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Célia Rennesson, une pionnière du vrac en France

Par Raphaëlle Duchemin, le 31 mars 2023

Journaliste

Célia Rennesson ©Arnaud Jurherian

Mars s’achève et avec lui le mois du vrac. En quelques années, la pratique s’est démocratisée en France. Derrière ces nouveaux usages, une association fédère les acteurs. Son nom : Réseau Vrac tout simplement. À sa tête, Célia Rennesson, 38 ans. Cette ex-responsable innovation d‘un grand groupe américain a fait le pari de consommer autrement et d’embarquer avec elle une partie de la population.

 

Acheter 100 grammes de quinoa, ou remplir un petit sachet d’amandes pour l’apéro du soir : aujourd’hui, dans bien des familles françaises, le geste est devenu un réflexe. Mais il y a dix ans, c’était encore un combat. C’est justement en 2013 que Célia Rennesson va avoir le déclic du vrac. Elle fait partie des pionnières en France, mais ne le sait pas encore.

Quand on lui demande quand et pourquoi elle s’est lancée dans l’aventure du vrac, la réponse fuse. Précise, directe et inattendue : « Je regardais un reportage télé à 22h après l’Envoyé Spécial du jeudi sur France 2. Le documentaire portait sur le parcours de la papesse du zéro déchet, Béa Johnson. Cette Française qui est partie vivre aux États-Unis a pris conscience que sa famille produisait beaucoup trop de déchets et s’est lancée le défi de les réduire. À ce moment-là, ça a beaucoup résonné en moi et je me suis dit que c’était une étape supplémentaire à accomplir dans ma vie personnelle »

 

Réapprendre le B.A.-BA

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Vrac chez Monop’ ©Horizons

Il faut dire que pour l’y aider, Célia a les bonnes bases. Dès son plus jeune âge, elle a été bercée aux préceptes de Pierre Rabhi par ses parents. « On éteignait toujours la lumière. On ne laissait pas couler l’eau, on finissait ses restes, on gardait tout dans des Tupperwares. Il y avait à l’époque des serviettes en tissu, des torchons, et cetera. La manière de consommer était au plus juste pour éviter de gaspiller. On consommait bio, on essayait toujours d’acheter de saison, au plus proche. »

Alors, naturellement, les automatismes sont plus faciles à réveiller et à réenclencher : elle qui avait cédé aux sirènes de la société de consommation se reconvertit à la sobriété.

Très vite pourtant, elle s’aperçoit qu’il y a un chaînon manquant. « La notion de déchets d’emballage jetables n’était pas forcément présente à ce moment-là. Et je me suis dit : mais en fait, c’est tout simplement la suite logique de pouvoir avoir une consommation avec le moins d’impact possible »

Sitôt dit, sitôt appliqué : « J’ai commencé à regarder autour de moi, dans ma propre maison. Je me suis demandé ce que je pouvais changer pour avoir une alternative sans déchets aux emballages jetables ? J’ai repris les serviettes en tissu. Je crois que c’est peut-être la première chose que j’ai faite. On avait aussi je me souviens à l’époque des Tupperwares. Je les ai changés pour du verre et je me suis dit, je vais essayer d’aller faire mes courses là où les produits qui sont vendus ne sont pas emballés. »

Pour le pain, la viande, le fromage et les légumes, aucun problème. Célia trouve sans difficulté de quoi faire son marché dans les commerces de bouche. Mais pour tout le reste, les choses se corsent, même si l’offre existe déjà en partie.

 

Trop en vrac

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Proposer dans un même lieu toute une offre en vrac ©DR

« Le vrac est arrivé en France dans les années 80, par le biais de la coopérative Biocoop. Se souvient Célia. Et j’ai de la chance, car à Paris j’avais au moins trois magasins bio avec un rayon vrac à sept minutes à pied de chez moi. »

Pragmatique pourtant, Célia comprend que l’offre n’est pas à la hauteur et, très vite, elle identifie deux problèmes.

« Je ne peux pas faire toutes mes courses en vrac ou si j’essaie c’est très chronophage parce qu’il faut démultiplier les points de vente. Et la deuxième chose, c’est que l’offre en vrac était inégale d’un magasin à un autre d’un point de vue hygiène. Certains rayons ne donnaient pas très envie. Je me suis dit que pour changer les choses, il fallait pouvoir proposer sous un même toit toute une offre en vrac. Et que j’allais monter ce petit supermarché puisqu’il n’existait pas. »

Comme elle n’est pas du genre à tergiverser, Célia plaque rapidement son job en rupture conventionnelle, et fait une croix sur son gros salaire pour se mettre en conformité avec ses choix. C’est le point de départ de ce qui se veut une aventure entrepreneuriale.

« Je m’étais associée avec une amie et on avait établi un plan d’action : il faut identifier les produits que l’on veut vendre, aller chercher des fournisseurs, demander s’ils sont capables de livrer en vrac, se former, aller voir des établissements financiers pour leur expliquer notre projet et leur demander de nous prêter de l’argent.

 

♦ Relire l’article : La solution Vrac pour sortir les quartiers de la malbouffe

 

Du projet de supermarché à l’association

Mais très vite le duo déchante et se heurte à tout un tas de barrières. « Je ne trouvais pas de fournisseurs capables de délivrer une offre en vrac. Les établissements financiers ne voulaient pas suivre un tel projet, car il n’y avait pas de preuve que le concept pouvait marcher. Donc comment on fait quand tout le monde nous dit ‘t’es complètement dingue, tu ne vas pas faire ce truc-là, tu ne vas pas pouvoir en vivre’ mais qu’on a l’intime conviction que c’est la bonne voie ? »

Célia, qui a l’âme d’une battante, ne lâche rien. Et c’est là que le projet va pivoter. « On a continué, on s’est documentées, on a discuté pour comprendre comment tout cela fonctionne ».

Un an et demi s’écoule, mais le travail et les informations collectées vont s’avérer précieux : « J’ai réussi à avoir une meilleure compréhension du secteur et une sorte de carnet d’adresses de professionnels, d’agenceurs de mobilier, etc. »

Surtout, Célia réalise qu’elle n’est peut-être pas la seule à se confronter à ces difficultés : « À ce moment-là se fait la rencontre avec Zéro Waste France, qui recevait beaucoup de demandes de porteurs de projets du zéro déchet, du vrac. Qui avait réalisé qu’il y avait quelque chose à faire, peut-être créer une association pour fédérer ces professionnels. Je voulais bien être cette personne-là, pour monter ce projet. En janvier 2016, je rédigeais et déposais les statuts ». L’association est baptisée VRAC.

 

Vrac avec un grand V

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Depuis dix ans, les épiceries vrac se sont multipliées ©DR

L’intuition de Célia est la bonne ; et le réseau fait vite boule de neige. « Aujourd’hui, on représente plus de 2000 professionnels du secteur et nous avons des entreprises de toutes tailles et de toute la filière. Des fabricants de quinoa, de lentilles, de shampoing, de gel douche, de sauce soja. Également toute la partie services et équipements en magasin car il faut bien des meubles, des balances, des logiciels de caisse adaptés au vrac. Et puis, bien sûr, des épiceries vrac spécialisées. On en compte plus de 900 en France, mais quand on a démarré Réseau vrac, il y en avait une dizaine seulement. Donc on est hyper contents. Et aujourd’hui on voit arriver de nouveaux projets, y compris des gens qui veulent jouer la carte de l’innovation. »

Cet engouement, Célia l’explique : « Cela a répondu à une prise de conscience, pile au moment où, en France notamment, on a commencé à se dire il faut faire des économies, consommer autrement. Faire attention à la manière dont on mange, aux emballages. Tout ça a aidé. »

 

Le vrac dans l’ADN

Mais si l’émergence des mouvements anti gaspi est un argument de poids dans l’essor du vrac, pour Célia, il n’est pas le seul. « Le premier, c’est qu’on consomme en fait en vrac depuis longtemps et on n’a pas perdu nos habitudes. Le boucher, le fromager, c’est du vrac : les produits ne sont pas préemballés et on peut choisir la quantité. C’est ça l’essence du vrac. Nous en France, on a ça dans notre ADN, ce qui n’est pas le cas de toutes les autres cultures européennes. »

Et pour Célia, l’autre point fort réside dans le maillage tissé par Réseau Vrac. Celui qui fait qu’à plusieurs, les acteurs sont allés plus vite, plus loin, et sont devenus plus forts. « Le fait qu’il y ait une organisation qui dise coucou, on est là, vous êtes intéressés, venez associez-vous avec nous, on va vous guider, on va vous former, on va vous donner des outils, on va vous représenter… fait que forcément, le marché va se structurer et se développer beaucoup plus vite que si les acteurs sont tout seuls dans leur coin. »

Une fierté pour Célia, heureuse d’avoir réussi à évangéliser. « Même si à l’époque –se rappelle-t-elle en riant, je n’arrivais pas à convaincre mes propres amis. Aujourd’hui, certains me disent, tu sais, tu avais raison. Regarde où tu as réussi à amener le secteur ! »

 

♦ Relire l’article : Le vrac, aussi en pharmacie !

 

Un projet de société épanouissant

Au-delà de la transformation qu’elle essaie d’impulser, la jeune femme se rend compte aussi que ça l’a profondément changée, elle. Et aussi son rapport au travail.

« À l’époque où j’étais salariée, je me souviens avoir parfois eu des difficultés à me lever, à ne pas avoir envie d’aller travailler. Cette question n’existe plus aujourd’hui. En fait, je ne me dis pas je travaille : j’ai un projet de vie, un projet de société et je m’épanouis dedans au quotidien.

J’ai démarré ma carrière dans les plus grands cabinets de conseil, où j’ai été extrêmement bien payée. Ensuite, j’ai continué encore dans de grands groupes où j’étais extrêmement bien payée. Et quand j’ai fait le choix de quitter le monde de l’entreprise, j’ai fait une croix sur mes revenus. Je me suis dit que si je voulais être épanouie et avoir envie de me lever le matin et de donner du sens à mon travail, je n’allais pas pouvoir tout conserver.

Alors je me suis demandé à quoi j’étais prête à renoncer pour me donner les moyens d’y arriver. Et clairement, le salaire en faisait partie. De plus, mon mari et moi sommes partis ensemble de nos boîtes, donc on a été un peu fous. On s’est retrouvés tous les deux jeunes mariés au chômage, mais c’est ce qui a permis aussi à mon sens, de couper avec le financier, le rapport au matériel et d’être pleinement investis dans un projet. Et de se dire : Eh bien, si ça ne marche pas, ce n’est pas grave. Je ne perds pas trop parce que j’ai déjà accepté de perdre au moment de me lancer et je redémarrerai autre chose après. Célia sourit. C’est mon chemin de vie. » ♦

 

 

Bonus
  • Lobbying et éducation

L’autre point sur lequel Célia ne boude pas son plaisir, c’est l’avènement du vrac dans la loi. Là encore, son travail de persuasion a fait mouche, mais ça n’était pas gagné. Elle se souvient encore qu’en 2016 quand elle parlait vrac à l’ADEME, on lui répondait priorité à la consigne. Depuis les choses ont bien changé.

« On a amené le vrac dans la loi. Avec un article qui définit ce que c’est que la vente en vrac. Un autre qui demande aux magasins de plus de 400 mètres carrés de développer le vrac. Et aujourd’hui, les grandes marques nationales se mettent au vrac et plus de 10 000 points de vente en France sont capables d’offrir des produits en vrac. C’est fantastique, car je vois tout ce qu’on a réussi à faire en si peu de temps et avec si peu de moyens. Mais je vois aussi tout ce qu’il nous reste à faire pour changer les choses à grande échelle. »

Et pour ce passage en XXL, Célia sait qu’il faut embarquer les plus rétifs, ceux qui vont dire spontanément que c’est plus cher, mais aussi commencer tôt à éduquer. Pour que le futur consommateur ne se pose pas la question. Pour les autres, il faut désapprendre, déconstruire des années de consommation quasi pavloviennes.

 

♦ Relire :  BelleBouffe nous incite à reprendre la main sur notre alimentation

 

  • Reprendre le contrôle sur sa consommation

« Ça fait 60 ans qu’on nous a habitués à faire nos courses seul, à prendre un paquet, à le mettre dans un caddie. C’est un geste qui prend quelques secondes. Là, le vrac, c’est se réhabituer à être au contact du produit, apprendre à se servir, à choisir ses quantités. Aujourd’hui, sans le dire, on nous impose un petit paquet de 500 grammes ou d’un kilo. Qu’est-ce qui me dit que c’est la bonne quantité pour moi ? Je n’en sais rien. En fait, on choisit pour moi depuis 60 ans. On me dit c’est quatre yaourts et puis c’est tout. C’est un paquet de dix gâteaux et puis c’est tout. Là, le vrac, c’est la liberté, c’est la possibilité de reprendre le contrôle sur sa consommation. Encore faut-il savoir ce qui est bon pour nous, ce qui est nécessaire pour nous. Donc c’est un apprentissage.

Et ce geste, plus on l’intègre jeune, plus il est inné, moins on se pose la question. Je le vois avec mes enfants. Ils font leurs courses en vrac avec moi depuis leur plus jeune âge, donc ne se posent pas de questions ».