des discours, notamment de beaucoup de discours politiques, prétendant accorder une grande importance à l’EMC ?

Il est toujours difficile de juger de la sincérité d’autrui. Néanmoins, si la priorité des gouvernants était de donner à chacun la possibilité d’exercer pleinement sa citoyenneté, cela pourrait se constater concrètement. Je ne prendrai pas le temps d’évoquer nos institutions, qui relèvent beaucoup plus d’une « démocratie d’autorisation » que d’une « démocratie d’exercice ». Je n’évoquerai pas non plus le peu de temps que nombre d’élus (il faut bien sûr saluer les exceptions) consacrent au dialogue avec les administrés (notamment les plus jeunes), au débat, à la reddition de comptes, etc. Pour se limiter à ce qui se passe à l’école, on peut tout d’abord constater le peu de moyens alloués à l’EMC. Au collège et au lycée, par exemple, les programmes prévoient une heure toutes les deux semaines pour chaque classe (donc, grosso modo, 16 ou 17 heures par an). Souvent, dans les établissements, l’EMC est considérée comme une variable d’ajustement : cette demi-heure hebdomadaire est attribuée à des enseignants en fonction des heures qu’ils doivent effectuer, sans qu’ils aient nécessairement le projet ou l’envie de travailler sur ces thématiques. D’ailleurs, de nombreux enseignants avouent qu’ils utilisent cette heure pour continuer leurs programmes disciplinaires (d’histoire-géographie, de SES, etc.). De ce fait de nombreux élèves ne font jamais d’EMC (vous pouvez le vérifier par vous-même en interrogeant des adolescents autour de vous). Ainsi, dans l’esprit de beaucoup d’élèves, de parents, et d’enseignants, l’EMC représente une sorte de gadget, de « machin » sans importance ni conséquence. Durant les conseils de classe, la plupart du temps on n’en parle même pas. Il est ainsi très clair que l’école fournit beaucoup plus d’efforts pour produire des travailleurs et des consommateurs que des citoyens, et qu’aucune décision politique majeure n’a tenté de rééquilibrer significativement cette tendance. Lorsqu’un événement tragique se produit la société s’agite, les membres du gouvernement affirment qu’ils accordent beaucoup d’importance à la formation citoyenne, ils font quelques effets d’annonce puis, très vite, c’est le retour du business as usual.

 

Les publics ciblés par les discours dominants menacent-ils vraiment la République, et sont-ils les seuls à le faire ? 

Outre le fait que l’on a de bonnes raisons de douter de leur sincérité, les discours dominants sur l’enseignement civique posent question quant aux cibles qu’ils désignent. Lorsqu’il s’agit de « réaffirmer les valeurs de la République », la plupart du temps, un public est prioritairement visé : les jeunes musulmans, non blancs, vivant dans des quartiers populaires. Dans un ouvrage titré de manière volontairement provocatrice La Guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque, Ruwen Ogien analyse le processus par lequel certains discours ont construit un ennemi intérieur : les jeunes de milieu populaire, majoritairement noirs ou arabes et musulmans, qui sont identifiés à la catégorie de « ceux qui ne respectent pas les valeurs de la République ». Ogien décrypte ces discours, à la fois martiaux et nostalgiques, qui prospèrent « sur le fond d’une description effrayante de la vie quotidienne dans les établissements scolaires des quartiers populaires » (p. 42).

J’ai eu personnellement l’occasion de constater comment s’alimente le biais de confirmation sur ce sujet. Quelques semaines après le meurtre de Samuel Paty, BFMTV m’a contacté afin de m’interviewer à propos d’un documentaire en cours d’élaboration concernant la progression des idées islamistes à l’école. Ils souhaitaient que je leur parle des difficultés que je rencontrais avec les « élèves musulmans », des tensions, des contestations d’enseignement, etc. C’est mon expérience vécue qui, me dirent-ils, les intéressait. Lorsque je leur ai expliqué que, en vingt-cinq ans de carrière, j’avais eu de très nombreux élèves disant être musulmans, mais que je n’avais jamais rencontré de difficultés particulières avec eux, j’ai compris que je ne serais jamais interviewé. Visiblement, ce que j’aurais voulu expliquer devant les caméras (notamment, les ambiguïtés du concept de « contestation d’un enseignement ») ne correspondait pas à ce qu’ils cherchaient.

 

Évidemment, il n’est pas question de nier que le fanatisme islamiste est une réalité très inquiétante, qu’il produit des formes diverses de violences en France et ailleurs, et qu’il peut parfois atteindre l’école. Ce qui est toutefois étrange, c’est que la focalisation générale non seulement sur les djihadistes mais plus globalement sur « les musulmans » tend à occulter de multiples autres façons de « ne pas respecter les valeurs de la République ». Les familles à fort capital social et économique, qui mettent tout en œuvre pour cultiver l’entre-soi et pour protéger leurs enfants de tout contact avec les jeunes de milieu populaire, respectent-elles les idéaux de fraternité et d’égalité ? Les élèves (on en trouve de tous milieux sociaux, de toutes confessions et de toutes couleurs) qui ne jurent que par l’argent, la consommation ostentatoire et la concurrence sauvage respectent-ils l’idéal républicain d’intérêt général ? Les jeunes gens (là aussi, de toutes origines et de tous milieux) véhiculant des stéréotypes sexistes, homophobes et racistes respectent-ils les « valeurs de la République » ? Bizarrement, lorsqu’il s’agit d’éducation civique, voire de rééducation musclée, c’est la figure du jeune musulman des cités qui s’impose, et aucune autre. Pourtant, de nombreux chercheurs jugent par exemple que le séparatisme des « élites », notamment des plus riches, constitue un problème majeur pour le pacte républicain. Je vous conseille vivement, à ce propos, une tribune publiée par Le Figaro : « La sécession des « élites » ou comment la démocratie est en train d’être abolie ».

Par conséquent, l’EMC devrait être considérée comme une priorité aussi bien pour les élèves des classes les plus privilégiées que pour ceux des classes les plus défavorisées, en passant par l’ensemble des nuances du spectre social. Toutes et tous en ont également besoin.

 

La « République » et les « valeurs républicaines » sont-elles des idées claires ?

Les discours dominants présentent une autre faiblesse lorsqu’ils évoquent « la République » et les « valeurs républicaines » comme des évidences. Ces expressions sont supposées avoir un sens clair et non problématique. Or, il n’en est rien. Par exemple, les concepts de « liberté » et d’ « égalité », présents dans la devise française, ont fait et font l’objet d’interprétations philosophiques et politiques diverses, et même parfois opposées. À quelles conditions la fiscalité est-elle conforme à l’idéal d’égalité ? Faut-il ou non limiter la liberté religieuse ? Quelle forme d’égalité juridique doit-on donner aux Français et aux étrangers vivant sur le sol français ? Doit-on ou non revendiquer (en matière de fin de vie, de gestation pour autrui, de transformations de son corps, de consommation de drogues, de transfert d’organes, de commerce du sexe…) une totale liberté pour soi-même ? À propos de ces différents sujets, il est clair qu’il n’existe aucun consensus entre ceux qui se revendiquent comme « républicains ». Ainsi, il ne suffit pas d’exhorter à l’ « adhésion aux valeurs de la République » pour que toute tension disparaisse. Rappelons également que l’on a le droit, en France, de ne pas être « républicain » : ni les mouvements monarchistes ni les groupes anarchistes, pour ne prendre que ces deux exemples, ne sont interdits.

Afin de comprendre à quel point les concepts de « République » et de « républicain » doivent être abordés de manière problématisante et non dogmatique, on peut parcourir un texte qui pousse son raisonnement jusqu’à ses ultimes conséquences. Il est signé du Marquis de Sade et est titré « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ».

Sade y pose un principe : la République ne pourra s’édifier qu’à partir d’une éradication de la religion en général, de la religion chrétienne en particulier, et de son influence sur les mentalités. La religion est selon lui incompatible avec le « système de la liberté ». Il faut donc tout mettre en œuvre pour détruire celle qui a dominé la France depuis des siècles, en fondant et soutenant la monarchie absolue. « Qu’on examine avec attention les dogmes absurdes, les mystères effrayants, les cérémonies monstrueuses, la morale impossible de cette dégoûtante religion, et l’on verra si elle peut convenir à une République », écrit-il. L’idéal républicain doit donc, par exemple, inciter les citoyens à s’introduire dans les lieux de culte lors des cérémonies pour s’en moquer bruyamment. Par ailleurs, au nom de l’égalité, Sade encourage les pauvres à voler les riches, à partir d’une critique acerbe de l’idée de propriété privée.

 

« Or je vous demande maintenant si elle est bien juste, la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout ? (…) Quel intérêt celui-ci a-t-il à votre serment ? Et pourquoi voulez-vous qu’il promette une chose uniquement favorable à celui qui diffère autant de lui par ses richesses ? Il n’est assurément rien de plus injuste. Un serment doit avoir un effet égal sur tous les individus qui le prononcent ; il est impossible qu’il puisse enchaîner celui qui n’a aucun intérêt à son maintien, parce qu’il ne serait plus alors le pacte d’un peuple libre, il serait l’arme du fort sur le faible, contre lequel celui-ci devrait se révolter sans cesse ; or c’est ce qui arrive dans le serment du respect des propriétés que vient d’exiger la nation, le riche seul y enchaîne le pauvre, le riche seul a intérêt au serment que prononce le pauvre. » En ce qui concerne les structures de la parenté, Sade considère qu’un régime ne sera vraiment républicain que s’il abolit non seulement le mariage (héritage de la religion dont il faut se défaire, et absurde engagement à la fidélité) mais aussi la famille. Partant du principe que la nature a doté les femmes comme les hommes de désirs sexuels impérieux, Sade prône une sexualité débridée qui anéantira le concept de paternité, puisqu’on ne pourra jamais savoir qui est le géniteur d’un enfant. Cette incertitude aura d’excellents effets sur la citoyenneté : « qu’importe dans une république où tous les individus ne doivent avoir d’autre mère que la patrie, où tous ceux qui naissent sont tous enfants de la patrie. »

 

Il n’est pas certain que l’ensemble des personnes qui aujourd’hui se réclament des idéaux républicains suivraient Sade dans ce programme. Envisager des thèses aussi radicales permet en tous cas de prendre conscience que les « valeurs républicaines », notamment et surtout la liberté et l’égalité, ne sont pas des essences éternelles, mais des objets de débats pratiques et théoriques.

 

Existe-t-il un consensus sur ce que doit être l’éducation à la citoyenneté, notamment à la laïcité ? 

Le caractère problématique des principes et des valeurs se traduit nécessairement sur un plan pédagogique. Si l’on ne veut pas que l’EMC se réduise à un catéchisme, voire à une forme d’endoctrinement, il convient de se méfier des approches éducatives postulant qu’il suffirait d’exhorter les élèves à l’adhésion (aux « valeurs », à la République, à la nation, voire à la patrie) pour former de « bons citoyens ». Ce serait une erreur conceptuelle d’essentialiser l’idée de « citoyenneté », de la même manière que celle de « République ». On peut se référer ici au livre de Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, dans lequel la politologue expose plusieurs conceptions de cette idée. Cette diversité est certes relative à l’histoire et à la géographie mais, dans une même société et à une même époque, des débats ont toujours lieu sur ce que serait le meilleur modèle de citoyenneté. Il serait très inquiétant que tous les membres d’une nation partagent exactement la même conception dogmatique de la démocratie, de la République, de la loi.  Dominique Schnapper distingue donc différentes conceptions de la citoyenneté, qui méritent d’être débattues. Par exemple, la figure du « bon citoyen » pourra désigner soit celui qui se plie docilement et mécaniquement aux lois, soit celui qui adopte une posture critique envers le droit positif afin de le rendre toujours plus juste. Par ailleurs, certaines conceptions privilégient une relation directe et transcendante entre la République et le citoyen, alors que d’autres accorderont plus de valeur au pluralisme, à la négociation, et aux multiples « corps intermédiaires ».

Les programmes d’EMC engagent parfois à ce travail de problématisation. Dans le programme des classes de première, nous sommes par exemple invités à réfléchir avec les élèves sur le développement de formes de défiance vis-à-vis des institutions et des différentes formes de représentations politiques et sociales. D’autres fois, c’est aux enseignants qu’il revient d’introduire du questionnement par rapport à ce qui est prescrit. Le Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018 engage ainsi les professeurs à enseigner une morale qui « repose sur la conscience de la dignité et de l’intégrité de la personne humaine, qu’il s’agisse de soi ou des autres ». Or l’idée de « devoirs moraux envers soi-même » n’a rien d’évident, et ce sujet divise, notamment, les philosophes. Il serait paradoxal de suivre à la lettre ces instructions et de proposer au baccalauréat, comme cela est déjà arrivé, le sujet « Avons-nous des devoirs envers nous-même ? ».

En matière de fausses évidences, le thème de la laïcité est sans doute aujourd’hui le plus sensible. Beaucoup de ceux dont la parole est relayée par les grands médias et qui exhortent les professeurs à « défendre la laïcité » tiennent des discours qui, au lieu de clarifier les idées, les obscurcissent. Très souvent, ils s’éloignent du texte de la loi de 1905, par exemple lorsqu’ils présentent le port du voile par les femmes musulmanes comme étant, en soi, une entorse à la laïcité. On entend souvent dire, par exemple, que la laïcité consiste à « maintenir la religion dans la sphère privée ». Or les adjectifs « privé » et « public » ont dans notre langue plusieurs sens. Cette polysémie engendre des confusions, volontaires ou pas, à propos du concept de laïcité. « Privé » peut renvoyer soit à ce qui n’est pas administré par l’État soit à ce qui est intime, caché au regard d’autrui, secret. Par exemple, un centre commercial est un lieu public, mais il s’agit d’un établissement privé. À l’inverse, une chambre d’hôpital relève du service public, mais ce n’est pas un lieu accessible à tous. Or il n’est pas stipulé dans la loi de 1905 que la religion doive être cantonnée à la sphère des foyers et des lieux de culte, et encore moins à l’intimité de la conscience de chacun. La République reconnaît la dimension collective et sociale du fait religieux, notamment dans l’article 27 de la loi, qui autorise (sous conditions) l’organisation de processions et de cérémonies dans l’espace public mais pas, et la nuance est importante, dans les services publics, où toute expression religieuse est proscrite.

La cacophonie actuelle atteint souvent les salles de classe. Lorsqu’un élève regarde la télévision et que quelqu’un y affirme « vouloir défendre la laïcité », l’élève a du mal à savoir si le locuteur souhaite faire appliquer la loi telle qu’elle est en respectant son esprit, ou bien lutter contre les religions en général (ce qui ne correspond pas à l’esprit de la loi), ou encore limiter la visibilité des musulmans, voire combattre l’islam de manière plus globale. La liste est non exhaustive. Confusions, instrumentalisations, stigmatisations des croyants en général ou des musulmans en particulier, polémiques mal informées : dans ce contexte tendu, un certain nombre d’enseignants ressentent une réelle angoisse lorsque la société leur demande de faire de l’EMC et de défendre la laïcité dans leurs cours. L’assassinat de Samuel Paty a évidemment décuplé ces craintes.

 

Quels sont les types de formations que les enseignants réclament en matière d’EMC ?

Mon expérience de formateur en EMC, depuis quatre ans, m’a donné l’occasion de discuter de ces sujets avec un grand nombre de collègues. Tout d’abord, il convient, y compris avec les enseignants, de dissiper un malentendu : non, l’EMC ne relève pas uniquement de la responsabilité des enseignants d’histoire-géographie. Tous les professeurs, y compris ceux des sciences dites « dures », peuvent (et sans doute doivent) contribuer à cet enseignement nécessairement transversal.

 

L'Enseignement Moral et Civique, un champ de débatsC’est la raison pour laquelle notre groupe de formateurs en EMC comprend certes des professeurs d’histoire-géographie, mais aussi de sciences de la vie de la terre, d’éducation physique et sportive, de lettres, de sciences économiques et sociales, et de philosophie. La diversité des regards sur ces idées complexes que sont « l’accession de l’élève à une pleine citoyenneté », « les principes de la République » ou encore « la morale » est tout à fait essentielle. Nous intervenons dès lors toujours à deux ou trois formateurs auprès des établissements ; cette collégialité est essentielle. En effet, ce qui préoccupe les collègues, c’est avant tout la solitude du professeur face aux questions et remarques des élèves. Le face-à-face avec la classe peut révéler soit des lacunes en ce qui concerne la capacité à répondre aux élèves, qu’il s’agisse de la connaissance du droit positif ou de la capacité à le discuter et éventuellement à le légitimer, soit une trop grande subjectivité et émotivité. Les deux sont liés : un enseignant mal formé en EMC aura tendance, s’il n’interdit pas tout simplement aux élèves de formuler la moindre question ou opinion sur ces thématiques, à réagir en tant que personne, selon ses propres croyances, préjugés, convictions. Le risque que la discussion dégénère est alors grand, les élèves ayant l’impression qu’il s’agit d’une opposition horizontale entre leurs opinions et celles du professeur. Quant à la solution consistant à censurer la parole de l’élève, sur le mode « vous n’avez pas à dire ça », voire « ce que vous dites tombe sous le coup de la loi », elle peut également apparaître comme l’expression d’une certaine faiblesse. En effet, s’il est certes nécessaire d’informer un élève que ce qu’il exprime relève de thèses qui sont pénalisées, cela ne peut être suffisant dans un contexte pédagogique. De même qu’on ne lutte pas contre la fièvre en cassant le thermomètre, il semble difficile de déconstruire les préjugés si l’on refuse d’en prendre connaissance.

Par conséquent, les collègues réclament essentiellement deux types de formations. Les premières concernent des contenus (juridiques, historiques, philosophiques, sociologiques…) permettant de pouvoir répondre à certaines questions ou interpellations des élèves. Les secondes portent sur les modalités du débat, afin de ne pas censurer la parole sans pour autant prendre le risque d’être débordé à la fois par ses propres émotions et par l’expression des élèves.

Que convient-il de faire en classe pour éviter d’être contre-productif ?

Je ne pourrai pas être trop précis sur cette sixième question, cette chronique ne s’inscrivant pas dans le cadre d’une formation professionnelle. Par ailleurs, il n’existe évidemment pas de recettes miracles pour former de « bons citoyens » – nous avons déjà évoqué la plurivocité de cette expression. Je proposerai seulement quelques grands principes qui me semblent cohérents avec les arguments que j’ai proposés sur les cinq autres points, et qui sont peut-être susceptibles d’intéresser au-delà du corps enseignant.

Chaque année, afin de faire comprendre à mes élèves l’esprit dans lequel nous allons travailler, je commence mon cours d’EMC en écrivant cette question au tableau : « Quelles raisons aurions-nous de nous méfier de l’enseignement moral et civique ? ». Les réponses sont souvent instructives, et permettent de dissiper quelques malentendus : « On a l’impression que l’État veut nous rééduquer parce qu’il pense que nos parents ne nous ont pas transmis la bonne morale » ; « Le but, est-ce que c’est de nous imposer la morale de l’État ? » ; « C’est bizarre, le but de l’école est-il de dire ce qui est moral ou non ? » À partir de ces réactions, je tente de préciser l’approche qui sera la nôtre toute l’année, et qui relèvera davantage de la problématisation et de la mise en débat que de la transmission verticale de « valeurs ». C’est ce à quoi incitent les programmes officiels, selon lesquels « la discussion réglée et le débat argumenté constituent une modalité pertinente pour permettre aux élèves de comprendre, de se confronter, de justifier, d’argumenter et de mettre à distance des opinions au regard des savoirs. Ils peuvent ainsi mettre en perspective les valeurs qui régissent notre société démocratique. » Par ailleurs, l’article L511-2 du Code de l’Éducation garantit explicitement aux élèves la liberté d’expression, sans exclure la possibilité qu’ils évoquent, s’ils le souhaitent, leurs convictions religieuses.

 

Lorsqu’il s’agit de débattre en classe autour d’une question, la manière de formuler cette dernière est essentielle. Il s’agit d’éviter une manière de poser le problème qui conduirait l’élève à figer sa position, et à s’y enfermer. Par exemple, plutôt que de poser la question sous la forme « Pour ou contre (x) ? », il est plus prudent d’utiliser la formulation « De quelles connaissances avons-nous besoin pour forger notre jugement sur (x) ? » Cette façon de questionner évite de prendre le problème sous l’angle des opinions et des affects. Le travail consiste alors à répertorier et analyser les savoirs pertinents pour prendre position sur tel ou tel sujet. Par exemple, une réflexion sur l’homoparentalité supposera de s’informer sur les recherches psychologiques concernant les enfants vivant en famille homoparentales, sur les statistiques concernant leurs éventuels problèmes, sur les critères permettant d’élaborer ces statistiques, sur leur fiabilité, etc. L’élève sera donc conduit à passer d’un jugement moral spontané ou de pseudo-évidences (« les enfants élevés par un couple homosexuel ont nécessairement des problèmes ») à des recherches méthodiques et objectivées lui permettant d’éclairer son jugement.

Lorsqu’il s’agit de déconstruire un préjugé, il est par ailleurs important d’avoir présent à l’esprit que, la plupart du temps, l’élève hérite des stéréotypes véhiculés par sa famille et son milieu social. Le professeur doit lui éviter de se retrouver trop rapidement en porte-à-faux par rapport à ses proches, et d’être confronté à un conflit de loyauté qui pourrait s’avérer insoluble. Comment par exemple montrer l’absurdité du racisme sans vexer un élève dont les parents (cela existe dans tous les milieux sociaux, tous les types de quartier, etc.) tiendraient régulièrement des propos racistes ? Il y a là une difficulté majeure, et un risque d’être contre-productif. Lorsqu’il se sent agressé dans ses convictions et ses valeurs, l’être humain a tendance à s’y attacher encore plus. Cet effet pervers peut avoir pour cause un vocabulaire mal maîtrisé par l’élève mais parfois, aussi, par l’enseignant. Une critique de l’« islamisme » faite sans bien préciser le sens que l’on donne à ce concept (il en a plusieurs) pourra donner l’impression à tel élève musulman que le but de l’école est de l’éloigner de l’islam. De tels quiproquos sont très fréquents dans les classes. L’une des solutions possibles consiste à éviter toute essentialisation, à déployer les différents sens des termes que l’on utilise et à expliciter dans quelle acception on utilise un mot. Avec les formateurs du groupe EMC, nous avons ainsi créé des exercices destinés à clarifier les différentes significations de termes comme « antisionisme », « communautarisme », « islamophobie », « homophobie », etc. Ce travail de conceptualisation permet d’éviter les débats vains, ainsi que les propos d’élèves qui peuvent être interprétés comme inquiétants alors que, parfois, ils relèvent simplement de l’utilisation erronée d’un mot.

Ces erreurs sont explicables par l’âge des élèves (n’oublions pas que nous avons affaire à des esprits jeunes et en formation), par leurs lacunes éventuelles dans la maîtrise de la langue, mais aussi par l’influence de discours dominants dans les médias qui, on l’a vu, entretiennent volontairement des confusions pour des raisons idéologiques et/ou électoralistes. Ainsi, l’EMC se construit souvent, en classe, en opposition aux simplifications et instrumentalisations de ceux qui, pourtant, prétendent haut et fort lutter pour la promotion de l’éducation civique et des « valeurs de la République ». ♦