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L’expo qui décortique la fabrication des territoires

Par Nathania Cahen, le 17 février 2023

Journaliste

Exposition La Clé des Champs à la Friche Belle de Mai © Julie Vandal

Taking the country’s side / Prendre la clé des champs, l’exposition qui vient de s’installer à la Friche Belle de Mai (Marseille), entend relater l’histoire de la relation entre Architecture et Agriculture et sa manière singulière de fabriquer le territoire. Conçue en 2019 par le philosophe Sébastien Marot pour la Triennale d’Architecture de Lisbonne, elle a depuis pas mal voyagé – Lausanne en 2020, Bruxelles à l’automne 2022…

 

Troisième étage de la Tour, un des espaces de la Friche Belle de Mai dédié aux expos. Le plateau de 600 m2 est depuis quelques jours hérissé de panneaux suspendus, aériens. Beaucoup, partout. L’aménagement se veut celui d’un espace naturel, une clairière en son centre, une forêt, une lisière, et des percées. Raphaël Bach, jeune architecte-chercheur, joue les maîtres de maison et guide la visite. Pose le mot « grande bibliothèque des savoirs » sur cette proposition dense et atypique.

 

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Raphaël Bach, jeune architecte-chercheur, guide la visite ©Marcelle

Prendre son temps

Il faut avoir du temps devant soi pour se plonger dans la lecture des panneaux (la forêt et ses 42 recto verso). Contempler et comprendre les 4 grands dessins panoramiques (la clairière). Remonter la longue fresque murale illustrée (la lisière). Et visionner sur les écrans les séries d’extraits de films, interviews et documentaires (les fenêtres).

Des liens indissociables relient en effet l’agriculture et l’architecture, à commencer par l’avenir des territoires. D’où la nécessité de les considérer d’une même manière. Voici donc de la matière à réflexion, pour apprendre, et ensuite collaborer. De-ci de-là, on trouve ainsi quantité d’arguments (historiques, scientifiques, techniques et écologiques). De quoi remettre en perspective dans l’actualité politique ces problématiques contemporaines. Puis poursuivre sa visite en interrogeant l’organisation du territoire agricole métropolitain.

 

♦ « Notre exposition explore le lien entre l’agriculture et l’architecture, deux pratiques de domestication complémentaires qui ont émergé il y a environ 10 000 ans à la Révolution néolithique. En prenant acte de l’impasse environnementale actuelle, son hypothèse est qu’aucune réflexion sensée ne pourra se développer sur le futur de ces deux disciplines, tant qu’elles ne seront pas reconnectées et fondamentalement repensées en conjonction l’une avec l’autre » – Sébastien Marot, commissaire de l’exposition.

 

Promenons-nous dans les bois

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La forêt se présente comme un jardin idéologique organisé en sept thématiques, 42 panneaux © Marcelle

La forêt se présente comme un jardin idéologique organisé en six thématiques : agriculture et architecture, agriculture et urbanisme, de l’agronomie à l’agroécologie, Exit Urbs, affrontre l’impasse environnementale, recadrer la pratique et la théorie du projet. Et un septième chapitre inédit, propre à l’expo de Marseille : les biorégions (lire bonus) avec par exemple un panneau consacré aux Iroquois, ou un autre à Jean Giono et la cause de la civilisation paysanne. « Car la littérature est un moyen de construire nos mondes », suggère Raphaël Bach.

Les « rectos », ou positifs, mettent en lumière des moments, des références ou des étapes particulièrement significatifs (bien que souvent méconnus) dans l’évolution du couplage ou du découplage de l’architecture et de l’agriculture, de la ville et de la campagne. Tandis que les « versos », ou négatifs, présentent de grandes images de projets généralement mieux connus des architectes. Les silos du Corbusier par exemple.

 

♦ Relire l’article : Sauver les campagnes avec Terre de Liens

 

Déambulation illustrée et didactique

L'expo qui décortique la fabrique des territoires 3Les quatre grands panneaux panoramiques de la clairière sont signés Martin Etienne. Quatre comme autant de directions : une boussole présentant quatre scénarii différents sur la manière dont la relation entre ville et campagne, architecture et agriculture, pourrait évoluer au 21e siècle. Le dessin fourmille de détails et d’informations. À voir pour comprendre les options proposées (incorporation, infiltration, négociation ou sécession).

Sur le côté, en lisière, une immense frise chronologique. Elle retrace l’évolution du rapport de l’espèce humaine aux ressources de la biosphère depuis le paléolithique. Elle synthétise les évolutions parallèles de l’agriculture, de l’architecture et de l’urbanisme.

Réalisé avec l’illustrateur Gaétan Amossé, ce long calendrier de 30 mètres est enrichi de citations d’anthropologues, d’historiens, de philosophes et de scientifiques. Mais aussi de cinq poules qui s’y dissimulent et que les jeunes visiteurs (les plus âgés aussi) peuvent traquer.

 

♦ « Cette expo met en perspective les activités de la Cité de l’agriculture, donne du relief à nos missions en nous permettant de les regarder dans l’histoire. Elle permet de penser l’agriculture comme un paradigme de la ville et pas seulement comme un secteur d’activité » – Sophia Djitli, Cité de l’agriculture. 

 

Comme un manifeste

L'expo qui décortique la fabrique des territoires 4Taking the Country’s Side invite les architectes et tous ceux qui s’intéressent à l’habitat humain à quitter leur zone de confort métropolitaine. Littéralement, à « prendre la clé des champs ». Des approches telles que la permaculture, l’écologie sociale, l’agroforesterie, le biorégionalisme et l’agroécologie indiquent une voie alternative aux processus de l’agriculture industrielle et de l’économie de marché. En outre, elles offrent un trésor d’idées et de principes qui questionnent les concepts fondamentaux de l’architecture et de l’urbanisme actuels.

« En tant que poétique de la raison pour l’Anthropocène, cette sagesse est à notre avis beaucoup plus pertinente et pratique que ce que l’académie a généralement à offrir, et qui circule actuellement sous le nom de ‘théorie architecturale’ », soutient Sébastien Marot.

Mais que l’on se rassure, l’exposition propose plusieurs niveaux de lecture. On peut échapper à la dimension intellectuelle du propos, juste butiner ici et là, admirer une reproduction, visionner un extrait de film ou remonter le fil du temps grâce à la frise tout public. ♦

 

* Le La Villa Médicis de Cassis accompagne la rubrique « Culture » et vous offre la lecture de cet article *

 

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Une poule sur un mur… (c) Julie Vandal
* Pratique. Friche Belle de Mai. 41, rue Jobin, Marseille 3e. Fermée les lundi et mardi. Tarif plein : 5 euros. Si Marseille, c’est loin, toute la matière exposée est accessible en open source sur ce site.
Bonus

[pour les abonnés] – La Tour de la friche Belle de Mai – Sébastien Marot – Le biorégionalisme –

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    La Tour de la Friche Belle de Mai © Caroline Dutrey

    La Tour de la Friche Belle de Mai. Ce bâtiment historique de la Manufacture des Tabacs de la Seita abritait dans ses 5 étages des ateliers, une salle des machines et la cantine des ouvriers. Son architecture d’origine a été conservée, avec à l’intérieur ses innombrables petites colonnes caractéristiques de l’époque. Il est ouvert depuis 2013, après avoir été repensé par l’architecte Matthieu Poitevin et l’agence ARM. Les 3e, 4e et 5e étages sont spécialement dédiés aux expositions : des plateaux de 600 m2 remodelés à chaque nouvelle exposition.

 

  • Sébastien Marot. Philosophe de formation, il est docteur en histoire et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches. Il est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de la Ville et des Territoires de Paris-Est, professeur invité à l’EPFL (Lausanne) et à la Graduate School of Design de Harvard.

 

  • Sur le biorégionalisme. Un concept défini comme « une approche politique, économique et culturelle basée sur les spécificités des régions naturelles (un bassin hydrique, une montagne, un littoral, un plateau…) économiques (zone de production agricole, carrefour d’échanges) ou culturelles (influence d’une grande ville) ». Cette idée est apparue à la fin des années 1960, en même temps que se développait ce qui allait devenir le mouvement écologiste. Cet article paru dans le magazine Marianne permet d’en savoir plus.