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Les neutrons, une « bombe » contre tous les trafics

Par Hervé Vaudoit, le 13 octobre 2020

Journaliste

Photo Jason Goh de Pixabay

Un nouvel outil mis au point par les experts en mesures neutroniques du CEA de Cadarache permet de détecter des matières dangereuses ou illicites dans les conteneurs de transport maritime en moins de 20 minutes. Ce scanner anti-trafics a été testé avec succès ces derniers mois par plusieurs services douaniers européens. Il pourrait être industrialisé rapidement et inclure une dose d’intelligence artificielle pour améliorer encore ses performances.

Les trafiquants d’armes, de drogues ou de produits toxiques risquent d’avoir bientôt le plus grand mal à poursuivre leurs coupables activités. Dans le cadre d’un vaste programme de recherche européen initié il y a une quinzaine d’années (1), les experts en mesures nucléaires du CEA de Cadarache et leurs partenaires ont en effet mis au point un système capable de détecter en quelques minutes des matières dangereuses ou illicites dissimulées dans un conteneur de transport maritime. L’opération est possible quelle que soit la nature de la cargaison et quelles que soient les quantités de matières suspectes cachées au milieu de cette cargaison, sans même avoir besoin d’ouvrir le conteneur.

 

Un scanner pour déterminer la cargaison

Développé par les chercheurs de l’institut IRESNE du CEA de Cadarache et leurs collègues du CEA de Saclay, cet outil baptisé C-BORD (pour Effective Container Inspection at BORDer Control Points) a subi une série de tests grandeur nature dans plusieurs ports européens. À commencer par Rotterdam, aux Pays-Bas, premier port d’Europe pour les marchandises et, à ce titre, l’un de ceux où les trafics sont les plus difficiles à déjouer sans information préalable. Les douaniers de Croatie et de Bulgarie, qui surveillent les entrées est de l’Union européenne, pourront également le tester sur leur territoire en conditions réelles, dans le cadre d’un nouveau projet (1).

Les neutrons, une « bombe » contre tous les trafics
Il faut 10 minutes pour installer le générateur neutronique (à gauche) près du conteneur à inspecter et 10 minutes supplémentaires pour analyser ce qu’il contient sans l’ouvrir. L’opération s’effectue sans personne autour du fait des risques d’irradiation. Photo © Douanes hollandaises -Rotterdam

Le principe de fonctionnement de ce nouveau système de détection non intrusif et non destructif repose sur les rayons X et la mesure neutronique. En clair, lorsqu’un conteneur doit être inspecté, on lui fait tout d’abord subir un scanner classique aux rayons X, afin de déterminer la « géographie » de la cargaison. À partir de là, les inspecteurs définissent des « zones cibles » suspectes qu’ils bombardent ensuite de neutrons, produits par un générateur neutronique. Les réactions de ces éléments constitutifs de l’atome (2) quand ils traversent la cargaison génèrent des rayonnements gamma qui sont alors analysés via un logiciel expert « made in Cadarache » qui permet de déterminer la nature des produits présents dans le conteneur.

 

Inspection en 20 minutes chrono

Lors de l’opération test conduite par les douanes hollandaises, des essais en aveugle ont été effectués sur des conteneurs préparés par les douaniers, dont les scientifiques ignoraient la composition. Une difficulté qui ne les a pas empêchés de détecter quelques kilos d’explosifs ou de drogues dissimulés dans des chargements de nature organique, métallique ou chimique. Le tout en moins de 20 minutes : 10 minutes pour installer l’outil et 10 minutes pour irradier le conteneur puis mouliner les données sur le logiciel expert.

Déjà très efficace en l’état, ce système devrait l’être encore plus d’ici quelques mois. Un nouveau programme de recherche européen (3) a en effet pour objectif d’améliorer son ergonomie et son confort d’utilisation, notamment en intégrant au logiciel expert des technologies d’intelligence artificielle développées par le CEA Saclay, capables d’affiner l’interprétation des mesures neutroniques et de combiner plus efficacement les résultats issus des différentes technologies d’inspection non intrusives.

Dans l’intervalle, les responsables de ce programme de recherche espèrent bien intéresser des industriels de la détection pour produire ce nouvel outil en série et en équiper les zones frontières les plus sensibles du territoire européen. L’objectif est non seulement de lutter contre les trafics, mais aussi contre les fausses déclarations en douane et les pertes de recettes fiscales qu’elles entraînent pour les pays concernés et l’Union européenne dans son ensemble. ♦

 

(1) : Ces études ont été réalisées dans un projet européen nommé « C-BORD » (pour Effective Container Inspection at BORDer Control Points). Piloté par le CEA dans le cadre du programme européen Horizon 2020, ce projet a pour objectif d’aider les douanes européennes à relever ce défi logistique et technique en combinant plusieurs méthodes d’analyses non-intrusives. C-BORD a été récompensé lors de la septième édition des Étoiles de l’Europe, le 10 décembre 2019.
(2) : Un atome est constitué d’un noyau autour duquel gravitent des électrons, chargés négativement en électricité. Ce noyau est lui-même constitué de protons, chargés positivement, et de neutrons, non chargés, en quantités équivalentes.
(3) Il s’agit du programme ENTRANCE – Horizon 2020, qui débute ce mois-ci et s’étalera jusqu’en 2023.

 

Bonus – Interview de Bertrand Pérot, expert international du CEA en mesures neutroniques.

 

« Un outil qui permet d’aller très loin dans l’analyse »

Expert international du CEA en mesures neutroniques, le physicien Bertrand Pérot travaille sur ce projet aux côtés de trois autres physiciens du CEA de Cadarache, en l’occurrence Clotilde Canot, Alix Sardet et Cédric Carasco. Il a accepté de nous livrer quelques détails sur cet outil qui risque de refroidir les ardeurs des trafiquants de tout poil.

Les neutrons, une « bombe » contre tous les trafics 2
Bertrand Pérot

Différencier des matières de natures différentes dans un conteneur en acier sans même l’ouvrir en le bombardant de neutrons, comment est-ce possible ?

C’est très simple : en traversant la matière, les neutrons provoquent des réactions de type nucléaire qui produisent un rayonnement gamma. C’est ce rayonnement qui est analysé par un spectromètre gamma et qui permet de différencier les « signatures » propres à chaque élément. Notre logiciel connaît ces signatures spécifiques et nous permet de savoir très précisément ce que contient un conteneur sans avoir à l’ouvrir et à l’inspecter physiquement.

On pourra donc bientôt scanner tous les conteneurs qui arrivent sur un port et mettre fin à tous les trafics ?

Ce n’est pas l’idée, car il est difficile d’envisager un contrôle individuel sur chacun des milliers de conteneurs qui entrent dans les ports chaque jour. L’outil qui a été développé dans le cadre de ce programme de recherche européen est ce qu’on appelle une technologie de 2e niveau, qui n’a donc pas vocation à être utilisée en première intention. Par exemple, quand un transporteur déclare une cargaison X ou Y et que les douaniers ont un doute sur sa sincérité, la première étape, c’est un scan du conteneur aux rayons X. Si le doute subsiste à l’issue de cette inspection de 1er niveau, notre système permet d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse et de vérifier si oui ou non la cargaison présente est conforme à celle déclarée par le transporteur.

Ce système fait désormais l’objet d’un second programme de recherche européen. Qu’est-ce que vous en espérez ?

L’objectif, c’est d’améliorer encore ses performances et d’automatiser au maximum les analyses pour rendre les données très facilement interprétables par les services des douanes. Il s’agit aussi de réfléchir à un système plus facile à déployer et capable d’effectuer une analyse plus rapidement, même s’il sera a priori difficile de descendre sous les 15 minutes pour un scan complet. Avant qu’une entreprise l’industrialise, on doit aussi essayer de monter son niveau de maturité (ou TRL, pour Technology Readiness Level) et démontrer sa fiabilité, son efficacité et sa sûreté.

Puisque vous parlez de sûreté, bombarder de neutrons une cargaison sans en connaître la nature, n’est-ce potentiellement dangereux pour le consommateur final ?

C’est sans danger pour les personnels s’ils sont suffisamment loin du générateur lorsqu’il fonctionne, mais déterminer les dimensions de la zone d’exclusion à prévoir pour garantir la sûreté du système fait effectivement partie des points que nous devons préciser. Nous devons également vérifier que l’irradiation n’aura pas d’impact négatif sur les cargaisons inspectées, notamment lorsqu’il s’agit de produits alimentaires, pour lesquels les règlementations sont souvent assez strictes, comme en France. Sans compter l’évaluation des coûts de fabrication et d’utilisation de cet outil.

Qui sont les partenaires associés à ce projet de recherche ?

Le CEA, bien sûr, avec avec nos collègues du CEA LIST à Saclay, plusieurs centres de recherche européens, l’université de Padoue, en Italie, qui a travaillé sur le générateur neutronique, des entreprises italiennes et croates, les services des douanes de plusieurs pays et les leaders mondiaux de la détection, Smiths Heimann et Bertin.