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Du baume au cœur de la société avec les Philosophes Publics

Par Nathania Cahen, le 14 avril 2023

Journaliste

À Marseille, Les Philosophes Publics se mettent à la portée de tous – détenus, soignants, fonctionnaires, habitants des cités sinistrées, contestataires, simples passants… Loin de l’entre-soi, ce collectif de profs de philo veut tisser du lien et du commun dans l’espace public. Et démocratiser cette discipline redoutée de beaucoup en attisant la curiosité et la réflexion.

 

On les croise sur la Canebière une fois par mois, lors des dimanches « Au bout, la mer ». Dans des débats de l’Université Populaire (UPOP) traitant aussi bien de liberté que de prison. Devant des écrans géants lors de séances ciné-philo. Dans la chronique dominicale « Du mistral dans les idées » du journal La Provence. Sur leur page Facebook, on voit encore qu’ils animent des ateliers à la prison des Baumettes. Qu’ils vont à la rencontre des Gilets jaunes ou des jeunes migrants. Ils ont même participé à une causerie Marcelle – c’était en 2019 à la Cité de l’Agri – avec leur roue des questions.

 

Co-philosopher sur le soin et l’entraide

Ils sont aussi partenaires d’Opera Mundi et de ses saisons de conférences. C’est dans ce cadre que je les ai récemment approchés. Le cycle en cours s’articule autour du « Prendre soin ». Forts d’une carte blanche, les Philosophes Publics ont décliné ce thème au fil de plusieurs entretiens intitulés « Le soin et l’entraide ». Puis en ont fait une restitution publique un samedi de mars, à La Fabulerie. Je me suis glissée sur un banc, parmi le public.

Les Philosophes publics 1
De gauche à droite, Isabella Bourrachot, Matthias Youchenko, Laurence Vaillant, Maïssa Fahla, Sandra Iché et, debout, Cécile Arnold d’Opera Mundi © Marcelle

Face à moi, une rangée d’intervenants, dont deux philosophes (Matthias Youchenko et Maïssa Fahla), une assistante sociale (Laurence Vaillant), une médiatrice Esper Pro et pair-aidante (Isabella Bourrachot) et une artiste (Sandra Iché).

Nos philosophes reviennent sur les travaux des semaines précédentes. Comment ils se sont rapprochés, au gré de leurs contacts et de leurs idées, de groupes d’usagers de la santé, de groupes de soignants. Qui, là où ils sont, militent et œuvrent pour l’inclusion et contre une société trop normative. Pour que les relations de soin ne soient pas des relations de pouvoir. Hasard des rencontres ? Il est beaucoup question de santé mentale. Mais aussi de pair-aidance (lire bonus), de bienveillance, confiance, rétablissement, singularité syndrome de Diogène, d’écoute, culpabilité…

Le modérateur, c’est Matthias Youchenko. « Le sujet de la santé mentale n’était pas voulu, précise ce prof de philosophie du lycée Fourcade, à Gardanne. C’est le hasard des rencontres, de nos contacts dans certaines structures (1)». Il observe encore : « Le résultat est tel que je l’imaginais : totalement étonnant. Quand il y a de la confiance, on est toujours surpris par les dons et paroles des personnes présentes, le plaisir de mettre en commun, de contribuer à une construction ».

 

♦ (re)lire : Avec Opera Mundi, comprendre les changements du monde

 

L’intuition mieux que l’injonction

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« Donner l’occasion à des pensées de se rencontrer » © Philosophes publics

Réflexions et témoignages se croisent : « Le care (terme anglais pour soin – Ndlr), une hyper attentivité qui fait un bien fou », « On accorde trop d’importance aux médecins, au détriment de l’intuition », « revoir l’injonction aux soins, comme s’il fallait toujours être souriant et en pleine santé », « rien sans nous car ce qui se fait sans moi se fait contre moi », « ce monsieur avait un cancer, mais sa préoccupation première était de trouver un logement », « le temps de faire éclore la confiance », « comment rendre le réel habitable »…

« Nous sommes juste des leviers, la pensée est déjà là, fascinante à découvrir, commente Maïssa Fahla, professeur de philo au lycée Victor Hugo, Marseille. On donne l’occasion à des pensées de se rencontrer ». Elle juge enrichissants ce pas de côté et cet autre public : « J’en retire énormément de choses. Et sur ce sujet en particulier, je suis fascinée par ce qu’on peut penser des soins comme pratique normative ».

Matthias Youchenko rappelle que la racine du mot philosophie est la philia, l’amitié : « C’est une certaine façon d’écouter, de se mettre au service de la pensée de l’autre, de prêter une épaule. Sans esquiver la polarité ».

Ces échanges leur ont donné envie d’aller plus loin, de rencontrer des infirmiers, des médecins. Des sages-femmes au contact desquelles on peut vivre une expérience relevant à la fois du politique et de l’intime.

 

♦ « Il est important de disposer d’outils critiques pour penser un monde en plein changement » – Cécile Arnold, Opera Mundi

Au départ, le Bataclan

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La « roue des questions » à une causerie Marcelle en 2019 © Marcelle

C’est une histoire particulière que celle des Philosophes Publics. Esquissée dans les années 2010 avec tout d’abord un « Réseau Philo » qui se réunit trois fois par an pour réfléchir à la pratique du métier. L’assemblée du 14 novembre 2015 est particulière : hasard du calendrier, elle se déroule au lendemain des attentats du Bataclan. « Tout le monde est laminé, on sait que le lundi nos élèves vont nous interpeller, notre ordre du jour bouleversé, se rappelle Marc Rosmini, agrégé de philo qui enseigne au lycée Artaud (13e). On se dit que la situation va se tendre, qu’il faut proposer d’autres manières de se rencontrer, de faire société. Et que la philosophie peut être une méthode avec ses outils, son attention aux mots ». Les Philosophes Publics sont nés.

Parmi la quinzaine de profs alors motivés par le projet, un certain nombre est déjà engagé : des ateliers avec des migrants ou des détenus, des cafés ou des cinés philo… Leur idée n’est pas de lénifier, mais d’organiser des débats, des exposés, des échanges. Autour des philosophes (qui sont toujours au moins deux, pour incarner la différence) et de personnes-ressources qu’ils ont pu solliciter. L’actualité est un fil rouge, de la contestation populaire (au-devant des Gilets jaunes, manifestants, mais aussi des policiers et des chefs d’entreprise) aux migrants, en passant par la solidarité – et récemment des ateliers sur ce sujet au fast-food solidaire l’Après-M.

 

Une facilité à occuper l’espace public

Mieux faire société avec les Philosophes Publics
Les Philosophes publics souhaitent participer à la construction de nouvelles façons d’être citoyens © PP

Leur présentation ne dit pas autre chose : « Notre objectif est de proposer une forme d’engagement politique en réaction aux diverses crises que traverse notre société, et suite aux événements insupportables de ces derniers mois. À notre échelle, et face aux passions tristes du ressentiment, de la peur et de la haine, nous souhaitons participer à la construction de nouvelles façons d’être citoyens, de vivre ensemble, de vivre en paix ». Cet engagement peut représenter pour certains jusqu’à 15 heures sup’ mensuelles.

« C’est un modèle assez unique en France, se félicite Marc Rosmini. On y trouve sans doute une dimension marseillaise : cette facilité à occuper l’espace public, à aborder les gens ». Tous sont bénévoles, et le collectif ne touche aucune subvention. ♦

(1) Just-Marss, le Groupe d’entraide mutuelle (Gem), le Cofor, notamment.

 

*La Fondation de France – Méditerranée parraine la rubrique Société et partage avec vous la lecture de cet article*

 

Bonus
  • La pair-aidance. Les personnes partageant le même type d’expérience sont appelées, en langage courant, des pairs/paires. Dans la santé mentale, l’entraide entre pairs s’est beaucoup renforcée ces dernières années. Elle se fonde sur le partage de l’expérience de chacune et de chacun. La personne échange avec les autres sur la compréhension de sa situation et la recherche de solutions aux problèmes qu’il ou elle rencontre.

L’entraide permet de sortir de l’isolement dans lequel la souffrance psychique peut enfermer. Cette dynamique rassure sur le fait que nous ne sommes pas seuls ou seules à vivre ou avoir vécu une telle expérience. Les échanges ouvrent la perspective d’un mieux-être ou d’un rétablissement possible.

Du baume au cœur de la société avec les Philosophes Publics
Au jardin partagé Saint-Julien @PP